3) Chili : les limites de l’ultralibéralisme
2) Au Chili, « il n’y a plus d’espoir que le modèle néolibéral de développement porte ses fruits »
1) « Le soulèvement au Chili est le produit de quarante ans d’orthodoxie néolibérale »
3) Chili : les limites de l’ultralibéralisme
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Le Chili est un pays riche. Mais la privatisation de secteurs-clés a pérennisé un gouffre d’inégalités qui touche y compris les classes moyennes.
Présenté encore récemment par son président, Sebastian Piñera, comme une oasis de stabilité dans une Amérique latine en ébullition, le Chili est en proie, depuis le vendredi 18 octobre, à des émeutes populaires spontanées dont le ressort est évident : des inégalités sociales abyssales et la déconnexion des dirigeants politiques d’avec les réalités. Equateur, Liban, Irak… Ce scénario est à l’œuvre ces jours-ci en plusieurs points du globe. La France des « gilets jaunes » n’est pas épargnée, pas plus que la Grande-Bretagne, où le Brexit traduit pacifiquement une profonde grogne sociale.
Mais le contexte chilien est bien spécifique : l’ultralibéralisme qui domine la gestion de l’économie et de la société n’y a pratiquement pas été remis en cause depuis la fin de la dictature Pinochet (1973-1990). La privatisation de secteurs-clés comme la santé, l’éducation, les transports et l’eau a généré et pérennise un gouffre d’inégalités qui touche y compris les classes moyennes.
Les remboursements de santé par des assurances privées sont minimes et seule une petite minorité des Chiliens bénéficie d’hôpitaux privés de qualité. Les étudiants s’endettent sur des décennies pour financer leurs études dans des universités privées, et le système de retraite par capitalisation conjugue cotisations exorbitantes et pensions dérisoires.
Concerts de casseroles quotidiens
Ces dernières années, des mouvements sociaux ont dénoncé cette situation. Mais les émeutes actuelles sont d’une ampleur jamais vue depuis la fin de la dictature. D’apparence dérisoire, l’augmentation du prix du ticket de métro à Santiago, de 800 à 830 pesos (0,98 à 1,02 euro), moyen de transport vital dans une mégapole de 7,6 millions d’habitants, a servi de déclencheur. Son annulation par le gouvernement n’a pas empêché les protestations de se poursuivre et de s’amplifier. Rassemblements et cacerolazos (concerts de casseroles) sont quotidiens.
Le recours à l’armée, qui patrouille dans les rues pour la première fois depuis la chute de Pinochet, et la violence de la répression n’ont fait qu’attiser la colère. Face aux incendies et aux pillages, l’état d’urgence a été décrété dans la capitale et neuf des seize régions du pays, et un couvre-feu imposé. Quinze personnes sont mortes sous les tirs des forces de l’ordre ou lors d’incendies et de pillages de centres commerciaux. Plus de 2 600 personnes ont été arrêtées.
Le président Piñera, 69 ans, élu fin 2017 et qui a déjà été au pouvoir entre 2010 et 2014, a annoncé, mardi soir, une série de mesures sociales, dont l’augmentation de 20 % du minimum retraite. Il a reconnu « un manque de vision » et demandé « pardon ». Mais lui-même personnifie le système qui est dénoncé et la caste du 1 % de la population qui concentre 25 % à 30 % des richesses. Milliardaire, il s’est enrichi durant la dictature et défend la gestion privée généralisée des services de base, l’absence de filets sociaux de sécurité et une législation du travail qui, peu réformée depuis Pinochet, perpétue la précarité.
Le Chili, quatrième économie d’Amérique latine, est pourtant un pays riche. Il s’enorgueillit d’un enviable taux de croissance : 4 % en 2018 et 2,5 % prévus cette année. Il a donc les moyens de combler la « brecha », cette brèche sociale qui alimente malaise et violences. A condition que l’Etat joue son rôle de protection et se porte garant de services publics de qualité. Des réformes qui, au Chili, supposent de profondes modifications de la Constitution ultralibérale de 1980, dont les dispositions limitant le rôle de l’Etat dans l’économie sont inchangées depuis la dictature.
2) Au Chili, « il n’y a plus d’espoir que le modèle néolibéral de développement porte ses fruits »
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Le Chili est une « véritable oasis » dans une « Amérique latine affaiblie », se félicitait, début octobre, le président de la République, Sebastián Piñera. Emeutes, état d’urgence, couvre-feu : c’est pourtant un pays « en guerre » que le chef de l’Etat a décrit quelques jours plus tard, dans la soirée du dimanche 20 octobre, après un week-end de manifestations qui a coûté la vie à douze personnes.
« L’immédiateté du soulèvement a de quoi surprendre, mais pas vraiment par l’ampleur du mécontentement », estime cependant Cécile Faliès, maître de conférences en géographie à l’Université Paris-I-Panthéon-Sorbonne et spécialiste du pays.
Importantes fractures
Souvent érigé en modèle pour le sous-continent, le Chili est devenu le premier pays de la région à intégrer l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), en 2010. Pendant plusieurs décennies, il a connu une croissance spectaculaire dopée par les exportations de cuivre, sa principale richesse. En parallèle, son taux de pauvreté s’est fortement réduit et atteint aujourd’hui 8,6 % de la population. Quant à ses indicateurs, ils restent au beau fixe, notamment avec une croissance qui devrait atteindre, cette année, 2,5 % du produit intérieur brut (PIB).
Selon le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), en 2017, 1 % des Chiliens concentraient 33 % des revenus du pays. Parmi eux, l’actuel président, Sebastián Piñera, dont la fortune est estimée à 2,8 milliards de dollars (2,5 milliards d’euros) par le magazine Forbes. Lors des récentes manifestations, nombre de protestataires ont d’ailleurs dénoncé le pouvoir économique des dirigeants et l’injustice d’un système qui favorise avant tout le capital ; de nombreuses pancartes y faisaient référence aux scandales de corruption dans lesquels ont été impliqués de puissants groupes proches du chef de l’Etat.
« La base mobilisée s’est élargie »
Si c’est bien l’annonce d’une augmentation du prix du ticket de métro qui a marqué le début de la contestation, « le mouvement dépasse largement la question du tarif des billets, insiste Mme Faliès. Dans les cortèges, on entend ce slogan : “On ne se bat pas pour 30 pesos, mais contre trente ans de politique libérale.” »
Très vite, les revendications des manifestants se sont élargies à la contestation d’un modèle économique hérité de la dictature d’Augusto Pinochet. Basé sur la doctrine néolibérale de l’école de Chicago, il a été marqué par les privatisations, la réduction du rôle de l’Etat et de libéralisation quasi complète de l’économie, du secteur de la santé à celui de l’éducation, en passant par le système de retraites.
L’accès aux études secondaires, et surtout supérieures, est très coûteux. Même constat pour les soins médicaux. « Lors de l’une de mes études dans le pays, j’ai été confrontée au cas d’un avocat qui a été contraint de déscolariser son enfant pendant un semestre pour pouvoir s’acquitter de la facture de son traitement médical », raconte Cécile Faliès. Quant à la retraite publique, son montant n’atteint même pas le seuil du salaire minimum et beaucoup de personnes âgées sont dans des situations d’indigence.
La contestation va-t-elle se poursuivre ? Au cours des dernières années, le pays a déjà été secoué par des manifestations de moindre ampleur, comme celles des retraités en 2017 ou des étudiants en 2011. Mais, « là, la base mobilisée s’est élargie, estime Mme Faliès. L’Etat néolibéral au Chili a été à la fois très précoce et marqué par son ultraorthodoxie. Or, aujourd’hui, on peut considérer que celui-ci a tout donné, il n’y a plus d’espoir que ce modèle de développement porte ses fruits ».
Aude Lasjaunias
1) « Le soulèvement au Chili est le produit de quarante ans d’orthodoxie néolibérale »
Un pays « en guerre », selon son président, Sebastian Piñera, où onze personnes sont mortes dans des émeutes au cours du week-end : le Chili connaît depuis quelques jours une colère sociale inédite depuis la fin de la dictature en 1990. Une explosion de violence dont l’étincelle a été l’annonce par le gouvernement conservateur de la hausse du prix du ticket de métro, qui a mis au jour l’envers de la médaille d’un pays présenté comme un modèle de réussite en Amérique latine. L’historien Olivier Compagnon, directeur de l’Institut des hautes études de l’Amérique latine (IHEAL), revient sur les origines de cette rébellion.
Le Chili est souvent présenté comme un modèle de réussite économique en Amérique latine. Il y a quelques jours, le président Piñera le qualifiait d’« oasis » dans une région en proie aux crises. Dans ce contexte, comment expliquer le soulèvement actuel ?
Olivier Compagnon : Ce qui se passe aujourd’hui n’a rien d’étonnant. Le Chili est le premier Etat dans lequel ont été appliquées les recettes de la doctrine néolibérale portée par les « Chicago Boys ». Sous la dictature du général Pinochet, ces disciples de Milton Friedman [économiste américain, Prix Nobel en 1976 et ardent défenseur du libéralisme] ont été chargés de redresser le pays à grand renfort de privatisations, de réduction du rôle de l’Etat et de libéralisation quasi complète de l’économie.
Grâce à ces principes, le « Jaguar de l’Amérique latine » ou l’« oasis vertueuse », selon la formule du président Piñera, affiche une croissance dont le taux ferait pâlir n’importe quel pays européen. Mais, sur le plan intérieur, les conséquences sont plus complexes. Le Chili est, en fait, le champion des inégalités dans la région, avec le Brésil. Le soulèvement actuel est le produit de quarante ans d’orthodoxie néolibérale.
Le pays n’a-t-il pourtant pas connu une réduction drastique du nombre de pauvres ?
Dans les années 2000 jusqu’à environ 2012, la hausse du prix des exportations de matières premières a permis un boom économique dans de nombreux pays d’Amérique latine. Au Chili, qui dispose de grandes ressources de cuivre, celui-ci s’est accompagné, comme au Brésil, d’une baisse de la pauvreté. Mais cela n’est pas synonyme d’une réduction des inégalités, qui nécessité la mise en place d’une politique de redistribution.
Il est d’ailleurs intéressant de voir que la doctrine promue par les « Chicago Boys » n’a jamais été remise en cause, malgré le retour à la démocratie et indépendamment de l’orientation politique du gouvernement – même sous la socialiste Michelle Bachelet.
Les Chiliens ne battent pas le pavé pour obtenir des hausses de salaires, ils demandent aujourd’hui de pouvoir bénéficier de prestations leur permettant d’assurer une dignité personnelle. Ce qui a mis le feu aux poudres, c’est l’augmentation du prix du ticket de métro, et si l’on écoute les revendications des manifestants, elles touchent aussi aux accès à l’eau et à l’électricité…
La forme de cette protestation, qui allie manifestation et émeute, rappelle « le caracazo » de 1989 au Venezuela. A l’époque, le président, Carlos Andrés Pérez, avait annoncé une série de réformes libérales, suivant les recommandations du Fonds monétaire international (FMI) après des discussions pour renégocier la dette du pays. Déjà à l’époque, un point sensible était l’augmentation des prix des transports. Aujourd’hui comme alors, les pilleurs s’attaquent aux symboles de la société de consommation.
Le président Piñera, qui est parmi les hommes les plus riches du monde, a été élu en 2018 après un premier mandat de 2010 à 2014. N’est-ce pas surprenant au regard du mouvement actuel ?
Si beaucoup de jeunes sont aujourd’hui dans les rues, cela ne veut pas dire que d’autres pans de la société ne soutiennent pas le chef de l’Etat. Les membres des élites, mais aussi les mineurs, entre autres, approuvent son action. Et il y a des nostalgiques de la dictature, pas dans le sens « bolsonarien » du terme, mais des gens qui se sont enrichis à cette époque et apprécient la stabilité de l’autoritarisme. Le Chili est un pays extrêmement clivé, socialement mais aussi politiquement.
Ce qui m’a le plus surpris finalement, c’est la puissance de la répression. Le chef de l’Etat parle de « guerre », pointe un ennemi intérieur… On est proche d’une rhétorique pinochienne où le « délinquant » a pris la place du « communiste ». Et là, nous ne mentionnons que le discours, mais les chars ont aussi été déployés dans les rues. La démocratie consolidée s’approprie les méthodes héritées de ses heures sombres.
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