Fleurs d’été ( nouvelle japonaise sur la bombe d’Hiroshima)

vendredi 9 août 2019.
 

C’est une plongée dans l’horreur, que retrace le poète Tamiki Hara (1905-1951) dans trois nouvelles réunies. Hara avait quitté sa ville natale de Hiroshima pour étudier à Tokyo, où il devint un jeune écrivain brillant. Il y revint à la suite de la mort de sa femme en 1944 pour y connaître l’épreuve du bombardément.

Pour cet homme délicat, le monde avait déjà perdu son sens. Il lui fallait témoigner : " je dois laisser tout cela par écrit, me dis-je en moi-même. " Lorsque ce fut fait, il se suicida en se jetant sous un train, en 1951.

Fleurs d’été (Natsu no hana, 1947)

Par Tamiki Hara

Je sortis en ville et achetai des fleurs car j’avais décidé d’aller sur la tombe de ma femme. J’avais mis dans ma poche un paquet de bâtons d’encens pris à l’autel familial. Dans quelques jours c’était la fête des Morts, le premier 15 août depuis la mort de ma femme, et je n’étais plus du tout certain maintenant que ma ville natale restât intacte jusque-là. A cause des restrictions d’électricité on ne travaillait pas ce jour-là, et pourtant je ne vis aucun autre homme se promener en ville comme moi, dès le matin, un bouquet de fleurs à la main. Je ne connaissais pas le nom de mes fleurs, mais un certain charme champêtre se dégageait de leurs délicats pétales jaunes. Elles respiraient l’été.

J’aspergeai d’eau fraîche la tombe brûlante de soleil, partageai mon bouquet en deux, disposai les fleurs dans les deux vases qui étaient de chaque côté de la pierre tombale : celle-ci sembla se rafraîchir un peu. Je contemplai alors un moment la tombe et les fleurs. Il n’y avait pas seulement les cendres de ma femme mais aussi celles de mes parents. J’allumai les bâtons d’encens que j’avais apportés et m’inclinai dans une prière silencieuse, après quoi je bus un peu d’eau au puits d’à côté. Puis je rentrai en contournant le parc Nigitsu, et ce jour-là comme le lendemain, ma poche resta imprégnée d’une odeur d’encens. Le surlendemain, c’était la bombe atomique.

J’eus la vie sauve parce que j’étais aux cabinets. Ce matin du 6 août, je m’étais levé vers huit heures. La veille au soir il y avait eu deux alertes aériennes, mais il ne s’était rien passé. Un peu avant l’aube je m’étais déshabillé et, chose que je n’avais pas faite depuis longtemps, je m’étais couché et endormi en kimono de nuit. Je me levai et entrai dans les cabinets sans répondre à ma soeur qui, me voyant encore en caleçon, grommela que je me levais bien tard.

Quelques secondes plus tard, je ne sais plus exactement, il y eut un grand coup au-dessus de moi et un voile noir tomba devant mes yeux. Instinctivement je me mis à hurler et, prenant ma tête entre mes mains, je me levai. Je n’y voyais plus rien et n’avais conscience que du bruit : c’était comme si quelque chose comme une tornade s’était abattu sur nous. J’ouvris à tâtons la porte des cabinets et trouvai la véranda. J’entendais encore distinctement les hurlements que je venais de pousser au milieu d’un bruit de rafale, mais mes yeux ne voyaient plus et l’angoisse me saisit. Cependant, en avançant sur la véranda, les maisons détruites commencèrent peu à peu à m’apparaître dans une vague luminosité. Je repris mes esprits.

Cela ressemblait à un moment terrible d’un horrible cauchemar. Tout d’abord, à l’instant où avait retenti le choc au- dessus de ma tête et où j’avais été complètement aveuglé, j’avais compris que je n’étais pas mort. Mais j’avais eu un mouvement de colère à l’idée de la situation catastrophique dans laquelle je me trouvais. Le hurlement que j’avais poussé me semblait venir d’une autre personne ; je n’avais pu reconnaître mn propre voix. Puis lorsque, dans le vague, j’avais pu distinguer les environs, j’avais eu le sentiment d’être au coeur d’une terrible tragédie. J’avais déjà été témoin de ce genre de scène mais seulement au cinéma. Petit à petit des pans de ciel bleu apparurent, puis se multiplièrent, à travers la poussière qui obscurcissait tout. Des rayons de lumière pénétraient par les murs troués, venant de directions inattendues. Je m’avançai avec précaution sur le plancher : les tatami avaient été soufflés et projetés de tous côtés. Je vis alors ma soeur se précipiter vers moi : "Tu n’as rien ? Tu n’es pas blessé ? Ça va ?" cria-t-elle. "Tes yeux saignent, va vite te les laver", me dit-elle en m’apprenant qu’il y avait encore de l’eau à l’évier.

Me rendant compte que j’étais complètement nu, je me retournai et lui demandai si elle n’avait pas au moins quelque chose à me donner pour m’habiller. Elle réussit à tirer un caleçon d’un placard qui avait échappé au désastre. A ce moment-là, quelqu’un fit irruption avec des gestes étranges. L’homme avait le visage en sang et ne portait qu’une chemise. C’était quelqu’un de l’usine. En me voyant, il laissa échapper : "Vous avez de la chance, vous, vous n’avez rien", puis il marmonna quelque chose comme "Un téléphone, un téléphone, il faut que je téléphone..." et partit comme s’il avait beaucoup à faire.

Partout il y avait des fissures. Les cloisons et les tatami arrachés, on voyait à nu les piliers et l’armature des pièces de la maison. Pendant un moment il y eut un silence insolite. C’est le dernier souvenir que je garde de cette maison. Après, j’ai appris que dans ce quartier la plupart des habitations s’étaient effondrées et étaient détruites. Dans le cas de la nôtre, l’étage n’était pas tombé et le sol avait tenu bon. C’était vraiment de la bonne construction !... C’est mon père, homme très méticuleux, qui l’avait fait construire quarante ans auparavant.

Je traversai les pièces sur les tatami et les cloisons renversés en quête de quelque vêtement. Je trouvai rapidement une veste ; cherchant ensuite un pantalon, je pris brusquement conscience du désordre qui régnait. Le livre que je lisais la veille au soir était par terre, les pages tournées.

Le tableau accroché à l’étagère du haut était tombé et cachait le bas du tokonoma* d’un air meurtrier. Bizarrement, je trouvai un bidon d’eau, venu d’on ne sait où, puis un chapeau. Ne voyant toujours pas de pantalon, je cherchai quelque chose à me mettre aux pieds.

C’est alors que K..., un employé des bureaux, apparut à la véranda du salon et me supplia d’une voix douloureuse :

"Oh... Oh... Aidez-moi, je suis blessé...", et il s’assit là comme pour ne plus bouger. Du sang coulait un peu de son front, il avait les yeux noyés de larmes.

Je lui demandai où il était blessé, et il me montra son genou en appuyant dessus, tandis que se tordait son visage blême et tout ridé. Je trouvai à côté de moi un bout de tissu que je lui tendis et moi j’enfilai deux paires de chaussettes.

"Oh ! ça fume ! Fuyons ! Emmenez-moi ! ..." , me dit-il en me pressant de partir. K..., plus âgé que moi, montrait toujours beaucoup plus d’énergie, mais cette fois-ci il semblait vraiment bouleversé.

De la véranda, on voyait toute la masse des habitations effondrées, avec au loin, vaguement, comme seul point de repère, un bâtiment en béton armé. Dans le jardin, le long du mur de terre qui s’était renversé d’un bloc, était couché le tronc du grand érable, cassé net en son milieu, la cime abattue sur le petit bassin de pierre. Soudain K... alla s’accroupir dans l’abri antiaérien et eut ces mots bizarres : "Patientons là, non ? Nous avons même une petite réserve d’eau...

Non, non, lui répondis-je, allons à la rivière !" Mais il poursuivit d’un air interrogateur comme s’il ne savait pas : "La rivière ? Mais comment fait-on, déjà, pour aller à la rivière ?..."

De toute façon nous n’étions pas encore prêts. Je tirai du placard un vêtement de nuit que je lui tendis, puis j’arrachai les doubles rideaux de la véranda. Je ramassai aussi des coussins. Je retournai un tatami et sortis de dessous un sac de secours contenant tout le nécessaire en cas de catastrophe. Rassuré, je me le mis à l’épaule. Quelques petites flammes rouges sortirent du hangar de l’usine de médicaments d’à côté.

Il était grand temps de fuir ! Je passai par-dessus le tronc du grand érable cassé en deux et partis enfin. Ce grand érable, que j’avais toujours connu au fond du jardin, avait été pour moi, dans mon enfance, un objet de rêverie. Eh bien ! depuis ce printemps où j’étais revenu vivre dans mon pays natal, il m’avait semblé, je ne sais pourquoi, que je ne retrouverais plus dans cet arbre la silhouette pleine de charme qu’il avait autrefois. C’était vraiment très curieux. Etrange aussi que ce pays natal tout entier eût perdu sa douce atmosphère et qu’il y eût là pour moi comme une concentration de je ne sais quels éléments cruels et inorganiques. Chaque fois que j’entrais dans le salon donnant sur le jardin, me venait naturellement à l’esprit ce titre d’une nouvelle d’Edgar Poe : la Chute de la maison Usher.

K... et moi avancions sur de maisons effondrées, aplaties, évitant les obstacles. Au début nous progressions très lentement, puis nos pieds rencontrèrent un terrain plat : nous étions arrivés sur la route. Nous avons pu alors, en foulant la chaussée, accélérer l’allure. De derrière une construction détruite, une voix hurla soudain : "S’il vous plaît, monsieur !..." Tournant la tête, nous vîmes une femme venir vers nous, le visage en sang, pleurant : "(Au secours, au secours !...", hurlait-elle, complètement affolée, et elle nous suivit désespérément. Un peu plus loin, sur la route, nous barrant le passage, une vieille femme sanglotait comme une enfant : "Ma maison, ma maison brûle !..." Brusquement nous fûmes entourés de flammes violentes qui ronflaient bruyamment. Nous nous mîmes à courir pour les dépasser. Aussitôt le chemin redevint plat et quelques instants plus tard nous étions arrivés au pied du pont Sakae. Là affluaient sans cesse des foules de rescapés. En haut du pont quelqu’un s’époumonait : "Que ceux qui sont encore valides prennent des seaux et éteignent le feu !" Je me dirigeai vers le bois de bambous de la maison des Izumi, et c’est alors que je perdis K...

Le bois de bambous avait été fauché et, sous la violence des pas des fuyards, un chemin s’y était naturellement formé. Le célèbre jardin, chargé d’histoire, qui bordait la rivière était maintenant complètement défiguré : la plupart des arbres gigantesques avaient été coupés en plein ciel. Soudain, à côté d’un buisson, m’apparut le visage d’une femme d’entre deux âges dont le corps pourtant robuste était comme accroupi, jeté à terre, inerte. En regardant son visage dont tout souffle de vie avait été arraché, il me sembla y découvrir quelque chose qui évoquait une maladie contagieuse. C’était ma première rencontre avec un pareil visage, mais par la suite je n’allais pas tarder à en voir de plus terriblement étranges, innombrables.

Dans les buissons qui conduisaient à la rivière, je rencontrai un groupe de collégiennes réquisitionnées qui s’étaient enfuies de leur usine. Elles étaient toutes blessées, mais sans trop de gravité, semblait-il. Sans doute continuaient- elles à trembler à l’idée de ce qu’il y avait d’inconnu dans les événements du matin, mais elles avaient l’air plutôt gaies et parlaient avec animation. A ce moment-là arriva mon frère aîné. Il portait juste une chemise et avait une bouteille de bière à la main. A première vue, il n’avait rien. Sur l’autre rive, les bâtiments détruits s’étendaient à perte de vue, et, à part les poteaux électriques, le feu avait déjà fait son oeuvre. Je m’assis sur l’étroit chemin qui longeait la rivière et songeai que, maintenant au moins, il n’y avait plus de danger. Ce qui depuis longtemps nous effrayait, ce qui finalement devait arriver, était bel et bien arrivé. L’esprit plus tranquille, je me dis que j’avais survécu. J’avais souvent pensé avoir autant de chances de mourir que de survivre, mais à cet instant-là le fait même de vivre et le sens même de la vie s’imposèrent brusquement à mon esprit.

"Je dois laisser tout ça par écrit", me dis-je en moi-même. Pourtant à ce moment-là je ne savais pratiquement rien encore du vrai visage de cette attaque aérienne.

Le brasier, sur la rive en face, s’intensifia. La chaleur arrivait jusqu’à nous. Je trempai alors mon coussin dans l’eau de la rivière remplie par la marée haute et m’en couvris la tête. Puis quelqu’un hurla : "Attention ! Un bombardement ! Que tous ceux qui ont des vêtements clairs se cachent sous les arbres !" Les uns derrière les autres les gens rampèrent jusque dans les fourrés. Le soleil tombait d’aplomb et il me semblait bien que le feu avait pris au-delà des buissons. Je retins mon souffle un instant mais comme apparemment il ne se passait rien je retournai vers la rivière. Sur l’autre rive le feu continuait de plus belle. Un souffle brûlant passa sur ma tête, une fumée noire arriva comme projetée en avant jusqu’au milieu de l’eau. Le ciel venait subitement de s’assombrir quand une pluie terrible, aux gouttes énormes, s’abattit sur nous. La chaleur de l’incendie en fut un peu tempérée, mais peu après le ciel redevint clair, sans trace de nuage. Sur la rive opposée le brasier continuait. Du côté de la rivière où j’étais, j’avais déjà retrouvé mon frère aîné et ma jeune soeur, ainsi que deux ou trois voisins aux visages connus. Ainsi réunis, chacun raconta aux autres ce qui lui était arrivé le matin.

Mon frère, lui, était assis à son bureau dans la compagnie où il travaillait quand il avait vu une vive lumière traverser le fond du jardin. Il avait été projeté à plus de deux mètres, puis plaqué au sol sous le toit de la maison qui s’était effondrée. Pendant un court instant, il s’était débattu, mais avait bientôt aperçu un trou par où il était sorti en rampant. De l’usine, des collégiens criaient en appelant au secours. Mon frère les avait aidés à sortir au prix d’efforts désespérés. Ma soeur, elle, avait aperçu l’éclair de l’entrée de la maison. Elle était allée se blottir précipitamment sous l’escalier, ce qui l’avait plus ou moins protégée. D’abord chacun avait pensé que seule sa maison avait été bombardée, mais, quand les gens étaient sortis des décombres, ils avaient été très surpris de voir que c’était partout la même chose... Et il était étrange aussi de voir les maisons détruites sans aucun de ces trous que font habituellement les bombes. C’était peu après la fin de l’alerte aérienne. Il y avait eu un brusque éclair accompagné d’un léger bruit comme le chuintement d’une ampoule de flash, et, en un instant, tout s’était retrouvé sens dessus dessous. "On aurait dit de la sorcellerie" , ajouta ma soeur en tremblant.

Sur l’autre rive, l’incendie s’apaisait. Une voix hurla que de notre côté les arbres du jardin avaient pris feu. Une petite fumée commença à s’élever dans le ciel, derrière les buissons. La rivière toujours haute n’avait pas l’air de vouloir redescendre. Je franchis avec peine la digue de rochers et me retrouvai au bord de l’eau. A mes pieds était arrivé en flottant un cageot en bois blanc. Il s’en échappait des oignons qui surnageaient tout autour. J’attrapai le cageot, pris les oignons et les jetai aux gens, sur le bord. Un wagon s’était renversé sur le pont de fer, un peu plus haut en amont, et ce cageot était arrivé jusqu’ici au fil de l’eau. Comme je ramassais ces oignons, j’entendis quelqu’un appeler au secours. C’était une petite fille qui, accrochée à un bout de bois, apparaissait et disparaissait au milieu des flots, emportée par le courant. Je cherchai un gros morceau de bois et me mis à nager en le poussant devant moi. Je n avais pas nagé depuis longtemps, mais sauver quelqu’un ne me fut pas aussi difficile que je le pensais.

Sur l’autre rive, le feu, un moment calmé, avait repris. Maintenant, on voyait une fumée noirâtre s’élever au milieu du brasier rouge, et cette masse noire se développait, s’étendait furieusement. La chaleur de l’incendie augmentait à chaque instant. Mais ce feu sinistre, après avoir brûlé tout ce qu’il pouvait, se transforma finalement en un désert de décombres. C’est alors que, juste au milieu de la rivière, un peu plus bas, je vis se déplacer vers nous une énorme couche d’air, transparente, tout agitée d’oscillations. J’eus à peine le temps de penser à une tornade que déjà un vent d’une violence terrible passait au-dessus de ma tête. Toute la végétation alentour se mit à trembler, et, presque au même instant, la plupart des arbres furent arrachés du sol et emportés en l’air. Dans leur folle danse aérienne, ils allèrent se ficher comme des flèches dans le chaos ambiant. Je ne me souviens pas vraiment de la couleur du ciel à ce moment-là, mais je crois qu’il était voilé d’une lumière verte et lugubre, comme dans ce fameux rouleau qui représente l’enfer.

Après le passage de la tornade, à la couleur du ciel on devinait le soir. Mon autre frère, que l’on n’avait pas encore vu, arriva par hasard. Il avait des marques grises sur la figure, et sa chemise était déchirée dans le dos. Par endroits, la peau de son visage était légèrement brûlée. Ce bronzage se transforma par la suite en brûlures purulentes qu’on dut soigner pendant plusieurs mois, mais, à ce moment-là, mon frère était encore en assez bonne santé. C’est en rentrant chez lui où on l’avait appelé qu’il avait remarqué dans le ciel un petit avion, et tout de suite après trois éclairs bizarres. Il avait été alors projeté à presque deux mètres. Sous la maison aplatie se débattaient sa femme et leur bonne. Il les avait aidées à sortir et avait confié les deux enfants à la bonne qu’il avait fait partir en premier. Puis il avait aidé un vieillard qui habitait à côté, ce qui lui avait demandé encore quelque temps.

Et maintenant ma belle-soeur était très inquiète pour ses enfants. On entendit alors la voix de la bonne, de l’autre côté de la rivière. Elle disait qu’elle avait mal aux mains, qu’elle ne pouvait plus porter les enfants, que l’on vienne vite.

Les arbres de la maison des Izumi se consumaient peu à peu. Il ne fallait pas que l’incendie nous surprît de nuit là où nous étions, aussi voulions-nous traverser la rivière pendant qu’il faisait encore jour, mais il n’y avait aucun bateau nulle part. Mon frère aîné et sa femme décidèrent donc de faire le détour par le pont, mon second frère et moi nous remontâmes le long de la rivière à la recherche d’une embarcation. Comme nous avancions sur l’étroit chemin de pierre qui longe la rivière, je vis pour la première fois des grappes humaines défiant toute description. Le soleil était déjà bas sur l’horizon, le paysage environnant pâlissait. Sur la grève, sur le talus au-dessus de la grève, partout les mêmes hommes et les mêmes femmes dont les ombres se reflétaient dans l’eau. Mais quels hommes, quelles femmes !... Il était presque impossible de distinguer un homme d’une femme tant les visages étaient tuméfiés, fripés. Les yeux amincis comme des fils, les lèvres véritables plaies enflammées, le corps souffrant de partout, nus, tous respiraient d’une respiration d’insecte, étendus sur le sol, agonisant. A mesure que nous avancions, que nous passions devant eux, ces gens à l’aspect inexplicable quémandaient d’une petite voix douce : "De l’eau, s’il vous plaît, de l’eau...", ou encore nous suppliaient : "Faites quelque chose, sauvez-nous..." Presque partout ce n’était que plaintes.

Je fus arrêté par des voix aiguës et pitoyables : "Monsieur... monsieur..." Je regardai et vis, juste à côté de moi, dans l’eau de la rivière, le corps nu d’un jeune garçon immergé jusqu’à la tête, mort. Sur l’escalier de pierre, à un mètre à peine du cadavre, il y avait deux femmes accroupies. Leurs visages enflés, tordus, horribles à voir, avaient presque doublé de volume, et seuls leurs cheveux, emmêlés et brûlés, indiquaient qu’il s’agissait de femmes. Tout d’abord, plus que de la pitié, elles m’inspirèrent de l’horreur. L’une d’elles, voyant que je m’étais arrêté, me demanda en pleurant d’aller lui chercher le matelas, son matelas, qui était là-bas sous l’arbre. Je regardai vers l’arbre et, effectivement, il y avait bien quelque chose qui ressemblait à un matelas, mais, hélas ! comme on pouvait s’y attendre, un blessé, prostré, au bord de la mort, s’y était installé. Il n’y avait désormais plus rien à faire.

Ayant trouvé un petit radeau, je le détachai et ramai avec mon frère jusqu’à l’autre rive. Il faisait déjà sombre, et là aussi de nombreux blessés attendaient. Un soldat accroupi au bord de l’eau suppliait qu’on lui fit boire de l’eau chaude : je l’emmenai accroché à mon épaule. Il avait l’air de souffrir beaucoup en avançant, chancelant sur le terrain sablonneux ; puis soudain, comme s’il vomissait, il dit d’une petite voix : "J’aurais mieux fait de mourir..." Alors moi, découragé, je l’approuvai en silence et ne pus prononcer aucun mot. C’était comme si, face à la bêtise aveugle, une colère sans borne nous unissait. Je le laissai alors à mi-chemin car, de la digue où nous étions, j’avais aperçu, plus haut sur le talus, un point d’approvisionnement en eau chaude. Là, penchée au-dessus d’un bac d’où s’échappait de la vapeur, je vis une femme, crâne énorme et cheveux brûlés, qui tenait entre ses mains un bol et buvait lentement de l’eau chaude. Cette tête, boursouflée et étrange, était toute boutonneuse, comme parsemée de haricots noirs. Et les cheveux étaient rasés en ligne droite, juste au niveau de l’oreille. (Plus tard, à force de voir des blessées avec cette coupe si particulière, je compris que c’était la marque du chapeau en dessous duquel les cheveux avaient été brûlés.) J’attendis un moment, puis on me donna un bol que je retournai porter au soldat que j’avais laissé. Regardant par hasard vers la rivière, je vis plié en deux un soldat, mon soldat blessé, en train d’y boire désespérement tout ce qu’il pouvait d’eau.

Dans le crépuscule du soir, le ciel au-dessus de la maison des Izumi et les flammes des brasiers environnants brillaient d’un éclat extraordinaire ; sur la grève, des gens avaient fait du feu avec des bouts de bois et préparaient de quoi dîner. Depuis quelque temps déjà, une femme au visage boursouflé, enflé, était allongée par terre, à côté de moi. Elle demanda à boire et je m’aperçus alors que c’était la bonne de mon deuxième frère. Elle me raconta que c’était au moment de sortir de la cuisine avec le bébé dans les bras qu’elle avait rencontré l’éclair. Elle avait été brûlée au visage, à la poitrine, et à une main. Elle s’était enfuie la première, avant mon frère et sa femme, en emmenant avec elle la petite fille et le bébé. Sur le pont elle avait perdu la petite fille, et elle était arrivée là où nous étions, au bord de la rivière, avec seulement le bébé dans ses bras. Tout d’abord elle s’était protégée d’une main voulant arrêter l’éclair qui l’avait frappée en plein visage. C’était comme si on était en train de la lui arracher.

L’eau commençait de nouveau à monter, et nous quittâmes le bord de la rivière pour aller nous réfugier sur le talus. La nuit était tout à fait tombée. On pouvait entendre ici et là des voix affolées réclamer de l’eau. L’agitation bruyante et incessante des gens restés sur le bord allait croissant. En haut, sur le talus, il y avait du vent et il y faisait trop frais pour dormir. En face, on voyait le parc Nigitsu, maintenant plongé dans la nuit, et on distinguait à peine la silhouette de ses arbres brisés. Mes frères s’allongèrent dans un creux de terrain ; j’en cherchai un autre où je me glissai en rampant. A côté de moi, trois ou quatre collégiennes, blessées, étaient allongées.

On entendit quelqu’un se demander avec inquiétude s’il ne valait pas mieux fuir, car les arbres d’en face commençaient à brûler. Je sortis de mon trou et regardai. En effet, deux ou trois cents mètres plus loin, des arbres étaient en feu, mais il n’y avait aucun danger que l’incendie se propageât de notre côté.

Une des jeunes filles blessées me demanda alors si le feu pouvait venir jusqu’ici. Je lui répondis que non et lui dis de se rassurer. Puis elle s’inquiéta de l’heure, me demandant s’il n’était pas encore minuit.

A ce moment-là, il y eu une alerte, ce qui me fit penser qu’il restait quelque part une sirène qui n’avait pas été détruite. On l’entendait dans le lointain. La ville semblait encore brûler avec violence et on voyait une immense lumière en aval de la rivière. "Ah... Ah... Pourquoi est-ce que ce n’est pas encore le jour...", gémissait une des jeunes collégiennes. "... Papa... Maman...", appelaient-elles, ensemble, d’une petite voix faible... "Est-ce que l’incendie vient vers nous ?", me demanda encore une fois la jeune fille blessée...

Du bord de la rivière, quelqu’un, un jeune sans doute, qu’on aurait pourtant dit en bonne santé, fit entendre une voix gémissante de mourant. Cette voix se propagea dans toute les directions. "De l’eau... de l’eau... à boire, s’il vous plaît... Oh... Oh... maman... ma grande soeur... mon petit Hikaru,.." A ce cri pathétique se mêlait son souffle haletant, affaibli, et qui reprenait sans cesse, douloureusement. Dans mon enfance, il m’était arrivé, passant par cette digue, d’aller pêcher sur la grève, et le souvenir d’un jour de canicule reste étrangement présent à ma mémoire. Sur le sable, il y avait un grand panneau publicitaire pour le dentifrice Lion, et de temps en temps un train passait avec fracas sur le pont de fer. C’était aussi paisible que dans un rêve.

Avec le jour, les gémissements de la nuit s’étaient tus, mais il me semblait encore entendre cette voix agonisante qui vous tordait les entrailles. Les alentours s’éclaircissaient et une brise matinale se levait. Mon frère aîné et ma jeune soeur retournèrent vers les restes incendiés de notre maison, et mon second frère se dirigea vers les champs de manoeuvre de l’Est où il avait entendu dire qu’il y avait un centre de soins. Moi-même, je me préparais à y aller quand un soldat qui était à côté de moi me demanda s’il pouvait m’accompagner. Il devait être gravement blessé, ce grand soldat, qui même accroché à mon épaule avançait peureusement, un pied après l’autre, comme s’il transportait quelque chose de très fragile. Et sous nos pieds, des débris, des cadavres, fumaient encore. C’était atroce. Au pont Tokiwa, le soldat à bout de forces me dit de l’abandonner : il ne pouvait plus avancer. Je le laissai donc et poursuivis mon chemin en direction du parc Nigitsu. Ici et là restaient quelques maisons, détruites bien sûr, mais qui avaient échappé à l’incendie. Partout cependant l’éclair avait marqué son passage de son sceau. Des gens s’étaient rassemblés sur un terrain vague. C’était parce qu’un peu d’eau sortait d’une conduite crevée. Là, j’appris par hasard que ma nièce s’était réfugiée dans le temple Toshogu qui servait d’abri.

Je me hâtai vers l’enceinte du temple où je la trouvai avec sa mère. La veille, après avoir perdu sa bonne sur le pont, elle avait fui avec des gens qu’elle ne connaissait pas. Et maintenant, elle venait juste de retrouver sa mère et s’était mise à peurer comme si elle n’en pouvait plus. Son cou n’était qu’une brûlure, plaie noire, qui semblait lui faire très mal.

Sous le grand portique du temple, on avait installé un centre de soins. Un agent de police passait et demandait à chacun son nom, son âge, son domicile et autres renseignements de ce genre, puis notait tout cela sur un bout de papier qu’il remettait ensuite à l’intéressé. Même muni de ce papier, on devait pourtant encore attendre plus d’une heure sous un soleil de plomb, dans la longue file des blessés. Ceux d’entre eux qui pouvaient se joindre à la file avaient relativement de la chance... On entendait sans cesse des appels et des pleurs déchirants : "Ho ! soldat... soldat... au secours !" Une jeune fille brûlée de partout se tordait de douleur sur le bord de la route. Près d’elle, un homme en uniforme de la protection civile, couché par terre, la tête horriblement enflée par les brûlures et posée sur une pierre, la bouche noircie, grande ouverte, gémissait d’une voix faible et saccadée : "Quelqu’un... aidez-moi... Oh... une infirmière... Oh... un docteur !" Mais personne ne se retournait. Les policiers, médecins et infirmières, tous venus en renfort d’autres villes, étaient, hélas ! en nombre limité.

J’attendais moi aussi dans la file, avec la bonne de mon frère. Celle-ci, dont les brûlures enflaient de plus en plus affreusement, était obligée par instant de s’accroupir par terre. Ce fut enfin notre tour et, après avoir reçu des soins, nous dûmes nous mettre en quête d’un endroit pour nous reposer. Partout dans l’enceinte du temple, ce n’était que gens blessés, prostrés, couchés par terre. Il n’y avait ni tente ni coin ombragé. Quelques morceaux de bois alignés contre un remblai pierreux nous servirent de toit, sous lequel il nous fallut passer tous les six plus de vingt-quatre heures.

Juste à côté de nous, il y avait un autre abri, presque identique au nôtre. Sur une natte de paille était installé un homme qui ne cessait de remuer. Il se mit à me parler. Il n’avait plus ni chemise ni veste. Son pantalon n’avait plus qu’une jambe, et encore déchirée en haut de la cuisse. Il avait été brûlé aux deux mains, aux deux jambes et au visage. Au moment de la bombe il se trouvait au sixième étage de l’immeuble Chugoku, mais même dans l’état presque désespéré où nous le voyions, il avait réussi à venir jusqu’ici en demandant des renseignements aux gens, en faisant avec autorité usage de la parole. C’était certainement quelqu’un de têtu et de volontaire. Un jeune homme couvert de sang, portant un ceinturon d’élève officier, pénétra dans son abri. L’homme, d’un air dur, se mit à gronder : "Hé... dis donc, toi,.. va-t-en... Tu ne vois pas dans quel état je suis ?... Si tu me touches, attention... Il y a de la place partout... Tu n’as pas besoin de venir justement ici, c’est tout petit... Allez va-t-en... vite..." Sans comprendre, hébété, le jeune homme tout ensanglanté se leva pour partir.

A environ deux mètres de nous, sous un cerisier qui n’avait presque pas de feuilles, deux jeunes collégiennes étaient couchées par terre. Avec leurs visages calcinés, leurs dos maigres exposés au soleil brûlant, elles gémissaient de douleur et réclamaient à boire. C’étaient des élèves de l’école féminine de commerce et elles avaient été envoyées à l’arrachage des pommes de terre. C’est là qu’elles avaient été victimes de la bombe. Une femme en pantalon de paysanne, le visage noir de fumée, arriva, posa son sac par terre et, à bout de forces, s’assit en allongeant ses jambes... Le jour commençait déjà à tomber. A la pensée que j’allais encore passer une nuit de plus ici, je me sentis étrangement triste et découragé.

Uu peu avant l’aube, on entendit quelqu’un psalmodier sans fin une invocation bouddhique. Des gens mouraient à chaque instant, semblait-il. Le soleil était haut dans le ciel quand les deux jeunes filles de l’école de commerce moururent. Un policier, après avoir examiné leurs cadavres qui avaient roulé tête en avant dans le fossé, s’approcha de la femme en pantalon de paysanne. Affaissée, elle aussi avait rendu son dernier soupir. Le policier ouvrit son sac à main, y trouva son livret de banque et des bons d’un emprunt public. Il en conclut qu’elle avait été surprise par la bombe alors qu’elle partait en voyage.

Vers midi, il y eut une alerte aérienne et on entendit un bruit d’avion. J’avais beau maintenant être habitué à l’horreur et au tragique, la fatigue et la faim se faisaient cruellement sentir. Et nous étions toujours sans nouvelles du fils aîné et du cadet de mon second frère, dont l’école était au centre-ville. Les gens mouraient les uns après les autres ; leurs cadavres restaient là sur place. Tous comprenaient bien qu’il n’y avait pas d’espoir et marchaient nerveusement. Et pourtant, on entendait du côté du champ de manoeuvre une sonnerie de clairon, terriblement limpide.

Mes petites nièces, brûlées, pleuraient et criaient ; la bonne ne cessait de gémir et de réclamer à boire. Nous étions tous très fatigués. C’est alors que mon frère aîné revint. Il était allé la veille à Hatsukaichi où s’était réfugiée ma belle- soeur, et ce jour même il avait réussi à louer une carriole au village de Yawata. Nous partîmes tous dedans.

Cette carriole nous conduisit, la famille de mon second frère, ma soeur et moi, du bas du temple Toshogu au parc Nigitsu. Et c’est vers le portail de la maison des Izumi, après Hakushima, que, dans un terain vague du côté du champ de manoeuvre de l’Ouest, le regard de mon frère fut attiré par un cadavre dont les culottes courtes jaunes nous rappelaient quelque chose. Mon frère descendit de voiture. Ma belle-soeur et moi le suivîmes pour le rejoindre près du corps. En plus de ces culottes qui nous rappelaient quelque chose, il y avait un ceinturon qui, lui, ne laissait aucun doute. C’était mon neveu, Fumihiko. Il n’avait pas de veste. Au niveau de la poitrine, il avait une cloque grosse comme le poing d’où s’écoulait un liquide. La blancheur de ses dents ressortait délicatement dans son visage complètement noirci par les brûlures. Ses mains étaient étendues, ses doigts raidis et recroquevillés vers l’intérieur, les ongles incrustés dans la chair. A côté de lui le corps d’un autre lycéen et, un peu plus loin, celui d’une jeune fille. La mort les avait raidis tous les trois dans une ultime position. Mon frère arracha les ongles de Fumihiko, prit son ceinturon en souvenir et laissa une carte avec son nom sur le corps. Nous sommes alors repartis. Nous étions à bout de larmes.

Notre voiture prit la direction du temple Kokutaiji, passa le pont Sumiyoshi, puis se dirigea vers Koi. Je pus ainsi avoir une vue assez complète de ce qui avait brûlé dans le centre de la ville. Dans le vide argenté qui s’étendait sous le soleil brûlant et aveuglant, il y avait une route, une rivière, un pont, et ici et là des corps boursouflés, les chairs à vif. C’était sans aucun doute la matérialisation, grâce à des méthodes précises et très élaborées, d’une nouvelle forme d’enfer. Tout élément humain avait été exterminé. Ainsi, par exemple, l’_expression humaine des cadavres avait fait place à une sorte de rictus mécanique de mannequin. Les corps, dans un ultime instant de lutte contre la souffrance, semblaient s’être raidis dans un rythme troublant. Les fils électriques tombés et emmêlés, les innombrables débris faisaient penser à un dessin convulsif tracé dans le vide. Les trains qui paraissaient s’être renversés comme un rien, les chevaux à terre qui avaient laissé tomber leurs immenses carcasses faisaient penser au monde de la peinture surréaliste. Les grands camphriers du temple Kokutaiji avaient été déracinés, les pierres tombales soufflées et éparpillées. La bibliothèque Asano, dont il ne restait que les murs, servait de morgue. Les routes fumaient encore par endroits. L’odeur de la mort emplissait l’atmosphère. Chaque fois que nous passions une rivière, je trouvais extraordinaire que le pont ne se fût pas effondré. Pour transcrire ce que je ressentis à la vue de ce paysage irréel, j’emploierai une forme particulière de l’écriture japonaise. les katakana.

Débris étincelants Cendres claires S’étirent en un vrai paysage. Qui sont ces corps brûlés aux chairs à vif Rythme étrange des corps d’hommes morts Tout cela exista-t-il ? Tout cela a-t-il pu exister ? Un instant et reste un monde écorché vif. A côté des trains renversés Le gonflement des carcasses de chevaux L’odeur des fils électriques qui peu à peu se consument en fumant...

* Dans une pièce, renfoncement destiné à recevoir des objets décoratifs.

Traduction de Brigitte Allioux, Le Monde-Diplomatique, octobre 1986.

Extrait de Anthologie de nouvelles japonaises contemporaines,

Gallimard, Paris, 1986


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