La « mort injuste » d’un ouvrier agricole

lundi 10 août 2020.
 

Le roman de Gisèle Bienne, La Malchimie, est le récit de l’empoisonnement : Sylvain, ouvrier agricole, est mort de la nocivité des produits phytosanitaires qu’il a manipulés dans son travail pendant des décennies. La Malchimie, c’est le regard de l’écrivaine sur la destruction du corps de son frère et sa démarche pour comprendre le désastre en cours dans ses dimensions sociales et politiques.

Sylvain ne fera pas de procès aux firmes de l’agrochimie. Ouvrier agricole, il est mort d’une leucémie aiguë myéloblastique due à une exposition aux produits « phytosanitaires » qu’il épandait dans les champs de son patron. La Malchimie est le récit, du point de vue de sa sœur, Gabrielle, des neuf derniers mois de la vie de Sylvain, en lutte contre les effets destructeurs d’un empoisonnement qui a duré pendant des décennies.

Les campagnes publicitaires des multinationales orientent les perceptions de leurs clients et du public : quoi de plus inoffensifs que des produits « phytosanitaires » appelés aussi « phytopharmaceutiques » destinés à améliorer la santé des plantes ? En réalité, ce sont « des pesticides » (de caedere : massacrer). Sur les 2,5 millions de tonnes de pesticides utilisées chaque année dans le monde, seulement 0,3 % atteindrait leur cible. Ce que ces produits phytopharmaceutiques atteignent, c’est le corps des hommes qui y sont exposés, riverains des cultures, paysans et leurs familles — premières victimes des pesticides au niveau mondial.

Le roman donne vie à Sylvain. C’est d’abord un « sujet » avec sa personnalité propre, construite pendant l’enfance au contact de ses frères et sœurs, de ses camarades footballeurs, des animaux, des plantes. Quand Gabrielle apprend sa maladie, elle voit « la marée de l’herbe ». Enfants, chaque matin d’été, ils emmenaient des vaches dans un pré éloigné : « Les bêtes se trouvaient déjà sous l’arbre que nous étions encore comme deux statues à l’entrée du pré, les pieds dans la terre spongieuse, de l’herbe jusqu’au ventre. […] Nous étions au bord d’une mer aux vagues très hautes. » L’après-midi, ils participaient aux moissons : « Nous avons travaillé autant que les hommes, les ficelles des gerbes ont rougi nos doigts, les ronces et les chardons griffé nos chevilles. Au bout du champ, nous sommes des cabris dans les chaumes. » Le soir, ils jouaient au ballon avec leurs frères et des camarades. L’intensité de leurs sensations au contact des plantes et des animaux, le partage des jeux et du travail ont fondé leur rapport au monde. Ils sont restés très proches jusqu’à la fin de l’adolescence, puis leurs chemins ont bifurqué, Gabrielle a fait des études, est partie en ville ; Sylvain est devenu ouvrier agricole, car le frère aîné « a tout raflé ».

La vie professionnelle de Sylvain a commencé avec les débuts de l’agriculture industrielle. Il a participé au combat pour une agriculture intensive, comme un fantassin en première ligne. Son métier était au centre de sa vie, la plaine le centre de gravité de son monde : « Il aimait en juin les vagues des orges sous le vent, la douceur de la plaine, sa vie secrète, impalpable. Il aimait conduire le tracteur, manier les outils. Année après année, il a labouré, hersé, ensemencé, moissonné des milliers d’hectares. » Grâce aux produits phytosanitaires, la plaine serait nette, propre, les récoltes abondantes. En tant qu’ouvrier agricole, il était chargé des « traitements ». Comment Sylvain aurait-il soupçonné qu’ils étaient dangereux puisqu’ils étaient conçus par des ingénieurs en lesquels il avait confiance, puisque la publicité les présentait comme inoffensifs, « presque entièrement biodégradables et amis de la nature » ? Un bidon de glyphosate a l’air anodin, on dirait même un allié contribuant à la santé des plantes. L’histoire de Sylvain mobilise notre imagination sur les conséquences de son contenu épandu au fil des saisons.

La Malchimie dévoile ce qui se cache derrière les statistiques des rendements agricoles et derrière des champs si propres qu’ils n’ont plus ni insectes ni oiseaux. L’envers des champs « impeccables », c’est la désagrégation du corps ravagé par les blastes. La « malchimie » fonctionne à partir de la logique du calcul qui quantifie tout afin de réaliser des profits. Paul François, lui-même victime d’un empoisonnement, cite un document d’un cadre de Monsanto aux commerciaux : « Nous ne pouvons pas nous permettre de perdre un dollar de business » (Un paysan contre Monsanto, 2017). Malgré les procès dont il est aujourd’hui la cible, Monsanto-Bayer continue de nier les effets pathogènes des pesticides, quitte à ce que les victimes en meurent. La Malchimie montre les étapes du combat courageux de Sylvain contre les blastes qui détruisent son sang. Les produits dits « phytosanitaires » sont en effet à l’origine la prolifération des blastes dans les cellules de la moelle osseuse. Située dans les os plats de l’homme, la moelle osseuse est « le berceau des cellules de son sang, la source des globules rouges et blancs et des plaquettes. La moelle osseuse est une prodigieuse usine qui, chaque jour, fabrique des milliards de cellules sanguines. C’est dans la plaine, le berceau des céréales, que le berceau du sang a été endommagé chez Sylvain ».

Sylvain, ici, n’est ni un chiffre ni un nom pris dans la statistique des victimes, c’est un homme joyeux, généreux, drôle, sensible et bon : « Il savait si bien habiter maison, verger et jardin, veiller à l’éclosion des fleurs, au mûrissement des fruits, ouvrir une bouteille de bon vin, allumer un feu, faire rire petits et grands, éclairer notre lanterne ». Ses souffrances, dues à la cruauté de l’industrie chimique, révoltent d’autant plus le lecteur.

L’alchimie de l’écriture est essentielle face à ces menaces et pour construire un monde où chaque « sujet » compte dans sa singularité, un monde où la vie d’un Sylvain et l’immense chagrin de sa sœur et de ses proches pèsent plus qu’un « dollar de business ». Elle nous rend lucides « face à l’apocalypse », sans craindre les affects dits « négatifs » — la peur devant la toute-puissance de l’industrie soutenue par les gouvernements, l’indignation, la révolte, la colère. Mais aussi l’empathie envers ceux qui souffrent, les victimes et leurs proches…

La narratrice est restée à l’écoute des enfants qu’étaient Sylvain et Gabrielle, c’est là que s’enracinent à la fois sa révolte contre les puissances destructrices et la force d’y résister par l’écriture. Écrire le livre est un acte d’amour envers le frère disparu : « Sylvain, c’est une part de toi. Tu lui dois ça. »


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