Le silence froid du fascisme

mardi 29 octobre 2019.
 

Essayons d’analyser, en nous appuyant sur Hobbes, comment le gouvernement joue du racisme à la manière fasciste d’un côté et de la peur du fascisme de l’autre, pour accroître le pouvoir étatique dans une extension arbitraire et liberticide inédite.

Brefs rappels hobbésiens

Le loup est un animal craintif avant d’être un animal agressif.

Chez Hobbes, ce qui transforme véritablement l’état de nature en guerre perpétuelle de chacun·e contre chacun·e, ce n’est pas foncièrement le désir. Le désir conduit à des situations de conflit qui ne sont qu’occasionnelles, puisqu’il n’amène à l’agression d’autrui que si celui ou celle-ci est ou possède un objet de notre désir. Sauf que l’humain est un être rationnel, c’est à dire (pour Hobbes) apte au calcul, et iel saisit parfaitement la possibilité que tout autre individu puisse se constituer en menace pour lui ou elle-même, à cause de la nature désirante de l’humain. Ce raisonnement produit une autre passion déterminante dans l’individu : la peur ou la méfiance.

La conscience qu’autrui est un·e ennemi·e potentiel·le conduit à traiter chacun·e en ennemi·e par défaut, et à conduire l’agression non par désir, mais de manière préventive – pour éviter d’être soi-même agressé·e : « il n’existe pour nul homme aucun moyen de se garantir qui soit aussi raisonnable que le fait de prendre les devants, autrement dit, de se rendre maître, par la violence ou par la ruse, de la personne de tous les hommes pour lesquels cela est possible, jusqu’à ce qu’il n’aperçoive plus d’autre puissance assez forte pour le mettre en danger » (Thomas Hobbes, Léviathan, traduction par François Tricaud, Paris, Dalloz, 1999, pp. 122-123).

Ainsi l’animal attaque-t-il lorsqu’il se sent menacé, ainsi l’humain, qui appréhende son prochain comme être désirant, et, donc, potentiellement nuisible, est amené à lui nuire avant que celui ou celle-ci ne puisse lui nuire à son tour. Ce qui achève véritablement la transformation de cette situation de l’état de nature en guerre perpétuelle, cependant, c’est une seconde inférence du raisonnement : « autrui est une menace en raison de son désir, c’est pourquoi je dois l’attaquer préventivement – mais chez l’autre se produit aussi ce raisonnement, ce qui signifie qu’iel essaiera également de m’attaquer préventivement s’iel en a opportunité ». L’agression préventive devient alors proprement une nécessité vitale, non pour se garantir de l’éventualité d’une agression motivée par un désir, mais pour se garantir de la certitude d’une agression motivée par la peur.

Toute suprématie n’étant jamais que temporaire, puisque « pour ce qui est de la force corporelle, l’homme le plus faible en a assez pour tuer l’homme le plus fort, soit par une machination secrète, soit en s’alliant à d’autres qui courent le même danger que lui » (Ibid, p. 121) c’est l’égalité naturelle des humains qui assure l’instabilité perpétuelle de leur situation. A l’état de nature, la vie est donc « solitaire, besogneuse, pénible, quasi-animale, et brève » (Ibid, p. 125).

La seule manière de se sortir de cette « guerre de chacun contre chacun » (Ibid, p.124) c’est pour l’homme ou la femme, de se dessaisir de « ce droit de faire tout ce qui [leur] plaît » (Ibid, p. 129) dans la mesure où tous·tes les autres font de même, et de le transmettre à un tiers, par contrat, pour assurer « leur propre préservation et de vivre plus heureusement par ce moyen ». Autrement dit « de s’arracher à ce misérable état de guerre [...] conséquence nécessaire des passions naturelles des hommes, quand il n’existe pas de pouvoir visible pour les tenir en respect, et de les lier, par la crainte des châtiments, tant à l’exécution de leurs conventions qu’à l’observation des lois de nature » (Ibid, p. 173).

Ainsi se pose la nécessité pour Hobbes de « la génération de ce grand Léviathan, ou plutôt pour en parler avec plus de révérence, de ce dieu mortel, auquel nous devons, sous le Dieu immortel, notre fait et notre protection » (Ibid, p. 178) qu’est la République.

Ce qui nous intéresse ici, c’est d’observer que c’est véritablement la peur qui est isolée par Hobbes comme l’affect nécessaire de l’institution de la République, plus encore que le désir. Son inscription dans cette institution se fait en deux mouvements : c’est elle qui pose la nécessité de son établissement, mais c’est aussi par elle que la République se maintient. Ce qui implique que la sécurité procurée par la vie civile n’est pas du tout synonyme de sérénité ; au contraire, les sujet·tes doivent vivre dans la terreur du Souverain et la crainte de la répression (ce qui implique qu’iel soit matériellement puissant), puisque la peur pour sa propre vie est le seul affect suffisamment fort pour décourager chez la plupart des humains une transgression des lois motivée par le désir personnel.

Le racisme comme peur de l’ennemi intérieur

Il importe maintenant de saisir en quoi l’actualité récente donne une parfaite illustration de cette puissance politique constitutive de la peur, pour la sauvegarde de l’ordre établi et pour l’accroissement du pouvoir étatique. Une utilisation politique de la peur qui transparaît particulièrement bien sous deux pôles a priori opposés : la peur du fascisme d’une part, et le racisme de l’autre.

Concentrons-nous d’abord sur le racisme. Le racisme, que nous définissons comme l’oppression systémique d’une population différenciée sur la base de critères culturels ou biologiques, n’est pas nécessairement ni essentiellement lié à la peur. Il est institué par des rapports de pouvoir, d’oppression et d’exploitation, qui justifient après-coup leur existence par un ensemble de discours portant sur la différence des populations ainsi racisées (identifiées, isolées et traitées comme une race différente), différence qui essentialise ladite population et fonde (supposément) en nature son exploitation de fait. Le terme de racisme recouvre donc deux éléments : des discours et des pratiques.

Cependant, dans les nombreuses déclinaisons des pratiques et des discours racistes qui émaillent l’histoire, le racisme des régimes fascistes peut se distinguer par tentative de liaison du racisme avec la peur : en effet, l’antisémitisme (pour ne prendre que lui) ne se contente pas d’isoler une population suivant des critères racistes ; mais dans l’essentialisation fasciste de cette population se glisse l’idée déterminante de menace. Les juif·ves ne sont pas seulement une race inférieure, iels sont les ennemi·es intérieur·es, les traîtres qui vendent la nation et organisent la débâcle militaire. Le faux Protocole des Sages de Sion est un exemple éloquent de cette figure récurrente du juif-ennemi, ainsi que toutes les caricatures et dessins de la propagande nazie.

C’est notamment à ce titre que l’extrême-droite contemporaine se pose comme héritière du fascisme du siècle dernier : l’essentiel de sa rhétorique raciste est invariablement accompagnée de l’idée de menace, que celle-ci soit économique (les immigré·es volent le travail des citoyen·nes « de souche »), culturelle (les musulman·es ne sont pas compatibles avec la république) ou militaire (tout·e musulman·e est un·e terroriste en puissance).

C’est sur ce versant essentiel de menace que repose toute idée de la nécessité de l’institution d’un gouvernement fasciste : la mise en scène de l’ennemi·e intérieur·e qui fait peser une menace immédiate et diffuse sur toute la société pose comme seule solution l’instauration d’un régime suffisamment puissant et déterminé pour purger la République de cette menace. Comme chez Hobbes, ce qui pose la nécessité du Léviathan, et ce qui est plus fondamental que la haine dans le racisme propre au fascisme, c’est la peur.

Celle-ci ne pourrait évidemment pas s’ancrer sans une situation réelle de misère et de détresse sociale, et une peur bien réelle et quotidienne liée à la précarité des conditions d’existence. Le racisme permet de substituer une cause simple et extérieure à une conjecture plus complexe, politique et économique, liée à la société capitaliste en général et les crises qu’elle génère immanquablement ; l’ennemi·e intérieur·e est donc l’ennemi idéal, parce que simple, d’autant plus simple qu’il s’inscrit opportunément dans une histoire et une culture profondément imprégnée de ce racisme depuis de nombreux siècles.

La peur issue de la perception d’une menace venant d’une population racisée produit un enchaînement analogue à celui de l’état de nature, et débouche sur la nécessité d’une attaque préventive. Elle est d’abord émotionnelle (haine, rejet) mais culmine très vite dans l’agression pure et simple (verbale ou physique). Au niveau politique, ce ne sont paradoxalement pas les partis les plus ouvertement racistes qui en retirent le plus de profit en tant que tel, ni les essayistes ou les intellectuels, mais l’État : il voit sa puissance démultipliée (que l’on pense seulement à ce que l’instauration de l’État d’urgence a permis à celui-ci de réaliser en terme de répression, de contrôle et de restriction des libertés en général, sans compter toutes les autres lois dites « sécuritaires »), et ce, autant dans ses domaines de compétence établis qu’en raison de l’indistinction progressive des pouvoirs (l’exécutif commande au législatif, le législatif valide l’exécutif, le judiciaire se compromet pour plaire à l’exécutif), consécutive à la personnalisation accrue du pouvoir étatique qui substitue aux règles supposées limiter l’exercice du pouvoir un fait du Prince qui accroît d’autant l’influence de la tête de l’État. Comme chez Hobbes, la peur conduit à la centralisation des pouvoir dans la figure du souverain.

Maintenant, les causes de l’accroissement du pouvoir étatique sont évidemment multiples, et nous ne prétendons pas que l’utilisation fasciste du racisme telle qu’elle est entretenue par la parole publique et les médias dominants soit la seule. Mais il est évident qu’elle joue un rôle important, et nombre de mesures prises au nom de la lutte « antiterroriste » ou des thématiques apparentées possèdent des effets visibles en terme d’impunité policière, d’augmentation de la portée de la puissance étatique, etc.

Nous soutenons que cette augmentation se joue sur une utilisation du racisme qui n’est pas sans similitude à celle des régimes fascistes du siècles précédent, où la figure des « musulman·es » a remplacé en partie celle des « juif·ves » des régimes d’hier. Et contrairement à ce que l’on prétend d’ordinaire, ce ne sont pas les partis d’extrême-droite qui profitent le plus de ce climat, mais l’institution que l’on nomme République ou État, indifféremment de la coloration politique de celui ou de celle qui l’incarne.

La peur du fascisme à l’origine d’un renforcement du pouvoir de l’État

Là où la situation actuelle est différente d’hier, c’est que les différents partis au pouvoir (en France du moins) prétendent justement s’opposer, « faire barrage » à la montée de l’extrême-droite fasciste, alors qu’ils la permettent et l’entretiennent en réalité (indirectement par leurs politiques économiques, directement par les discours et thèmes sécuritaires et racistes qui saturent l’espace public, encore plus directement par leurs propres pratiques autoritaires). Et c’est sur un autre type de peur qu’ils assurent une partie de leur légitimité, une peur complètement paradoxale avec leur propre usage du racisme : celle de l’arrivée au pouvoir de l’extrême-droite.

Une manière ordinaire de commenter ce ressort électoral du « faire barrage » c’est de dire qu’il permet de confisquer le débat et d’imposer des politiques néo-libérales qui auraient été rejetées autrement. Un degré supplémentaire dans l’analyse est atteint quand on remarque que la présence de l’épouvantail de l’extrême-droite permet au gouvernement d’assumer un certain nombre de pratiques autoritaires, voire fascitoïdes (en terme de suppression et répression des libertés individuelles) en s’épargnant soi-même le qualificatif. « Oui mais si c’était l’extrême-droite, ce serait bien pire ! ».

En réalité, il se trouve un troisième intérêt à cette position, que l’on peut déduire des analyses hobbésiennes. La peur est à l’origine du sentiment d’une nécessité de l’existence du Léviathan, ce qui signifie, au niveau technique du politique, la nécessité de la présence d’un·e représentant·e qui soit l’acteur ou l’actrice de la République, et dont les représenté·es s’engagent à se reconnaître après-coup les auteurs ou autrices des actions de cet agent qui les représente.

Dissipons la complexité de l’énoncé : la particularité de Hobbes, c’est d’inventer un type de représentation politique qui permette de transformer le multiple (des individus, dont la division est source essentielle de conflits) en un (la République, c’est à dire aussi : le/la souverain·e), c’est à dire de s’assurer de l’unité effective de la société civile. Cela n’est pas possible avec une conception classique du/de la représentant·e, où celui ou celle-ci se conçoit comme tenant-lieu de son/sa représenté·e – et donc, devant assurer fidèlement ses intérêts et représenter fidèlement sa volonté. Cette conception conserve une distance entre le/la représentant·e et le/la représenté·e, ce·tte dernier·e pouvant toujours invalider ou se déduire de son/sa représentant·e au motif que celui ou celle-ci ne le représente pas assez fidèlement. Le problème se saisit immédiatement : impossible d’échapper à la guerre civile, pour Hobbes, si le/la représentant·e peut être contesté·e par n’importe lequel de ses représenté·es – en dehors d’une situation de consensus, extrêmement rare et toujours limitée dans le temps, c’est la course aux intérêts privés qui reprend immanquablement le dessus, et c’est donc un retour à l’état de nature.

Pour résoudre cette situation, il faut concevoir un concept de représentation de telle sorte que le/la représenté·e ne puisse pas contester les décisions du/de la représentant·e qu’iel s’est choisi·e par contrat. Ceci est uniquement possible si la République et son/sa représentant·e sont institué·es par le renoncement complet de chacun·e à tout droit naturel. Le/la sujet·te ne fait pas que transmettre son droit à la République, iel lui abdique totalement. Iel s’engage à considérer les actions et paroles du/de la représentant·e qu’iel s’est choisi comme étant les siennes, c’est à dire à se reconnaître comme l’auteur ou l’autrice des actions dont le souverain n’est que l’acteur ou l’actrice. Ce qui veut dire que le pouvoir du/de la souverain·e est non seulement absolu, mais il est aussi absolument légitime : tout ce qu’iel fait, ou dit, c’est la République, et donc le peuple, qui le fait ou le dit à travers elle/lui. Il n’existe ainsi plus de distance entre la chose représentée (le peuple) et le représentant (la République et son incarnation, qu’elle soit conseil ou souverain·e individuel·le).

Nous pouvons observer une tension similaire dans la situation du « faire barrage », entre un·e représentant·e-exemplaire et un·e représentant·e-acteur·ice. Le « faire barrage » se présente comme un dilemme : « c’est moi, ou le pire ». Chez Hobbes, le Léviathan est institué au nom du même dilemme : « c’est moi, ou l’état de nature ». De cette alternative binaire vient non pas un déficit de légitimité, comme on le pense habituellement, mais un surcroît : si le président actuel est tout ce qui se tient entre la barbarie absolue et la sécurité républicaine, alors son mandat de représentant tend d’autant plus à osciller du côté du représentant-acteur, dont toutes les actions sont légitimes puisqu’il est « la République », plutôt que du représentant-exemplaire, auquel les représenté·es peuvent demander des comptes. Toute rébellion contre le pouvoir en place n’est plus une rébellion, c’est une attaque contre la République et le peuple.

Le spectre spectaculaire du fascisme accroît la puissance de l’État, parce qu’elle déplace la question du bien fondé de l’existence et des actions de son incarnation dans la figure du président du côté d’un choix entre « le pire de l’humanité » et la sécurité et la paix relative de l’état actuel des choses ; au lieu de soumettre la pertinence de cette existence et de ces agissements à la question de l’adhésion politique, de la fidélité de la représentation (ce qui, au vu de la popularité de l’actuel président, conduirait immédiatement à son éviction).

Concluons

Alors, le gouvernement actuel est-il fasciste en vérité ?

On peut d’abord observer qu’il s’inscrit dans la continuité de plus de trente ans d’instrumentalisation ambivalente de la peur du fascisme et de perpétuation du racisme afin de renforcer son propre pouvoir.

Se demander s’il existe des différences entre l’autoritarisme fasciste de la République française et le fascisme authentique, c’est se poser face à un faux problème ; si le fascisme décrit une réalité du dernier siècle, alors on peut déjà lui opposer une objection que connaît tout historien dès la licence : l’histoire ne se répète pas. L’impression de similitude entre une époque et une autre est toujours obtenue par soustraction des différences qui les séparent. Autrement dit, c’est un effet de perspective. Le fascisme comme tel est mort et personne ne ressuscitera Hitler ou Mussolini.

En revanche, si quand on se demande si le gouvernement actuel est fasciste, on se demande en réalité « faut-il agir ou non ? », « la rébellion est-elle légitime ou non ? », la même objection se pose : on tient souvent comme seul danger ultime et véritable à la démocratie la résurgence du fascisme. On pose là un événement impossible, et donc totalement impertinent pour évaluer la nécessité d’une opposition au pouvoir en place.

Ce gouvernement est autoritaire et raciste. Ces qualificatifs devraient suffire. Nous pouvons avoir un état non-fasciste qui dresse des listes, tabasse sa population, déporte des individus, en laisse se noyer d’autres, assure la mort réglée du climat, etc.

Bref : pas besoin d’être un fantôme pour que se pose la nécessité d’être mis à la porte.


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