" Toutes les civilisations ont produit des ombres et des lumières et les civilisations se sont nourries de leurs lumières mutuelles pour mieux combattre leurs propres ombres." (Serge Letchimy, député de Martinique)
France 2 a présenté en février 2012 un téléfilm sur Toussaint Louverture (animateur de la grande lutte des esclaves de Saint Domingue qui donnera la première république noire de l’histoire humaine).
D’un point de vue historique, ce sujet peut être abordé de différentes façons :
- la révolution haïtienne :
La révolution haïtienne de 1791, trop longtemps occultée
- le rapport de la Révolution française à la Révolution haïtienne :
Abolition de l’esclavage par la Révolution française et révolte de Toussaint Louverture
- l’histoire de l’individu Toussaint Louverture
Toussaint- Louverture, de l’esclavage à l’immortalité
Je voudrais dans l’article ci-dessous me limiter à la politique du Premier consul Napoléon Bonaparte vis à vis de Saint Domingue, l’expédition militaire, la mort de Toussaint Louverture prisonnier au fort de Joux (Jura).
J’ai découvert l’existence de Toussaint Louverture, durant mon adolescence, en lisant le Mémorial de Saint Hélène. Napoléon y considère sa décision de conquérir l’île des esclaves libres comme la principale erreur de sa vie.
« C’était une grande faute que d’avoir voulu la soumettre par la force ; je devais me contenter de la gouverner par l’intermédiaire de Toussaint. La paix n’était pas encore assez établie avec l’Angleterre. Les richesses territoriales que j’eusse acquises en la soumettant n’auraient enrichi que nos ennemis. » L’Empereur avait d’autant plus à se reprocher cette faute qu’il l’avait vue et qu’elle était contre son inclination. Il n’avait fait que céder à l’opinion du Conseil d’Etat et à celle de ses ministres, entraînés par les criailleries des colons, qui formaient à Paris un gros parti et qui, de plus, observait-il, étaient presque tous royalistes et vendus à la faction anglaise.
« Toussaint n’était pas un homme sans mérite, bien qu’il ne fût pas ce qu’on a essayé de le peindre dans le temps. Son caractère d’ailleurs prêtait peu, il faut le dire, à inspirer une véritable confiance : nous avons eu fort à nous en plaindre ; il eût fallu toujours s’en défier. »
« Un officier du génie ou d’artillerie le conduisait en grande partie (colonel Vincent). Cet officier était venu en France avant l’expédition de Leclerc ; on avait longtemps, conféré avec lui ; il avait beaucoup cherché à détourner de l’entreprise ; il en avait peint exactement toutes les difficultés, sans prétendre néanmoins qu’elle fut impossible. »
« L’affaire de Saint Domingue a été une grande sottise de ma part... On pouvait tout entreprendre contre la Jamaïque et toutes les Antilles, contre l’Amérique méridionale avec une armée de trente mille Noirs qu’auraient organisés et instruits des officiers français employés seulement comme instructeurs... Je suis coupable d’imprévoyance de ne pas avoir reconnu l’indépendance des hommes de couleur de Saint Domingue et le gouvernement des hommes de couleur. »
A Saint-Hélène, Napoléon reconnaît donc s’être trompé en tentant de reconquérir Saint Domingue par la force. D’après lui, trois raisons politiques auraient du le pousser à agir autrement :
2a) - il aurait été possible à la France de "gouverner" cette grande île des Caraïbes par l’intermédiaire de Toussaint après "avoir reconnu l’indépendance des hommes de couleur de Saint Domingue et le gouvernement des hommes de couleur"
Toussaint Louverture était parfaitement capable de maîtriser ses relations internationales fonction de l’intérêt d’un Saint Domingue indépendant. Aurait-il eu intérêt à un accord politique, économique et militaire de long terme avec la France (reconnaissance de l’indépendance et de son gouvernement, relations économiques...) ? Cet accord pouvait-il correspondre à la personnalité sensible de Toussaint Louverture ? Je crois que l’on peut répondre oui à ces deux questions et donc avaliser ce premier point de Napoléon.
Toussaint Louverture avait été élevé dans un bain culturel français. Il avait constaté la différence entre d’une part l’abolition de l’esclavage par la Révolution, d’autre part la répression sanglante menée par les Britanniques. Il avait constaté la différence aussi par rapport à la morgue des Espagnols, un temps ses alliés. Il avait été nommé gouverneur de Saint Domingue par la France. Il avait chassé les Espagnols et les Anglais comme général de l’armée française (général de brigade en 1795 ; général de division en 1796).
2b) - Vu la suprématie maritime de l’Angleterre, en un moment où la paix avec elle n’était pas assurée, " les richesses territoriales que j’eusse acquises en la soumettant n’auraient enrichi que nos ennemis."
Seule, la mobilisation des Noirs pouvait permettre de défendre à long terme une île des Caraïbes face aux Britanniques. Napoléon a probablement en tête le cas :
de la Martinique prise par eux en 1794, restituée à la France par le Traité d’Amiens en 1802, à nouveau reprise par les Britanniques en 1809.
de la Guadeloupe prise par les Espagnols, alliés de la Grande Bretagne.
Je crois que l’on peut également considérer comme justifié ce second point de Napoléon.
- 2c) " On pouvait tout entreprendre contre la Jamaïque et toutes les Antilles, contre l’Amérique méridionale avec une armée de trente mille Noirs qu’auraient organisés et instruits des officiers français employés seulement comme instructeurs."
Napoléon rêve déjà de ce qu’il aurait pu réaliser militairement en maintenant l’abolition de l’esclavage et en s’alliant à Toussaint Louverture plutôt que le combattre,
possibilité d’entreprendre un grand dessein sur toutes les Antilles
possibilité d’intervenir en Amérique du Sud où les Espagnols sont en difficulté face aux luttes de libération nationale.
Ce mirage rappelle trop les folies de Pycrochole ainsi que la fable de Perrette et le pot au lait pour simplement en donner acte à Napoléon.
-2d) L’oubli de Napoléon à Sainte Hélène
Au moment où se prend la décision de reconquérir militairement Saint Domingue, il a en tête un vaste projet en Amérique du Nord avec cette île comme tête de pont et la Louisiane comme coeur du développement ultérieur. L’économie envisagée pour cette colonie alors française repose sur l’esclavage.
Saint Domingue n’étant considérée que comme un moyen dans cette stratégie, Napoléon s’occupe uniquement de tactique : comment tromper Toussaint et ses deux généraux Christophe et Dessalines sur les objectifs de la France, le temps de reprendre l’île.
Une formule revient souvent dans des revues historiques comme sur le web : Toussaint Louverture serait allé trop loin en proclamant une constitution autonomiste ; dans ces conditions Napoléon n’aurait pas pu faire autrement que de réagir. Cela ne tient pas debout.
Toussaint Louverture a fait élire une assemblée constituante. Celle-ci s’est réunie et a voté une constitution. Rien à reprocher à cette démarche !
Elle comprend 11 titres et 77 articles qui représentent une démarche autonomiste par rapport à la nation française avec une législation différente. Elle définit Saint Domingue comme "une colonie" faisant partie de "l’empire français" avec une législation particulière. Politiquement, c’était la solution choisie par les habitants de Saint Domingue et la meilleure pour la France en 1801.
Voici quelques éléments décisifs de cette constitution :
Préambule
Les députés des départements de la colonie de Saint-Domingue, réunis en assemblée centrale, ont arrêté et posé les bases constitutionnelles du régime de la colonie française de Saint-Domingue, ainsi qu’il suit.
Titre Premier
Du territoire
Article 1er.- Saint-Domingue dans toute son étendue, et Samana la Tortue, la Gonâve, les Cayemites, l’île-à-Vache, la Saône, et autres îles adjacentes, forment le territoire d’une seule colonie, qui fait partie de l’empire français, mais qui est soumise à des lois particulières.
Article 2.- Le territoire de cette colonie se divise en départements, arrondissements et paroisses
Titre II
De ses habitants
Article 3.- Il ne peut exister d’esclaves sur ce territoire, la servitude y est à jamais abolie. Tous les hommes y naissent, vivent et meurent libres et Français.
Article 4.- Tout homme, quelle que soit sa couleur, y est admissible à tous les emplois.
Article 5.- Il n’y existe d’autre distinction que celle des vertus et des talents, et d’autre supériorité que celle que la loi donne dans l’exercice d’une fonction publique. La loi y est la même pour tous, soit qu’elle punisse, soit qu’elle protège.
Donné au Cap-Français, le 14 Messidor an IX de la République Française une et indivisible.
Le Général en Chef : Toussaint-Louverture
Il est vrai que cette constitution est bâtie autour du rôle de Toussaint Louverture. Bonaparte serait mal placé pour le lui reprocher alors que les institutions françaises de l’An VIII (Consulat) sont encore moins démocratiques.
A Saint Hélène, Napoléon explique l’intervention militaire de Saint Domingue comme étant essentiellement la conséquence des "criailleries des colons", de l’opinion du conseil d’Etat et des ministres.
Ces forces favorables au rétablissement de l’esclavage et à la reconquête militaire de Saint Domingue ne sont pas négligeables ; au contraire, elles sont installées au coeur du système en place.
Fondamentalement, la bourgeoisie avait perdu la maîtrise du pouvoir en 1793 1794 et le reprend complètement sous le Consulat. Environ 100000 personnes les plus riches accaparent toutes les fonctions tant au niveau des départements que de la nation. La bourgeoisie liée à l’exploitation des colonies jouait un rôle important en 1789. Elle a défendu ses intérêts avec une énergie sans cesse renouvelée auprès de l’Assemblée constituante comme de la Législative. L’abolition de l’esclavage a été votée malgré leur opposition tenace. Après le 9 thermidor, ce lobby a contribué à l’établissement d’institutions sûres du point de vue de ses intérêts : le Directoire, le Consulat puis l’Empire.
Siégeant au palais du Luxembourg, le Conseil d’Etat est alors divisé en cinq sections (Législation, Finances, Intérieur, Guerre, Marine) et joue un rôle institutionnel décisif ; il est chargé de "rédiger les projets de lois et de règlements d’administration publique, résoudre les difficultés qui s’élèvent en matière administrative".
Ceci dit, Napoléon néglige complètement le contexte qui lui a permis de devenir consul puis empereur et qui explique l’aspect ignominieux de l’expédition contre Saint Domingue
La grande bourgeoisie française a oeuvré à la révolution de 1789 puis subi le processus populaire de radicalisation politique menant à la Convention montagnarde. A partir de 1794-1795 elle combat prioritairement contre les restes politiques du jacobinisme. Dans le même temps, le souffle de la révolution retombe au niveau national et international ; une période de réaction lui succède.
Dès le 1er janvier 1800, la présence de Lebrun, monarchiste modéré, parmi les trois consuls, montre que le dépassement du clivage entre monarchistes et républicains est en marche sur la base de la défense des intérêts de la classe dominante. Le statut donné à la Banque de France, l’amnistie des émigrés, le concordat avec la papauté comme d’autres mesures le confirment.
Sur les questions sociétales, cette période est également réactionnaire. La France interdit son territoire hexagonal aux gens de couleur (noirs et métis). Les mariages mixtes sont interdits. Les officiers de couleur qui avaient vaillamment servi durant la Révolution française sont rayés des cadres de l’armée ; tel est le cas par exemple du général Thomas Dumas, père d’Alexandre Dumas.
Sur le plan institutionnel, le consulat à vie puis l’empire pour Napoléon Bonaparte complètent cette cohérence autoritaire bourgeoise.
Premier consul comme empereur, il a toujours pensé la politique en termes militaires plus que diplomatiques suffisamment réfléchis. C’est particulièrement le cas pour Saint Domingue.
Fin 1801, la France peut enfin profiter de la paix après dix ans de guerre. L’Autriche, battue à Marengo et Hohenlinden, a signé le Traité de Lunéville le 9 février précédent. La guerre a cessé en Italie par l’armistice de Foligno, puis le traité de Florence (28 mars 1801). Le tsar Alexandre 1er a signé une convention de paix secrète le 10 octobre 1801. Les nouveaux gouvernants britanniques sont favorables à des négociations de paix.
Napoléon se jette alors sur une nouvelle aventure militaire : l’expédition de Saint Domingue.
Dans le bilan qu’il tire plus tard à Saint Hélène, il considère que " si l’expédition manqua, ce fut purement par des circonstances accidentelles, comme la fièvre jaune, la mort du général en chef..."
Cette façon d’analyser l’expédition de Saint Domingue ne tient pas.
Premièrement, l’expédition était très mal préparée du point de vue logistique. Les troupes débarquent avec des vivres pour seulement deux mois ; aussi, les commandants d’unités sont rapidement autorisés à prélever sur les habitants, patates, bananes, volailles et bestiaux ce qui ne contribue pas à de bons rapports avec eux. Quinze jours après avoir commencé la campagne, le général en chef Leclerc s’alarme et demande à Paris des vivres, de l’argent, des habits, du matériel d’hôpital, des souliers," des draps légers pour confectionner 20 000 capotes nécessaires aux soldats pour lutter la nuit contre le froid et l’humidité, de la toile de coton pour remplacer les tenues inadaptées au climat, 30 000 chemises, 20 000 guêtres de toile, 20 000 chapeaux ronds à haute forme pour préserver les hommes des coups de soleil qui les mènent à l’hôpital, 10 000 fusils neufs... Si tout cela ne m’arrive pas le plus promptement possible, quels que soient les efforts surnaturels que je fasse, je ne pourrai conserver Saint-Domingue à la République". Cette lettre montre bien que l’expédition a été décidée et planifiée sans tenir compte de la réalité humaine et climatique locale. L’épidémie de fièvre jaune pouvait être anticipée ou au moins combattue plus efficacement.
Deuxièmement, la volonté de rétablir l’esclavage dans toutes les Antilles ne pouvait que provoquer des résistances affaiblissant considérablement les forces françaises dans les Caraïbes. Ainsi, dans un premier temps les généraux haïtiens Christophe et Dessalines s’allient aux Français (qui prétendent rester opposés à l’esclavage) ; mais le rétablissement officiel de l’asservissement en Guadeloupe leur fait comprendre ce qui se joue et ils deviennent alors des opposants déterminés.
Troisièmement, Napoléon ment dans son bilan à Saint Hélène en minorant les forces ayant participé à l’expédition, en prétendant qu’elle n’a disposé "que de 16000 hommes et qu’elle était suffisante".
31 131 soldats ont débarqué à Saint Domingue sans compter les autres îes. Il s’agit de troupes parmi les meilleures du pays. Elles sont commandés par les meilleurs généraux français du moment pour une telle expédition.
Engagé à 19 ans parmi les volontaires de 1791, beau-frère de Bonaparte, Leclerc commandera un corps d’armée à 27 ans ; général en chef à Saint Domingue, il y meurt à l’âge de 30 ans ; sans cela il aurait fait partie des premiers maréchaux d’empire, sans aucun doute.
Antoine Richepanse, commandant des troupes qui "pacifient" la Guadeloupe, meurt également (à 32 ans) de la fièvre jaune ; lui aussi, aurait fait partie des premiers maréchaux d’empire, sans aucun doute.
Charles Dugua (chef d’état-major de l’expédition de Saint Domingue) valait bien mieux que de mourir lors de l’attaque du Fort-à-Pierrot dans une armée qui était là pour rétablir l’esclavage. Lui aussi, aurait fait partie des premiers maréchaux d’empire.
Il est évident que le principal reproche à adresser à Napoléon, c’est d’avoir agi contre tout sentiment humain dans cette affaire :
par la décision politique de rétablissement de l’esclavage
par les ordres donnés aux généraux,
par la façon dont Toussaint Louverture a été arrêté puis dont on l’a laissé mourir dans sa prison du fort de Joux.
La leçon d’humanité donnée en cette année 1802, le fut par les Noirs qui combattaient l’armée française. Tel est le cas par exemple de Louis Delgrès, mulâtre, devenu colonel de l’armée française durant la révolution en raison de ses services militaires dans les Antilles face aux Anglais. Connu comme d’idées montagnardes, il ne pouvait accepter la réaction raciste et esclavagiste en cours durant le Consulat.
Assiégé en mai 1802 par l’armée française, il lance « à l’univers entier le dernier cri de l’innocence et du désespoir ... C’est dans les plus beaux jours d’un siècle à jamais célèbre pour le triomphe des Lumières et de la philosophie, qu ’une classe d’infortunés qu’on veut anéantir se voit obligée d’élever sa voix vers la postérité (…) il existe des hommes qui ne veulent voir d’hommes noirs où tirant leur origine de cette couleur, que dans les fers de l’esclavage (…) La résistance à l’oppression est un droit naturel. La divinité même ne peut être offensée que nous défendions notre cause (…) et toi postérité, accorde une larme à nos malheurs et nous mourrons satisfaits. »
Sur le point d’être vaincus, le 28 mai, il choisit avec ses 300 hommes de se suicider à l’explosif plutôt que voir renaître l’esclavage, en vertu de la devise célèbre de la Révolution française a devise révolutionnaire « Vivre libre ou mourir ».
" Toutes les civilisations ont produit des ombres et des lumières et les civilisations se sont nourries de leurs lumières mutuelles pour mieux combattre leurs propres ombres." (Serge Letchimy, député de Martinique)
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