La sénatrice Elizabeth Warren, en lice pour l’investiture démocrate aux Etats-Unis et bien placée, d’après les sondages, pour la gagner, a mis dans son programme le projet d’un « capitalisme responsable » et a interpelé à ce sujet les plus grands patrons du pays. En France le gouvernement à fait voter, par sa majorité à l’Assemblée, dans le cadre de la loi Pacte, des dispositions pour modifier les articles du code civil afin de redéfinir l’objet social de l’entreprise en y inscrivant des objectifs « sociaux et environnementaux ». Mais que se passe-t-il donc ?
Le capitalisme financiarisé était devenu depuis les années 1980 la religion des investisseurs et des manageurs. En deux mots la boussole était de maximiser la « valeur actionnariale », ou fair value, c’est-à-dire la distribution de dividendes et la valeur des actions de l’entreprise sur le marché (y compris en faisant racheter par elle ses propres actions, de manière à en faire monter le cours en diminuant le nombre d’actionnaires). Sous l’œil d’actionnaires vigilants, les dirigeants devaient obtenir les meilleurs résultats, en taillant dans les coûts, en restructurant l’entreprise, en procédant à des fusions ou acquisitions etc., et ils seraient grassement payés à cet effet, au moins dix fois plus que par le passé, sans compter une foule d’autres avantages sonnants et trébuchants. En fait ce n’étaient pas les petits actionnaires qui, lors des assemblées générales annuelles, ces grandes messes où officiaient les dirigeants, veillaient au grain, mais les fonds d’investissement auxquels ils avaient confié leurs économies. Et, parmi ces fonds, les plus vigilants étaient les « fonds activistes »[1], la fine fleur du capitalisme actionnarial. Ils méritent que l’on s’attarde un peu sur eux.
Comme les crocodiles dans le marigot, ils font semblant de dormir en attendant leur heure pour sommer les dirigeants d’agir, d’opérer des cessions d’activités moins rentables, voire de scissionner l’entreprise. Comment le font-ils ? Même avec 1 ou 2% du capital, ils peuvent, par leur pouvoir d’influence sur les autres actionnaires, en réclamant aussi un siège au conseil d’administration, voire via une opération financière agressive (emprunter des actions pour les vendre et les racheter ensuite moins cher dès que le cours a baissé) mettre sous pression ces dirigeants, et même obtenir leur remplacement. La finance fait ici clairement la loi. Les autres fonds d’investissement sont plus patients, mais au fond ont la même stratégie.
Tout allait fort bien dans le monde du capitalisme financiarisé, responsable seulement devant les actionnaires, jusqu’aux dernières années. Mais voilà que les grandes entreprises, en fait des transnationales, se sont trouvées soumises de plus en plus à d’autres pressions pour en finir avec la dictature de la fair value.
Sont mis en cause d’abord ses effets sur le climat et, plus largement, sur les environnements. La critique a maintenant dépassé la sphère politique et les cercles militants pour atteindre de larges couches de l’opinion, qui voient bien que les dérèglements climatiques perturbent jusqu’à la vie quotidienne, que le niveau des pollutions est devenu critique, que la faune et de la flore sauvages sont en train de dépérir. On a commencé à comprendre que la mondialisation, avec ses transports de marchandises d’un bout du monde à l’autre et leurs dépenses énergétiques, sa pollution subséquente des mers et des ports, son tourisme de masse, sans oublier les espèces invasives qu’elle fait circuler, pèse lourdement sur les changements climatiques et les écosystèmes locaux. Des jeunes partout montent au créneau, des associations font du tapage ou des coups d’éclat. On se dit qu’il est urgent de relocaliser tout ce qui peut l’être.
Ensuite on se rend compte que les produits sont de moins en moins fiables (peu durables, fragiles, dangereux pour la santé). Certes on n’en est pas à remettre en cause l’utilité ce qui est utilisé dans la vie quotidienne, à s’interroger sur les nouveaux usages, mais on n’a plus confiance, comme l’illustre la montée du bio.
Enfin le monde du travail n’en finit pas de s’insurger. Les conditions de travail dans les chaînes de production, mais aussi dans les bureaux, sont devenues à la fois si pénibles et si peu gratifiantes que le cœur n’y est plus. Les licenciements boursiers sont vécus comme de la maltraitance. Les salaires, stagnants, ne permettent plus, souvent, de boucler les fins de mois. Un peu partout la « casse sociale » détruit les protections. Les travailleurs 2.0, soi-disant indépendants, sont à la merci des plateformes, qui ressuscitent le travail à la tâche du 19° siècle[2]. Même une partie des cadres frais émoulus des écoles de commerce et d’ingénieurs ne rêvent plus d’intégrer les plus grandes multinationales, mais plutôt de créer leur propre entreprise, où retrouver un peu d’initiative et de créativité[3]. Bref il y a comme un vent de révolte, ou du moins un gros malaise dans la civilisation, quelque chose en tous cas comme un courant de désaffiliation. Plus personne ne peut croire que les marchés capitalistes vont résoudre les problèmes qu’ils ont créés. C’est donc confrontés à ce climat général de sinistrose que les milieux patronaux s’inquiètent et cherchent désormais à donner quelques gages à tous ces mécontents.
Aux Etats-Unis les 181 membres du Business Round Table, le lobby des grands patrons américains, ont signé une déclaration affirmant que l’entreprise ne doit pas seulement créer de la valeur pour ses actionnaires (les share holders), mais aussi se préoccuper de ces autres « parties prenantes » (ou stake holders) que sont la communauté, les salariés et les fournisseurs. Black Rock, le premier gestionnaire mondial d’actifs, a incité les entreprises où il intervient à se trouver une « raison d’être » plus large que le seul profit. D’autres gérants de fonds affirment qu’ils tiennent compte de critères ESG (environnement, social, gouvernance). Toutes ces belles déclarations doivent être confrontées, on le verra, à leur application réelle, mais la question décisive est de savoir si elles peuvent acquérir une portée juridique, donc contraignante. Tout à fait instructives à cet égard sont, en France, les nouvelles dispositions concernant les statuts des entreprises dans la loi Pacte, adoptée en dernière lecture le 11 avril 2019.
Le texte prévoit que « la société doit être gérée en fonction de son intérêt social, en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité ». Une révolution juridique vraiment ? Il s’agissait de modifier des articles du Code civil, qui ne définissaient l’entreprise que comme constituée dans l’intérêt des associés, les apporteurs de capitaux, quitte à faire une distinction subtile entre leur intérêt individuel et leur intérêt commun. Désormais l’intérêt social se voit donc élargi, mais sans précision. Le texte prévoit également que les entreprises qui le souhaitent peuvent se doter d’une « raison d’être », constituée des principes dont elle se dote. Enfin des entreprises qui le voudront pourront se déclarer « à mission », sans devoir être éligibles à l’agrément en tant qu’entreprises d’utilité sociale, comme c’est le cas pour celles de l’économie sociale et solidaire. Fort bien, mais aucune de ces dispositions ne sort du domaine du flou et surtout du facultatif, et il n’est prévu aucune sanction en cas de non-respect, au-delà de ce qui existe déjà (la responsabilité civile et pénale pour telle ou telle action dommageable de l’entreprise) : pas de possibilité d’annulation des statuts, pas de cause de nullité pour tel tout tel acte des organes de gestion. Fondateurs et gestionnaires peuvent dormir sur leurs deux oreilles, ils ne risquent aucun contentieux. On reste dans le domaine des bonnes intentions, sinon des vœux pieux.
Aux Etats-Unis la candidate Elizabeth Warren a exposé un projet de loi qui accorderait 40% des sièges du conseil de surveillance aux salariés et réduirait les ventes d’actions pour les dirigeants. C’était bien trop pour le Wall Street Journal, qui en appelle à « défendre la moralité du libre marché (sic) et le devoir judiciaire des entreprises vis-à-vis de leurs actionnaires », mais d’autres porte parole des milieux dirigeants leur accorderaient bien un strapontin.
En France cette participation des salariés aux organes de gestion, qui est un vieux serpent de mer, a refait surface avec la Loi Pacte, qui prévoit un léger renforcement du nombre d’administrateurs salariés dans les entreprises de plus de 1.000 salariés ou de plus de 5.000 salariés. Ces derniers ne sont-ils pas en effet la première « partie prenante » ? On reste bien loin du tiers envisagé un moment par Nicolas Sarkozy, et plus encore de la co-gestion à l’allemande dans les grandes entreprises. Mais, de toute façon, les salariés ne seront jamais à partie égale. On le voit bien dans le cas allemand, où les représentants du capital ont une voix de plus et où le management tient les rênes. Tout au plus les représentants syndicaux ont-ils accès à une meilleure information que celle des comités d’entreprise français, mis le plus souvent devant le fait accompli et pouvant tout au plus faire valoir des objections venant de leurs cabinets d’experts, quand ils en ont un.
Mais il faut aller au fond : au nom de quoi les détenteurs de capitaux peuvent-ils se considérer comme la principale partie prenante, alors que ce sont les salariés qui produisent toute la valeur ajoutée ? Sans eux en effet, le capital investi serait, pour reprendre le concept de Marx, du « travail mort », qui ne conserverait même pas sa valeur, s’il n’était pas mis en œuvre, du fait de son obsolescence ? La justification traditionnelle du rôle éminent des capitalistes est qu’ils prennent des risques en avançant du capital. On pourrait objecter que les salariés prennent aussi le risque de perdre leur emploi, mais ce n’est pas peut-être pas l’essentiel. Les créanciers, et tout d’abord les banques, courent aussi le risque de ne pas se voir rembourser leurs prêts ou de ne pas en percevoir les intérêts, et ils ne peuvent exiger pour autant de diriger l’entreprise. En toute logique, les capitalistes devraient être aussi considérés comme des prêteurs d’un genre particulier. En fait il ne leur reste qu’une seule justification : leur travail d’entrepreneur. On peut le leur concéder quand ils créent effectivement une entreprise ou quand ils décident de relancer son activité par des emprunts, des augmentations de capital ou des acquisitions/fusions. Mais ce travail d’entreprenariat est très rapidement relayé par des ingénieurs, des chefs de projet, et par tous les autres salariés dans la mesure où ils font marcher l’entreprise, en sorte qu’il ne mériterait qu’une rémunération de courte durée. Par exemple les Bill Gates, Jeff Bezos et compagnie ont sans doute eu l’idée qu’il y avait de nouveaux marchés à conquérir ou développer, mais ce ne sont pas eux qui ont créé la valeur ajoutée de leurs entreprises, et rien ne peut justifier qu’ils soient devenus les premières fortunes mondiales. Le capitalisme n’est pas seulement immoral, quand il traite ses salariés, pour parler comme Kant, non comme des fins, mais comme de simples moyens, mais encore il n’a guère de justification économique. Ceci dit, qu’est-ce qui le pousse donc à devenir plus « social », selon le vœu de certains de ses hérauts ?
En janvier dernier 600 entrepreneurs se sont réunis à l’OCDE, dans le cadre d’un Parlement 2020 des entreprises d’avenir, avec un engagement à maintenir l’emploi. En 2019 le PDG de Danone s’est prononcé, devant une trentaine de ses pairs, pour une croissance plus inclusive. Leur souci est manifestement de sortir des griffes du capitalisme financiarisé, de s’assurer une fidélité de leur actionnariat et de se projeter dans un plus long terme, mais aussi d’avoir des salariés moins mobiles et plus impliqués. En fait, s’ils voulaient vraiment réformer le capitalisme pour le rendre plus stable, moins spéculatif, ils devraient commencer par réclamer des mesures législatives bien plus décisives : réserver les sièges en assemblée générale aux seuls actionnaires primaires (ceux qui ont acheté leurs actions lors de l’émission, et non sur le marché secondaire), ou bien moduler les droits de vote selon la durée de détention, ou encore taxer les plus-values réalisées à la revente en fonction de cette durée. On n’en est pas là.
Au sens étroit, la responsabilité environnementale consiste pour une entreprise à réparer tout dommage causé par elle à l’environnement (au sol, aux eaux, aux espèces et habitats protégés, etc.). C’est le principe pollueur-payeur. En France elle a force de loi depuis le 1° août 2008. Quand la réparation primaire (la remise en état) n’est pas possible, l’entreprise est tenue d’opérer des réparations compensatoires, de manière à permettre une régénération des cycles naturels, par exemple de planter des arbres ailleurs quand elle en a détruit pour s’installer dans un site. Les entreprises se sont montrées très inventives dans ces techniques de compensation, et, aux Etats-Unis, elles ont trouvé encore mieux : faire appel à un marché spécialisé. avec ses biobanques, auxquelles on achète un droit à détruire tel espace naturel ou telle ou telle espèce animale ou végétale, en échange d’un espace ou d’une variété conservés ailleurs[4], et ses intermédiaires, des bourses spécialisées. Car, en bonne logique néo-libérale, le marché peut résoudre tous les problèmes, y compris ceux qu’il crée. On a pourtant vu que le marché des droits à polluer, censé réduire la production de CO2 en lui donnant un coût, a été une véritable …usine à gaz, tellement il a été inopérant, là où une taxation aurait été bien plus efficace. Mais qu’importe.
Cependant les entreprises prétendent désormais aller bien au-delà, en se préoccupant des problèmes globaux de la planète. C’est leur nouveau mantra. Même aux Etats-Unis où le Président et son Parti républicain restent fortement, comme l’on sait, climato-sceptiques, 360 investisseurs, représentant des capitaux de plus de 30.000 milliards d’euros, se sont engagés dans l’action Climate Action 100+. En Europe Shareholders for change, qui gère 22 milliards d’euros d’actifs, tente de convaincre les entreprises où ils ont investi (H§M, par exemple) de prendre en compte les critères environnementaux dans la rémunération de leurs dirigeants. Les grands groupes mondiaux se sentent tenus de soigner leur image, vu l’importance de l’impact de leur activité sur le changement climatique et sur les écosystèmes. Il ne s’agit plus seulement, comme pour les marques alimentaires ou de produits d’entretien, de faire « plus vert que vert » avec un marketing qui convainc de moins en moins, et qui est vivement critiqué par les associations de consommateurs, mais de procéder à une évaluation des effets de leur activité elle-même, et de consigner dans un reporting leurs efforts pour en combattre les effets négatifs (ce sera leur « part verte »). Prenons l’exemple de Apple : la firme affirme qu’elle vise à produire en circuit fermé, en reconditionnant les appareils usagés ou en recyclant les matériaux utilisés, ce qui réduit aussi l’empreinte carbone de ses produits ; elle assure avoir recours à 100% d’énergies renouvelables pour alimenter ses bureaux, ses magasins et ses centres de données. Google n’est pas en reste avec aussi 100% d’énergies renouvelables utilisées pour ses activités à travers le monde, et se dit fière de ses technologies qui font économiser de l’électricité aux ménages. Bref le green washing ne serait plus de saison, La responsabilité environnementale des entreprises capitalistes deviendrait un engagement des plus sérieux.
Le problème est d’abord qu’on a du mal à croire ces nouveaux convertis sur parole. Aussi ont-ils fait appel à des agences de l’évaluation, qui leur proposent de jauger leurs « trajectoires climat ». C’est ce qu’ont fait onze entreprises du CAC 40 pour les rendre conformes à l’accord de Paris. Encore faudrait-il que ces agences soient indépendantes, alors que ce sont elles qui paient leurs services – on risque de se trouver devant la même collusion qu’avec les agences de notation, dont on sait combien elles étaient bienveillantes avec leurs clients. Un second problème est que, pour vraiment prendre en compte leur engagement en faveur du climat (et il en va de même pour leur engagement social), nos entreprises vertueuses devraient revoir en profondeur leur comptabilité, car la comptabilité classique ne fait apparaître les dommages causés à l’environnement que sous la forme de provisions environnementales, et la comptabilité à l’anglo-saxonne, adoptée aussi en Europe, axée sur la fair value et où tous les actifs sont évalués à leur prix de marché, rend encore plus difficile cette mesure (quel est, par exemple, le prix de marché d’une pollution diffuse et étalée dans le temps ?). Et qui dit changement de comptabilité, dirait aussi un travail tout nouveau pour les experts-comptables et pour les commissaires aux comptes. Un troisième problème est que les écoles d’ingénieurs et de gestion ne font de la responsabilité environnementale qu’un additif à leur enseignement ; une question de soft law, une éthique des affaires, un volet social, pour ne pas dire un supplément d’âme, sans modifier leurs méthodes comptables. Mais peut-on véritablement changer ce qui est l’ADN du capitalisme, la recherche du profit par les détenteurs de capitaux ?
Au-delà de la responsabilité stricte, celle du payeur/pollueur, l’utilisation de critères environnementaux non seulement reste du domaine du facultatif, de la bonne volonté, avec seulement une obligation de reporting, mais encore se réfère à un « développement durable », sans mettre en question le développement lui-même, c’est-à-dire l’accumulation du capital, ni la concurrence oligopolistique. On ne sera pas surpris que les préoccupations environnementales restent d’abord, au sein de cette concurrence, une question de bonne image, et que les mesures effectivement prises n’aillent pas au fond des problèmes. Nous allons y revenir.
Une économie solidaire pourrait-elle être plus responsable ?
C’est vers elle que se tournent, tout d’abord, des réformateurs qui cherchent comment impliquer les autres « parties prenantes » dans le fonctionnement des entreprises, non seulement les salariés, comme nous l’avons vu, mais aussi les fournisseurs (on traitera avec des fournisseurs responsables) et des représentants de l’environnement. Tel est le cas du modèle CARE : une entreprise serait tenue de préserver non seulement son capital financier (ne pas faire de pertes) et son « capital humain » (l’intégrité physique et psychique de ses salariés), mais encore son « capital naturel » (en compenser les pertes s’il est altéré)[5], le tout inscrit au passif du bilan comme à l’actif (avec toutes les provisions pour amortissement nécessaires). L’évaluation des deux derniers capitaux ne doit pas dépendre des représentants du premier, mais de personnes désignées par les salariés en ce qui concerne le capital humain et de personnes compétentes (scientifiques, membres d’ONG environnementales) pour le capital naturel. Ayant conservé ses capitaux, l’entreprise crée une valeur ajoutée, et, si profit il y a, il est à partager avec les salariés. Tout cela implique un changement des normes comptables. Une sociologue propose de son côté une sorte de bicamérisme : le Conseil économique et social verrait ses pouvoirs renforcés avec un droit de veto sur toutes les questions traitées par le Conseil d’administration[6]. On trouve encore d’autres formes d’association capital-travail.
Quant à l’économie sociale et solidaire existante, elle devrait être d’autant plus soucieuse de responsabilité sociale et environnementale qu’elle est, en principe, à but non lucratif, et plus encore dans le cas des coopératives de production, où les travailleurs sont leurs propres gestionnaires (ce qui n’est pas le cas dans les coopératives de consommation, dans les coopératives agricoles, dans les mutuelles et moins encore dans les banques, où le management a en fait les mains libres), De fait on voit des SCOP, comme Ethicable, soutenir leurs fournisseurs, une mutuelle comme la MAIF mesurer régulièrement son empreinte carbone et chercher à réduire ses consommations et ses déchets etc. Difficile de dire si ces actions « pour la planète » servent à autre chose qu’à accroître ou remobiliser leur clientèle, mais elles semblent plus marquées que dans les entreprises capitalistes qui se disent les plus responsables.
Ceci dit, on ne peut attendre des entreprises, quelles qu’elles soient, plus que ce qu’elles veulent ou peuvent donner. Pourquoi ?
Tout d’abord, dans une économie de marché proprement concurrentielle (toutes les économies avec marché ne l’ont pas été), les entreprises ne se préoccupent de leurs fournisseurs et de leurs clients que si cela sert leurs intérêts, et se soucient fort peu des collectivités qui les entourent (à la différence de la production ou du commerce de proximité), sauf lorsqu’elles y sont contraintes, et encore moins de l’environnement lointain. La « main invisible » ignore ces dernières considérations, et c’est encore plus vrai des entreprises capitalistes, pour lesquelles l’objectif qui prime sur tous les autres est le profit. Quand des normes ou des taxes leur sont imposées, elles cherchent par tous les moyens à les réduire ou à les contourner, du trucage à l’évasion fiscale.
C’est dans cet univers que sont plongées les entreprises les plus vertueuses, ce qui limite forcément leurs ambitions. Reprenons l’exemple des Scop : outre d’autres handicaps, elles doivent affronter une concurrence qui a des moyens puissants avec tous ses services de communication et ses campagnes publicitaires. Elle ne peut que limiter ses engagements, d’autant plus qu’elle est peu organisée en réseau.
En second lieu l’économie capitaliste est, per se, à tendance oligopolistique (c’est ce que Marx appelait la concentration et la centralisation du capital), un exemple frappant étant celui des GAFA, qui absorbent leur concurrents un à un, et qui, forts de leurs superprofits, s’étendent au-delà de leurs secteurs d’origine. Dans ces conditions on comprend que ce soient de grands groupes, et non de petites entreprises, qui peuvent se payer le luxe de mesures environnementales. Mais, admettons, par hypothèse, que l’économie soit entièrement constituée d’entreprises sociales et solidaires, il reste que, tant que la politique sociale et environnementale des entreprises restera largement facultative, la concurrence la tirera vers le bas.
En troisième lieu l’horizon d’une entreprise, de quelque nature qu’elle soit, reste forcément étroit, limité à ses parties prenantes. Les grands groupes, qui ont des cascades de sous-traitants, même s’ils le voulaient, ne pourraient entièrement les contrôler. Quant aux innombrables maillons des chaînes de valeur qui ont abouti aux produits qu’ils ont trouvés sur le marché, ils sont pratiquement hors de leur portée. Reprenons l’exemple de Google, disant n’utiliser que de l’électricité provenant d’énergies renouvelables. Il ne sait rien de la manière dont a été produite cette énergie (avec quelles infrastructures, quels matériaux, et ainsi de suite).
Quatrièmement l’horizon temporel d’une entreprise, quelle qu’elle soit, est forcément court : l’incertitude est telle qu’elle ne peut savoir quels seront les marchés futurs, ce qui se passera pour elle dans dix, vingt ou cinquante ans.
Enfin la plupart des effets environnementaux sont, pour une entreprise, très difficiles à évaluer ou quasiment inévaluables (comment mesurer par exemple la quantité de particules fines émises par les pneus d’une voiture, qui se dispersent dans la nature ?). En outre les mesures prises ne peuvent avoir qu’une portée limitée. On ne peut pas tout recycler, les énergies renouvelables demandent des matériaux qui pour la plupart ne le seront pas, les autres ressources naturelles sont en voie d’épuisement, les espèces détruites ne seront pas ressuscitées etc.[7]
Voilà donc où nous voulons en venir : seul un acteur qui domine un espace économique, in fine national, et qui doit aussi pouvoir voir au-delà, peut avoir des politiques sociales et environnementales, et cet acteur ne peut être que l’Etat, un Etat qui ne se contente pas de produire des normes après coup, tout en les imposant pour qu’elles soient effectives, mais qui planifie.
On ne va pas parler ici de tous les aspects de la planification, mais seulement de la planification écologique, même si celle-ci ne peut prendre corps que si tous les autres sont mis en action (par exemple, comment faire la « transition verte » sans une politique budgétaire adéquate ?).
La planification suppose des scenarii prévisionnels, et ceux-ci des connaissances scientifiques accumulées. A cet égard, remarquables sont les scenarii du GIEC concernant l’évolution climatique : des milliers d’études sont compilées, puis synthétisées pour se représenter ce qui se passera en 2020, en 2030, en 2050 ou même en 2100 selon le degré de réchauffement climatique de la planète : la modification des continents, le réchauffement et l’acidification des océans, le régime des pluies et des tempêtes, les sécheresses et les désertifications, les migrations et l’extinction d’espèces. D’autres prévisions concernent les effets de tel ou tel niveau de la pollution par des substances toxiques ou des rejets. Il faut prendre aussi en compte les variations selon les évolutions prévisibles de la population. Bref la multiplication et la richesse des bases de données, énormément facilitées par la révolution numérique, constituent des outils pour la planification dont on ne disposait pas dans le passé.
Or toutes ces mesures sont physiques, ou matérielles, et non pas des mesures en valeur. Leur donner un prix ne peut être qu’un indicateur, et ne saurait être le seul instrument de mesure pour une planification. C’est là qu’il faut récuser la notion même de « capital naturel », tant au niveau d’une entreprise qu’à celui d’un espace économique, et encore plus au niveau mondial. On ne peut faire entrer dans une comptabilité que ce qui renvoie, d’une manière ou d’une autre, au travail humain passé, et non toute la complexité des processus naturels. Par exemple l’idée même d’une compensation intégrale d’un dommage causé à l’environnement n’est pas tenable, car tous les effets n’en sont pas mesurables. La nature n’est pas un ensemble de stocks reconstituables. Elle l’est d’autant moins que les ressources naturelles s’épuisent : selon l’ONG Global Footprint Network l’humanité vit à crédit en 2019 depuis le 21 juillet. ce qui veut dire que l’humanité a consommé plus de ressources que ce que la Terre est capable d’en produire et qu’elle a émis plus de gaz à effet de serre que ce qu’elle est capable d’en absorber. Ceux qui considèrent que la raréfaction des ressources sera combattue par l’élévation de leur prix se trompent, car, comme elles sont multiples et entrent diversement dans l’élaboration d’un produit (il y a aussi les bâtiments, les systèmes de réfrigération etc.), leur prix ne sera pas dirimant. En fait, pour avoir une idée des consommations intermédiaires, et remonter jusqu’à leur origine, le plus pertinent serait de retrouver une planification à la soviétique, avec ses balances matières ![8] Mais, dès lors que l’on est dans des économies avec marché et avec des prix, qui ont ce grand avantage de donner sans détour une masse d’informations sur les offres et sur les demandes, on est bien obligé de combiner des objectifs en termes physiques avec un système de prix, sur lesquels on peut agir de diverses manières[9]. Quant au « capital humain », la notion est tout aussi inadéquate, pour des raisons évidentes : les humains ne sont ni des machines, ni des animaux d’élevage. A la rigueur on peut calculer un prix pour le maintien en bonne santé physique, mais qui va évaluer quelque chose comme la santé psychique ? Seuls les travailleurs eux-mêmes peuvent apprécier leur qualité de vie au travail.
On voit que, si la planification écologique peut disposer d’une quantité de données incomparable avec celle du passé, et par là même effectuer des scenarii prévisionnels mieux établis, elle est une tâche très complexe, qui requiert une forte méthodologie et de très nombreux spécialistes. Encore faut-il qu’elle soit soucieuse d’objectivité et guidée par des choix politiques de long terme et qui aillent dans le sens de l’intérêt commun.
Dans le cas, le plus simple finalement, de la maîtrise des émissions de CO2 et autres gaz à effet de serre, ou de la « trajectoire climat », le moyen le plus efficace de l’assurer est la taxation carbone, et certainement pas le marché des droits à polluer. Mais l’on voit ce qu’elle suppose : des contrôles exigeants, par une instance publique, des émissions et des efforts de réduction (ces derniers pouvant être pris en compte pour diminuer son montant), des agents bien formés et soumis à un contrôle d’impartialité. Mais il y a d’autres instruments, tels que la sélection des prestataires pour les commandes publiques ou les subventions aux énergies renouvelables. Dans les autres cas, les cibles étant plus fines, il faut des normes plus détaillées et des outils plus nombreux.
Quels sont ces outils pour que les investissements soient réellement verts ? Ce peuvent être des crédits fléchés verts proposés par les banques ordinaires, avec un refinancement spécial par la banque centrale, ou bien des crédits fournis pas des banques vertes spécialisées, dans les deux cas avec des taux bonifiés. Ce peuvent être des obligations vertes proposées par les banques. Un fonds national de développement vert doit aussi procéder directement à des investissements dans les secteurs les plus stratégiques pour la conversion écologique. Tous ces outils sont bien aujourd’hui évoqués dans les économies développées, mais jamais ou peu mis en œuvre.
La planification sera d’autant plus efficace qu’il existera un important secteur public, sur lequel le pouvoir politique pourra agir directement, une recherche publique qui élaborera des scenarii et testera les moyens à utiliser, des services publics qui ne seront pas soumis aux règles du marché et seront finalement moins dispendieux en matières premières et en travail que les services offerts par le privé[10].
La planification ne signifie pas que tout sera décidé d’en haut, au niveau du pouvoir central. Elle doit être au contraire largement décentralisée, avec des plans régionaux, et même locaux, mais s’inscrivant dans un plan d’ensemble et avec des normés réglementaires communes. Et ceci pour deux raisons. C’est à des échelons les plus proches des conditions concrètes que les problèmes et les solutions peuvent être les mieux identifiés. Ensuite la voie à suivre n’est pas celle de grands systèmes de production d’énergie, de traitement des déchets, de dépollution etc., coûteux en infrastructures et en matériaux, mais de systèmes plus simples et moins fragiles, avec des interconnexions limitées : de petites éoliennes plutôt que des grandes, de petites fermes solaires plutôt que des champs de panneaux solaires, de petits barrages plutôt que d’énormes barrages ayant un fort impact sur l’environnement etc. En cas de catastrophe ou de pannes informatiques, ces systèmes sont plus autonomes et plus résilients. Déjà aujourd’hui on voit des villes « en transition » ou des quartiers « verts » qui se sont engagés dans cette direction avec succès.
Enfin la planification ne répondrait pas à l’ampleur des problèmes environnementaux si elle n’allait pas dans le sens d’un changement profond dans le mode de vie, afin de le rendre plus sobre, moins consumériste (on a calculé que, pour généraliser le mode de vie états-unien, il faudrait cinq planètes). Mais cela ne se décrète pas. Tant que la hiérarchie des revenus, et par suite de patrimoines, sera ce qu’elle est, il sera très difficile d’enrayer la course au standing. C’est pourquoi la planification des revenus, seule susceptible d’entraîner un changement en profondeur du système des besoins, est le complément indispensable de toute planification écologique[11].
Le capitalisme, depuis qu’il s’est codifié, n’est responsable que devant les propriétaires du capital, qui sont devenus en grande majorité des actionnaires. Il ne s’intéresse aux autres « parties prenantes » que si cela fait mieux marcher la boutique et/ou s’il y est contraint. Lancé, par nature, dans la voie d’un développement illimité, axé sur l’accumulation du capital, il ne saurait, de lui-même, s’autolimiter, et, de fait, il n’a cessé de conquérir de nouveaux espaces, en poussant à la marchandisation de tous les biens et services. Mais sa responsabilité sera toujours limitée, un peu comme dans les sociétés du même nom. C’est sous la pression sociale qu’il a accordé des droits aux salariés, qu’il ne cesse aujourd’hui de rogner, et c’est sous la pression de l’opinion publique, de groupements politiques (des partis, des associations, des organisations non gouvernementales) et de gouvernements, alarmés par un certain nombre de désastres écologiques, qu’il en est venu à prendre en compte les « effets externes » de ses entreprises. C’est certes mieux que rien, mieux que des cautères sur une jambe de bois, mais il s’agit plutôt de pansements que de remèdes.
Mais les entreprises non-capitalistes, en principe à but non-lucratif, ne peuvent pas non plus résoudre des problèmes écologiques qui les dépassent. Nous avons essayé de dire pourquoi.
Les problèmes environnementaux issus de la société industrielle, puis post-industrielle, sont devenus d’une telle ampleur, à tous les niveaux, que seuls les Etats, de l’Etat central aux collectivités locales, sont à même de les prendre en charge, et ce, grâce à une véritable planification, proscrite par une idéologie néo-libérale qui ne jure que par l’efficience allocative des marchés. Cette planification, ou « production selon les prévisions », pour reprendre des termes de Marx, ne suppose pas, comme il le croyait, une collectivisation intégrale des moyens de production, car, pour des raisons que ne peuvent être développées ici, l’économie doit rester plurielle. Comme, par ailleurs, le capitalisme n’est manifestement pas encore au bord de l’effondrement, alors même que la civilisation actuelle en est menacée, la planification doit agir sur le secteur capitaliste, et pas seulement sur le secteur public et sur le petit secteur de l’économie sociale et solidaire. Elle ne sera pas impérative, comme dans une économie de commandement à la soviétique, mais seulement, quoique puissamment, incitative, mis à part un secteur public où elle peut être « programmatique ». Elle devra favoriser les forces productives qui limitent le réchauffement climatique et préservent l’environnement, mais aussi viser à transformer le mode de vie, en commençant par une planification des revenus pour les rendre moins inégalitaires et viser à la sobriété.
Hélas, nous en sommes fort loin. Il y a peu de réalisations, en dehors de l’exemple chinois, d’une planification qui s’impose aux entreprises capitalistes, en les mettant sous contrôle. Faudra-t-il attendre une crise mortelle du mode de production dominant pour que sa nécessité en vienne à s’imposer ? En tout cas, c’est elle qu’il faut défendre, en en creusant à la fois les fins et les moyens. On ne peut attendre des consommateurs qu’ils fassent le grand ménage parmi les technologies et les produits. Tout au plus peuvent-ils y contribuer. On ne peut attendre des initiatives locales, si prometteuses qu’elles soient, qu’elles révolutionnent le mode de production, d’échange et de consommation. On ne peut attendre des mobilisations sur le climat et contre les dégâts causés par la course aux profits qu’elles mettent les Etats au pied du mur, si elles ne parviennent pas à leur signifier ce qu’ils devraient faire et comment.
[1] Ces fonds, dont les plus importants sont états-uniens, s’appellent Third Point, Eliott, ValueAct Capital, Trian Partners etc., et ont chacun entre une dizaine et une trentaine de milliards de dollars sous gestion, autrement dit une énorme puissance de feu.
[2] Peu connues, mais essentielles au fonctionnement des majors de l’internet et de l’intelligence artificielle, tels que les GAFA, sont les « petites mains » qui, pour un revenu dérisoire, collectent les données nécessaires au fonctionnement des algorithmes. Cf. à ce sujet le remarquable documentaire du magazine Cash investigation du jeudi 2 Octobre dernier. Ils sont les véritables soutiers de l’économie numérique.
[3] Bien sûr ce n’est qu’une tendance. 40.000 cadres, venus de tous les pays, rejoignent chaque année Amazon, où ils sont dorlotés.
[4] Et peu importe qu’on aille planter des eucalyptus …en Amazonie, où ils sont totalement inadaptés.
[5] Cf. l’article de Hervé Cbego « Comptabiliser ce qui compte vraiment », dans Le Monde des 6 et 7 octobre2019.
[6] Cf. l’article de Isabelle Ferreras « Démocratiser l’entreprise » dans Le Monde des 13 et 14 octobre 2019.
[7] Pour l’ensemble de cette analyse, cf. mon article « La Grande transformation », consultable sur le site La sociale et sur mon blog.
[8] Dans le système soviétique ces balances servaient à équilibrer l’offre d’intrants disponibles avec la demande d’extrants ciblés, et le but était de formuler, après un tâtonnement (plusieurs itérations) un plan d’allocation des ressources et des investissements dans l’économie nationale, puis les plans de financement suivaient. Sur le plan technique ce système de balances-matières a montré de nombreuses défaillances (produits trop agrégés, lenteur). On peut penser que, aujourd’hui, avec les progrès de l’informatique, de ses logiciels et de ses algorithmes, ce mode de planification pourrait être grandement amélioré. A ma connaissance, il n’est plus utilisé par la planification chinoise, qui, devenue purement incitative, est élaborée en termes de valeur. C’est sans doute dommage : il pourrait guider la formation des prix.
[9] Sur les raisons de l’inefficience de la planification soviétique, bien démontrée dans de nombreux ouvrages, cf. mon analyse dans le chapitre sur « Les raisons de la faillite du système soviétique ».de mon livre Le socialisme est (a)venir, tome 1, L’inventaire, Syllepse, 2001.
[10] On sait par exemple l’avantage des transports en commun sur les déplacements et transports en automobile, qui devraient être réduits au minimum incompressible. On a calculé que la production automobile, avec tous les intrants et les services associés, représente environ 40% de l’économie mondiale !
[11] J’ai développé le sujet dans mon article « Le changement écologique impose la planification », consultable sur mon blog. On y trouvera également un article « Au cœur de tout projet alternatif, la planification ».
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