Attentat, islam, identité, laïcité, extrême droite... Roger Martelli revient sur les fondations de la loi de 1905 et affirme : « Faisons-la vivre dans son refus des murailles mentales qui séparent, alors qu’il faut plus que jamais réunir ».
Depuis quelques décennies, l’extrême droite nous a habitués à l’idée que les questions de l’identité avaient supplanté celles de l’égalité. En 1992, Samuel Huntington nous a proposé de considérer que la « guerre des civilisations » avait pris la place de la guerre froide. Or, selon lui, le référent religieux le plus solide élément de structuration de ces « civilisations ». Dans son esprit, le conflit du monde chrétien occidental et du monde musulman devenait le conflit majeur. Nous sommes englués dans cette double conviction du primat de l’identité et de la guerre des civilisations.
Les lignes qui suivent sont extraites du livre L’Identité, c’est la guerre, paru en 2017 aux éditions Les Liens qui Libèrent.
Dans la lignée de Samuel Huntington, le temps présent porte l’attention sur la religion numériquement la plus expansive, à savoir l’islam. Que le retour d’un religieux radicalisé s’observe sous toutes ses formes, dans toutes les cultures et dans tous les espaces importe peu : le danger est celui de l’islam. Et de l’islam on retient que, dans de nombreux États, il fonctionne sous la forme d’une confusion classique du politique et du religieux, de la norme civile et du droit canon. Que l’islam historique ait pu être porté à une extrême tolérance, que la confusion du religieux et de l’espace public s’affirme au cœur même des puissances réputées démocratiques (aux États-Unis par exemple), que partout dans le monde des autorités religieuses condamnent les attentats-suicides au nom même du Coran, que l’islam se décline au pluriel et pas au singulier, que « Monsieur Islam n’existe pas » [1] – tout cela n’a pas d’importance. Ce qui compte, c’est que l’islam, par nature quasi exclusive, subordonne le politique au religieux et prône la lutte contre tout ce qui n’est pas musulman.
Le recours à l’affirmation laïque devient ainsi, chez beaucoup, une manière de masquer le parti pris antimusulman. La laïcité historique est une valeur forte quand elle dit en même temps le refus d’une subordination du pouvoir politique au pouvoir religieux et, en sens inverse, celui d’une subordination du religieux au politique. La loi de 1905, qui n’était pas une loi antireligieuse, était en fait aussi une libération des Églises de la tutelle exercée par l’État. La question est toujours d’une actualité brûlante si l’on se réfère à certains propos « laïques ». Du côté du parti Les Républicains – l’ex-UMP –, l’invocation laïque apparaît comme une autre manière d’assigner les Églises au rôle d’instruments de contrôle social. Faute de structures d’intégration publique et de corps intermédiaires, pourquoi ne pas faire des clergés de tous types les instruments par excellence d’un encadrement des populations les plus fragilisées ? Pour ces « laïques du lendemain » [2], la laïcité n’est alors rien d’autre qu’un avatar du vieux gallicanisme, l’emballage paradoxal du grand retour à la méthode concordataire. Significativement, elle s’accompagne volontiers, chez ses utilisateurs de droite, de considérations appuyées sur les « racines chrétiennes » de l’Europe et de l’Occident.
On ne jette bien sûr pas le bébé avec l’eau du bain. La laïcité est un principe fondamental d’organisation tolérante des rapports du religieux et du politique [3], garantissant la stricte indépendance des deux domaines, comme elle garantit de façon absolue la liberté de conscience des individus, qu’elle soit religieuse ou non. Mais la laïcité tourne le dos à son esprit quand sa lettre devient un instrument de distinction et de discrimination. La liberté est malade quand les libertés concrètes sont mises en cause en son nom ; la laïcité se meurt quand elle se met à exclure de l’espace public ceux-là mêmes qu’elle vise à mieux insérer. La posture laïque, rappelle l’anthropologue Jean-Loup Amselle, « ne se justifie que si elle accorde à toutes les religions un traitement égal » [4]. Or il est difficile de nier que, dans trop de cas, la laïcité semble fonctionner comme un instrument destiné à conjurer les peurs, à éliminer de l’univers visible ce qui incarne le danger, en l’occurrence la symbolique de l’islam. Par-là, la laïcité de tolérance se mue en laïcité d’exclusion, voire en nouvelle orthodoxie. Elle peut ainsi déboucher sur un déroutant paradoxe : tandis que le cours du temps se traduit globalement par un recul général de la croyance, dans toutes les générations et dans toutes les aires géographiques, les crispations identitaires produisent une poussée générale des intégrismes. Intégrismes religieux déclarés et intégrismes laïques peuvent alors se nourrir l’un l’autre. On agite le spectre de l’islamisation et, ce faisant, on étend l’emprise d’un clergé conservateur, quand ce n’est pas celle de zélotes capables du pire au nom d’une foi dévoyée.
Or la laïcité de 1905 n’est pas une laïcité d’exclusion. Ce n’est d’ailleurs pas la laïcité anticléricale des radicaux qui a coloré la grande loi de cette année-là, mais la démarche ouverte des socialistes Aristide Briand et Jean Jaurès. Pour ceux-là, l’essentiel n’était pas de proscrire les signes religieux de l’espace public, ni les soutanes, ni les processions, mais de garantir la séparation des deux institutions de l’État et de l’Église, et donc l’indépendance de deux domaines que la subordination étouffait l’un autant que l’autre. C’était débarrasser l’espace public de polémiques du temps passé qui empêchaient de mettre en lumière les dossiers bien plus brûlants d’une souveraineté vraiment populaire et d’une République sociale.
La laïcité telle que l’histoire l’a promue en 1905 n’a donc pas besoin d’être « ouverte », comme on le demande parfois : elle l’est par fondation. Mais elle ne doit en aucun cas revenir à la situation antérieure – ni à un gallicanisme déguisé, ni à un anticléricalisme hors d’âge. L’ennemi n’est pas la religion, mais l’aliénation, d’où qu’elle vienne. L’émancipation peut prendre la forme d’une émancipation individuelle du fait religieux ; elle ne peut prendre celle d’un combat étatique contre les religions, a fortiori contre une religion en particulier, et encore moins contre une religion qui se trouve aujourd’hui être davantage celle de dominés que celle de dominants.
« Les peuples n’aiment pas les missionnaires armés », s’exclamait Robespierre en 1792, contre l’avis de ceux qui pensaient que la guerre contre les monarchies allait étendre l’influence de la révolution. On peut aujourd’hui se convaincre que la sécularisation des sociétés est une avancée majeure de la liberté de conscience ; penser qu’elle progressera par le recours à une laïcité imposée par la loi est un contresens [5]. Pas de liberté pour les ennemis de la liberté ? On sait les ravages justifiés par cette formule facile.
La religion, au demeurant, a vraiment bon dos. L’écrivain franco-libanais Amin Maalouf aime à souligner que la même ville musulmane de Cordoue est un havre d’ouverture intellectuelle et morale au Xe siècle et un temple de l’intolérance deux siècles plus tard. Entre les deux, l’Espagne tolérante des Almoravides est passée de la certitude à l’incertitude : « Les sociétés sûres d’elles se reflètent dans une religion confiante, sereine, ouverte ; les sociétés mal assurées se reflètent dans une religion frileuse, bigote, sourcilleuse. Les sociétés dynamiques se reflètent en un islam dynamique, innovant, créatif ; les sociétés immobiles se reflètent en un islam immobile, rebelle au moindre changement. » Si cela est vrai, rien n’est pire que d’attiser l’incertitude et le ressentiment de territoires ou de groupes sociaux qui, pour de multiples raisons possibles, se sentent d’ores et déjà brimés ou menacés.
La référence religieuse est-elle trop souvent le masque d’une aliénation de caste, de genre ou d’orientation sexuelle ? Sans aucun doute. Est-elle la seule à jouer ce rôle et est-elle la source principale de l’aliénation ? Certainement pas. L’arbre, dit-on, peut cacher la forêt. Prenons donc garde que l’arbre de l’aliénation de forme religieuse ne cache la forêt de la discrimination et des inégalités. Auquel cas la laïcité ne doit pas devenir une manière d’éluder le parti pris égalitaire et émancipateur qui est la seule base possible d’en-commun. Pour le reste, tout est affaire de conscience...
Roger Martelli
Post-scriptum 2019
Ces lignes ont été écrites en 2017. Deux ans plus tard, je persiste et signe. Nous sommes dans un moment redoutable. Tout le monde convient que la société française est divisée, éclatée même, comme toutes les sociétés européennes. Cette parcellisation n’est pas d’abord le fait des idées, mais d’une logique mondialisée qui coupe les individus les uns des autres, par les inégalités des avoirs, des savoirs et des pouvoirs. La concurrence et les dénis démocratiques déchirent le tissu social et séparent ceux que l’expérience sociale devrait au contraire rassembler.
Contredire les vents mauvais devrait conduire à remettre en cause les mécanismes profonds qui aliènent les êtres humains. Mais beaucoup trop de ceux qui nous gouvernent préfèrent les solutions tout aussi faciles qu’illusoires. Certains suggèrent ainsi de rassembler des majorités disparates contre des minorités censées menacer « l’identité » de ceux que l’avenir obsède. C’est la vieille technique du bouc émissaire, dont la stigmatisation doit protéger la société de ses craintes, au risque d’attiser ses démons : hier, c’était la haine de l’étranger ou celle des juifs ; aujourd’hui, l’antisémitisme persiste, mais est relayé plus massivement encore par la hantise de l’immigration (le « Grand remplacement ») et par la suspicion systématique à l’encontre de l’islam.
D’autres, en sens inverse, poussent les discriminés à se constituer en communautés protectrices : faute de « commun » possible à l’échelle des sociétés, il ne resterait plus qu’à se replier sur le « communautaire ». Il n’est pas question de mettre sur le même plan la communauté fictive qui discrimine et la communauté défensive des discriminés. Mais force est de reconnaître que le commun de la communauté est trop souvent le commun des pauvres, et donc nourrit le risque d’une clôture mentale qui perpétue le vieux système de dominations et d’aliénations, quand il faudrait le briser tous ensemble.
Les laïques ne devraient pas accepter que leur idéal émancipateur, celui que les promoteurs de la loi de 1905 proposaient pour mettre un trait de plume décisif sur des années de guerres civiles religieuses, devienne en sens inverse une machine à écarter une part du peuple en le dressant contre une autre part, numériquement plus nombreuse, mais tout autant socialement, politiquement et culturellement minorée.
Toucher à la loi de 1905 dans une logique restrictive et stigmatisante revient à tourner le dos à l’esprit fondateur, quand bien même on prétendrait le renforcer. Ne touchons donc pas à cette loi, mais faisons-la vivre dans son refus des murailles mentales qui séparent, alors qu’il faut plus que jamais réunir.
R. M.
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