Hiroshima, Nagasaki, 6 et 9 août 1945. La fabrication du mythe

vendredi 1er septembre 2023.
 

Le récent film Oppenheimer de Christopher Nolan, par ailleurs fort bon, répète la thèse officielle qui veut que la bombe atomique était nécessaire pour faire capituler le Japon et qu’elle a épargné les vies des centaines de milliers de soldats américains et japonais qui seraient morts dans les combats d’un débarquement sur le territoire japonais.

C’est tout à fait démenti depuis au moins trente ans par la meilleure histoire universitaire. Mais celle-ci n’a pas réussi à pénétrer l’histoire grand public ni les manuels scolaires. Ni une propagande de Washington toujours active…

Lorsque le Japon capitule le 11 août 1945, puis que les GIs rentrent chez eux, l’opinion publique aux Etats-Unis est tout naturellement convaincue que la victoire est due à cette bombe atomique dont l’extraordinaire nouvelle impressionne tellement. Tandis que les médias se remplissent d’explications de la fission nucléaire et de promesses de l’énergie atomique, seules quelques voix minoritaires formulent des critiques.

Le 9 août 1945, avant que la bombe de Nagasaki ne soit connue, John Foster Dulles, le futur Secrétaire d’Etat, alors un dirigeant de l’Eglise presbytérienne, et l’évêque méthodiste G. Bromley Oxnam, adressent un appel urgent au Président Truman pour le prier de montrer de la « retenue » en suspendant « notre programme d’attaques aériennes sur le territoire métropolitain du Japon pour accorder au peuple japonais une occasion adéquate de réagir à la nouvelle situation ».[1]

Interviewé par le Sunday Times le 18 août 1946 (interview reprise par le New York Times le lendemain 19 août), Albert Einstein déclarait : « Je soupçonne que l’affaire [la décision d’utiliser la bombe atomique] a été précipitée par le désir de mettre fin à la guerre dans le Pacifique par n’importe quel moyen avant la participation de la Russie. Je suis sûr que si le Président Roosevelt avait encore été vivant, rien de tout cela n’aurait été possible. »[2]

Le 20 septembre 1945, le général Curtis E. LeMay, le commandant des forces de bombardement stratégiques, déclarait dans une conférence de presse :

« LeMay : « La guerre se serait terminée en deux semaines sans l’entrée en guerre des Russes et sans la bombe atomique. »

Q. : « Vous pensez ça vraiment, mon général ? Sans les Russes et sans la bombe atomique ? »

LeMay : « La bombe atomique n’avait rien à voir du tout avec la fin de la guerre. »[3]

Le 5 octobre 1945, David Lawrence, le propriétaire conservateur de la revue U.S. News and World Report écrivait : « Des porte-parole compétents de l’Armée de l’air disent que ce n’était de toute façon pas nécessaire et que la guerre avait été gagnée déjà. Des témoignages compétents existent pour prouver que le Japon cherchait à se rendre depuis plusieurs semaines avant la bombe atomique. »

Et le 23 novembre : « Nous avons utilisé une arme horrible pour asphyxier et incinérer plus de 100’000 hommes, femmes et enfants dans une sorte de super-chambre à gaz mortelle – et cela dans une guerre déjà gagnée ou que les porte-parole de nos forces de l’air nous disent qu’elle aurait pu être gagnée rapidement sans la bombe atomique… »[4]

Le 17 novembre, le capitaine Ellis Zacharias écrivait dans le Saturday Evening Post : « Les responsables des Etats-Unis “avaient l’information précise de l’intérieur du Japon que depuis le début de l’année 1945 un puissant groupe de dirigeants japonais discutaient lors de réunions quasi quotidiennes les moyens et la manière qui permettraient au Japon de s’extraire d’une guerre qu’ils considéraient tous inévitablement perdue.” »[5]

Fin novembre, le commentateur de la radio ABC Raymond Swing se demande pourquoi la bombe a été employée sans une démonstration publique préalable : « Une raison vient d’elle-même à l’esprit. Nous avions terminé la bombe juste à temps pour l’employer une semaine avant la date prévue d’entrée des Russes dans la guerre japonaise. Si du temps avait été pris pour mettre en scène la démonstration humanitaire, nous n’aurions pas pu dire que la bombe a joué le rôle que nous lui prêtons aujourd’hui dans la reddition du Japon. »[6]

En 1948, le physicien britannique Patrick Blackett (1897-1974), Prix Nobel 1948, qui avait travaillé pendant la guerre à l’amirauté britannique, écrira dans son livre sur la bombe publié à Londres que « le lancement de la bombe atomique sur le Japon n’a pas tellement été la dernière action militaire de la Deuxième Guerre mondiale que la première grande opération de la guerre froide diplomatique avec la Russie… »[7]

L’URSS avait déclaré la guerre au Japon le 7 août 1945, le lendemain de la bombe de Hiroshima, mais la campagne de l’Armée Rouge en Mandchourie puis dans le Nord de la Corée prend fin le 3 septembre déjà car les dirigeants japonais signent la capitulation du Japon à bord du USS Missouri dans le port de Tokyo le 2 septembre 1945.

Rédiger un article de référence qui fasse « taire les bavards » Le chimiste James B.Conant (1893-1978), le président de l’Université de Harvard, avait été nommé en 1940 par le Président Roosevelt au Comité National de la Recherche pour la Défense que présidait l’informaticien Vannevar Bush (1890-1974), le Président de la Fondation Carnegie. A ce titre, Conant et Bush, ensemble avec le Chef de l’Etat-Major général George Marshall et le Secrétaire à la Défense Henry L. Stimson, vont superviser le Projet Manhattan, le projet ultra-secret de construction d’une bombe atomique, dont la direction est confiée au Général Leslie Groves (1896-1970) du Corps du génie.

Le 16 juillet 1945, Bush, Conant et Groves seront présents dans le désert du Nouveau Mexique à Alamogordo quand la première bombe atomique Trinity explose avec succès.

L’ouverture des papiers personnels de Stimson en 1959 et de Conant dans les années 1970 a permis au biographe de Stimson, James G.Hershberg, de publier en 1993 que le 23 septembre 1946, Conant, alarmé par les critiques pourtant peu nombreuses, écrit au Chef de cabinet de Stimson, Harvey Bundy (1888-1963), qu’il faut qu’une personne d’autorité publie un récit officiel qui soit la référence pour les enseignants du futur. Conant craint que les critiques ne gonflent jusqu’à un mouvement pacifiste massif exigeant la renonciation à l’arme nucléaire.[8]

Cette personne d’autorité, ce sera le Secrétaire à la Défense depuis 1940, Henry L. Stimson (1867-1950), un « vieux sage de 73 ans », un Républicain dans une administration démocrate. Stimson a le prestige particulier d’avoir été le Secrétaire d’Etat du Président Herbert Hoover de 1929 à 1933, après avoir été Gouverneur général des Philippines.

Harvey Bundy rédige un plan et propose que son fils de 26 ans McGeorge Bundy (1919-1996)[9] rédige avec Stimson un article qui, entre autres, expose que l’emploi de la bombe atomique a permis d’écourter la guerre de plusieurs mois et d’éviter les débarquements au Japon préparés pour novembre 1945 sur l’île de Kyushu (l’Opération Olympic) et pour mars 1946 sur l’île principale de Honshu (l’Opération Coronet) qui auraient coûté la mort de centaines de milliers de soldats américains, peut-être un demi-million ; qu’à la Conférence de Potsdam en juillet 1945, personne ne pensait que les Japonais capituleraient en des termes acceptables sans combats prolongés ; que si la bombe n’avait pas été employée réellement, il aurait été impossible de persuader le monde que le sauvetage de la civilisation dans le futur dépendrait d’un contrôle international adéquat de l’énergie atomique.

L’article n’évoque à aucun moment l’URSS ni la question de la capitulation sans condition qui sera traitée plus loin.

L’article de 20 pages, relu et corrigé par Groves, signé du seul Stimson, paraît dans l’édition de février 1947 de la prestigieuse revue de New York Harper’s Magazine.[10] La parution a été soigneusement préparée comme une grande opération médiatique : 400 pré-copies ont été envoyées à d’influents journalistes et commentateurs, journaux, chaînes de radio et TV. Le Washington Post et le Reader’s Digest le publient en entier, Time et le New York Times en publient des extraits. L’article est salué de toutes parts par des éditoriaux louangeurs. L’article est repris dans plusieurs pays.

Entre-temps, la Guerre froide a commencé. Les auteurs de l’article veulent désormais également renforcer le soutien public à un éventuel emploi de la bombe atomique contre l’URSS. A une réunion secrète du National War College en octobre 1947, Conant va expliquer que si la guerre contre l’URSS éclate, la première chose à faire sera de lancer des bombes atomiques.[11]

Dans toutes ses interviews et déclarations publiques, et dans ses Mémoires parues entre 1955 et 1960, Harry Truman reprend bien sûr l’argumentation de l’article de Stimson ainsi que le quart de million de vies de soldats US et Japonais épargnées grâce à la bombe atomique.

Le chiffre est une invention arbitraire. D’ailleurs il fluctue selon les occasions entre le « quart de million », le « demi-million » et carrément le « million ».

Dans les années 1980, deux historiens ont cherché à vérifier ce fameux chiffre. En 1985, Rufus E. Miles Jr. conclut que ce nombre n’aurait pas excédé 20’000. Barton Bernstein après avoir épluché toutes les études préparatoires de l’Etat-Major conclut que les pertes du débarquement de novembre 1945 sur Kyushu et de l’invasion de mars 1946 sur Honshu n’auraient pas dépassé 46’000 soldats US tués. Les historiens n’ont trouvé aucune source pour les centaines de mille, le quart de million, le million.[12]

Truman a également souvent évoqué la juste vengeance de la perfide attaque surprise par l’aéronavale japonaise de la base de Pearl Harbour à Hawaï, le 7 décembre 1941. Portant sur une base navale, elle avait fait 2400 morts et 1178 blessés !

L’enquête dans les archives et les papiers personnels enfin ouverts dans les années 1970 Notre source pour tout cela est un gros livre de 850 pages paru en 1996 simultanément à New York et à Londres : The Decison to Use the Atomic Bomb par Gar Alperovitz et sept autres co-auteurs.

Gar Alperovitz (1936) est un économiste des Etats-Unis qui a eu pour directrice de thèse Joan Robinson (1903-1983), l’économiste « keynésienne/marxiste » de l’Université de Cambridge. Il a été l’assistant parlementaire du sénateur Démocrate de gauche Gaylord Nelson du Wisconsin qui s’opposait à la Guerre du Vietnam. En 1965, il avait publié Atomic Diplomacy : Hiroshima and Potsdam, tiré de sa thèse. Il a par ailleurs surtout écrit sur l’économie des Etats-Unis. Son livre de 1995 est le fruit du travail d’une équipe d’une trentaine de personnes qui à partir de 1989 ont épluché les archives des départements du gouvernement et des armées, les travaux de leurs historiens officiels, les papiers personnels ouverts aux chercheurs dans les années 1970-1980. Les avocats de l’équipe ont exigé et obtenu certains accès en invoquant le Freedom of Information Act. Ils ont obtenu l’aide des sénateurs Démocrates de gauche Joseph Tydings du Maryland et John Culver de l’Iowa, l’ami de Edward Kennedy.

Gar Alperovitz et son équipe ont dialogué par lettres, articles de revues, interviews et séminaires, avec les autres historiens qui ont travaillé sur la même matière, en particulier les historiens japonais. Et Barton Bernstein avec qui des désaccords restent ouverts mais qui a relu le manuscrit. [13] Le livre n’a été traduit qu’en allemand.[14]

Harry Truman et Jimmy Byrnes Le 12 avril 1945, le Président des Etats-Unis Franklin Delano Roosevelt (1882-1945) meurt subitement d’un brusque ictus cérébral massif. Il venait d’être réélu en novembre 1944 pour un quatrième mandat.

Son Vice-Président Harry S. Truman se retrouve Président alors que Roosevelt ne l’a associé à pratiquement rien. Il ignore le Manhattan Project. Harry Truman avait été Sénateur du Missouri depuis 1935. Avec Truman, l’administration US va se déplacer nettement à droite. En 1941, le sénateur Truman avait proposé rien moins que d’aider l’Allemagne dans son invasion de l’URSS (sic).[15] Son prédécesseur à la vice-présidence Henry A. Wallace, lui, était, un Démocrate de gauche qui s’était brouillé avec Roosevelt.

Truman se tourne vers son ami James F. Byrnes (1882-1972) qui avait été son mentor au Sénat. Byrnes était depuis 1931 Sénateur de Caroline du Sud. Auparavant, il avait été Représentant au Congrès depuis 1911. Il fut Juge à la Cour suprême de 1941 à 1942 puis Directeur de l’économie intérieure de 1942 à 1943 et Directeur de l’Office de la mobilisation de guerre de 1943 à 1944. Byrnes, lui, est dans le secret du Manhattan Project.

Par sa stature, Byrnes aurait dû être le candidat à la vice-présidence mais Roosevelt préféra un candidat moins sudiste et moins imposant. Truman va se dépêcher de nommer Jimmy Byrnes Secrétaire d’Etat et il commence tout de suite à en exercer la fonction avant même d’avoir été confirmé par le Sénat. Truman et Byrnes passent ensemble plusieurs heures chaque jour. Byrnes est principal conseiller et presque un co-président. Mais aucun protocole de ces entretiens n’existe, ou n’a été trouvé. Nous ne savons pas ce qu’ils se disaient. C’est eux deux qui vont prendre la décision de lancer les deux bombes atomiques. Et personne d’autre. Byrnes était extrêmement secret. Un « personnage machiavélique » selon certains.[16]

Après s’être fâché avec Truman, Byrnes sera de 1951 à 1955 gouverneur de Caroline du Sud où il va se consacrer à maintenir la ségrégation raciale, en particulier des écoles.

Roosevelt avait emmené Byrnes à Yalta à la conférence du 4 au 11 février 1945 avec Churchill et Staline. C’est là qu’avait eu lieu le célèbre marchandage entre Churchill et Staline des pourcentages pour se partager les pays de l’Est.

Byrnes avait été greffier de tribunal dans sa jeunesse, expert en sténographie. Au retour de Yalta, Roosevelt envoie Byrnes en avant avec son procès-verbal, chargé d’aller informer le Sénat et le public de Washington. Byrnes convoque une conférence de presse en descendant d’avion après 38 heures de vols enchaînés.

Truman racontera que lors d’un de leurs premiers entretiens en mai 1945, Byrnes lui a dit que la bombe atomique allait permettre aux Etats-Unis de dicter les termes de la paix.[17]

La question de la Pologne En janvier 1945, l’avance de l’Armée Rouge lui permet d’installer à Varsovie libérée des Allemands un gouvernement du Parti Ouvrier Polonais/POP que Staline avait constitué à Lublin, libérée des Allemands en juillet 1944 déjà.

Moins d’une année auparavant, à l’approche de l’Armée Rouge, la Résistance polonaise, l’Armia Krajowa, très forte et nombreuse mais mal armée, s’était emparée le 1er août 1944 ouvertement du centre-ville de Varsovie. La Résistance qui représentait tous les partis sauf les Communistes, mais surtout les Socialistes, voulait tenir la ville pour l’entrée de l’Armée Rouge. Une bataille acharnée contre les Allemands avait duré deux mois dans le centre-ville sur la rive gauche de la Vistule, tandis que l’Armée Rouge était restée impassible sur la rive droite. Dans les territoires polonais libérés par l’Armée Rouge, le NKVD liquidait ou déportait au Goulag les membres de l’Armia Krajowa. L’aviation alliée avait essayé de ravitailler et appuyer les insurgés de Varsovie.

Le 2 octobre 1944, l’Armia Krajowa avait signé une capitulation avec les Allemands qui permit aux civils de sortir de la ville et reconnut aux combattants la qualité de prisonniers de guerre. Quelques semaines plus tard, quand l’armée allemande s’était retirée vers l’Ouest, l’Armée Rouge avait occupé la rive gauche.

Mais à Londres, depuis l’invasion de la Pologne par les Allemands en septembre 1939, il y a le Gouvernement en exil de la République de Pologne. Des membres du gouvernement et du parlement polonais, ainsi que des dizaines de milliers de soldats, avaient fui par la Hongrie et la Roumanie, et avaient depuis lors combattu dans toutes les batailles des Alliés. La plus grande partie de la marine de guerre avait rejoint la Grande-Bretagne, et 250 pilotes de chasse polonais avaient renforcé la Royal Air Force. Le gouvernement de la Pologne en exil avait été nommé en septembre 1939 par le Président de la République lui-même, Ignacy Moscicki alors réfugié en Roumanie.

Lors de l’invasion de la Russie par l’armée allemande en juin 1941, quand l’URSS est devenue alliée, un corps d’armée de volontaires polonais, récemment « amnistiés » (sic), fut formé en URSS, avec un général qu’on libérait de la Lubianka : Wladyslav Anders (1892-1970). Ce corps d’armée fut autorisé à rejoindre par l’Iran l’armée britannique d’Egypte : trois divisions, 25’000 hommes, 1000 officiers.

Le gouvernement polonais en exil de Londres rassemble tous les partis politiques sauf les Communistes. A Yalta en février 1945, Roosevelt et Churchill ont exigé que le gouvernement en exil de Londres puisse rentrer à Varsovie, constituer un gouvernement de coalition avec celui du POP et organiser des élections libres. L’enjeu, c’était le rétablissement de l’ordre bourgeois légal de 1939 contre l’assimilation à l’économie étatisée de l’URSS sous la domination de la bureaucratie stalinienne. L’enjeu, c’était aussi l’engagement de Londres et Paris qui en septembre 1939 avaient déclaré la guerre à l’Allemagne parce que, justement, elles avaient promis à la Pologne de la protéger.

Staline et le gouvernement soviétique sont intraitables et refusent toute remise en question du gouvernement communiste. Tout au plus acceptent-ils que le Président du gouvernement en exil, Stanislaw Mikolajczyk (1901-1966), rentre à Varsovie pour devenir Vice-Premier ministre et ministre de l’agriculture en charge de la réforme agraire. Celle-ci va partager les terres des grands propriétaires nobles. Les Polonais de Londres dénoncent Mikolajczyk comme un traître. En 1947, des élections seront organisées, tout à fait manipulées : le POP obtint 394 sièges et le Parti agrarien/PSL de Mikolajczyk 28 sièges. Celui-ci, dégoûté, quitta la Pologne.[18]

Le physicien du Manhattan Project, Leo Szilard (1894-1964), l’ami d’Einstein, raconte que lors de l’entretien qu’il a eu avec James Byrnes, lui et deux autres scientifiques du Projet, le 28 mai 1945 : « Monsieur Byrnes n’a pas argumenté qu’il fallait employer la bombe atomique contre les villes du Japon afin de gagner la guerre. Il savait alors, ce que tout le gouvernement savait, que le Japon était essentiellement battu et que nous pouvions gagner la guerre en six mois. A ce moment-là, Monsieur Byrnes était très préoccupé par l’extension de l’influence russe en Europe ; […] M. Byrnes pensait que notre possession de la bombe et sa démonstration allait rendre la Russie plus “facile à manier (more manageable)” en Europe. »[19]

Szilard rentre à Chicago effrayé et alarme ses collègues du Manhattan Projet. Cinq des plus éminents signent en juin 1945 le dit Rapport Franck, du nom du physicien James Franck (1882-1964), Prix Nobel 1925, le premier signataire. Cet appel destiné à Truman est appuyé en juillet par une pétition signée par 70 scientifiques du Metallurgical Laboratory de l’Université de Chicago et de Oak Ridge. Ils demandent une démonstration au monde de la bombe sur une zone inhabitée, s’opposent à un emploi surprise sur le Japon, mais exigent de lui laisser le temps de réfléchir à capituler, et permettre aux Nations Unies d’organiser un contrôle mondial de l’énergie nucléaire afin d’éviter une course aux armements.[20]

Ce mouvement au sein d’une entreprise ultrasecrète n’était guère facile à organiser. Cet appel ne va jamais atteindre Truman car le général Groves, au lieu de le transmettre, le classe « secret » et l’enferme dans un tiroir.[21]

James Byrnes était obsédé par ce qu’il avait vécu à Yalta : l’impossibilité de faire revenir Staline sur l’absorption des pays d’Europe de l’Est. James Byrnes va personnifier une attitude plus dure et menaçante face à l’URSS, en rupture avec la conciliation de Roosevelt, une politique qui entend utiliser la bombe atomique comme un moyen « diplomatique » d’intimider l’URSS pour obtenir des concessions, sur la question de la Pologne d’abord, et plus généralement de l’Europe de l’Est occupée par l’Armée Rouge.

« Opération Impensable » Churchill, lui, de son côté, pour résoudre le même problème, envisage un moyen plus direct : repousser l’Armée Rouge jusqu’à l’Est de la Pologne avec l’aide d’unités de l’armée allemande remobilisées. C’est en 1998 que la National Archive britannique a révélé son Opération Impensable (Operation Unthinkable) : le 28 mai 1945, trois semaines après la capitulation de l’Allemagne, Churchill ordonnait au Chef de l’Etat-Major général, le Maréchal Alan Brooke, de faire élaborer un plan d’attaque de l’armée britannique en Allemagne, débutant le 1er juillet 1945, avec des unités de l’armée allemande remobilisées. Sur deux axes : un au Nord, de Stettin vers Bydgoszcz et l’autre, plus au Sud, de Leipzig vers Wroclaw/Breslau. On savait que dans la zone d’occupation britannique, les forces armées allemandes n’avaient pendant quelques semaines pas été démobilisées mais seulement désarmées et maintenues en casernes tandis que l’amiral Dönitz, le successeur désigné de Hitler, et son Etat-Major, continuaient en service.

Le cabinet et l’Etat-Major britanniques furent horrifiés, Brooke faisant remarquer qu’on sait quand, et où, une guerre commence mais pas quand, et où, elle finira. Les Américains firent immédiatement cesser cette diablerie tandis que les Soviétiques qui avaient eu vent de quelque chose poussaient des hauts cris.[22]

Le Japon veut capituler On n’apprendra qu’en 1955 que depuis 1923, les services US lisaient tous les messages cryptés japonais, des forces armées, de la marine, de l’Etat-Major, du gouvernement, du ministère des Affaires étrangères. C’était le programme MAGIC. Ses archives ne seront rendues publiques, et seulement partiellement, qu’en 1978.[23]

Le 22 juin 1945, à la réunion du Conseil suprême pour la Direction de la guerre, l’Empereur Hirohito déclarait qu’il est « aussi nécessaire d’avoir un plan pour clore la guerre tout de suite ».

Et le 13 juillet, un télégramme du ministre des Affaires étrangères japonais Togo à l’ambassadeur Sato à Moscou souligne : « Sa Majesté l’Empereur, préoccupée par le fait que la guerre actuelle inflige chaque jour des plus grands malheurs et sacrifices aux peuples de toutes les puissances belligérantes, désire de tout cœur qu’elle puisse être rapidement terminée. […] …tant que l’Angleterre et les Etats-Unis insistent sur la capitulation inconditionnelle, l’Empire japonais n’a pas d’autre alternative que de combattre de toute sa force pour l’honneur et l’existence de la patrie. »[24]

Le 13 juillet également, Allen Dulles, l’agent de l’OSS à Berne, le futur directeur de la CIA, rapportait : « Per Jacobson, sujet suédois et conseiller économique de la Banque des Règlements Internationaux à Bâle, a été approché par Kojiro Kitamura, un des directeurs de la Banque, représentant la Banque des Espèces de Yokohama et ancien attaché financier à Berlin. Kitamura a indiqué à Jacobson qu’il était impatient d’établir un contact immédiat avec des représentants des Etats-Unis et évoquait que la seule condition sur laquelle le Japon insisterait en cas de reddition serait une certaine considération pour la famille impériale japonaise. »[25]

Et le 16 juillet, le supérieur de Dulles, le colonel Donovan, envoyait au Président Truman, le rapport complet de Dulles : « Dans toutes les conversations avec Jacobson, les officiels japonais ne soulignaient que deux points : (a) la préservation de l’Empereur, et (b) la possibilité d’un retour à la Constitution de 1889. »[26]

On est là trois jours avant le premier essai de la bombe atomique et presque un mois avant le lâcher des bombes sur le Japon. Il y avait là une perche tendue. Mais Washington ne la saisit pas.

En réalité, cela faisait déjà longtemps que le Japon cherchait à se rendre.

Le 24 septembre 1944 déjà, l’ambassadeur de Suède à Tokyo, Wilder Bagge, avait fait savoir au Foreign Office de Londres : « J’apprends d’une source très fiable qu’au sein d’importants cercles civils japonais, le problème de la paix est discuté avec une anxiété croissante. On s’attend à un effondrement rapide de l’Allemagne et on croit que le Japon ne pourra alors plus continuer la guerre. »[27]

Le 11 mai 1945, le Ministre US à Stockholm, Herschel V. Johnson, rapporte à propos du général Makoto Onodera, l’attaché militaire – qui semble être le chef des renseignements japonais pour toute l’Europe et qui est en contact avec la famille royale suédoise et, par le Prince Carl Bernadotte, avec la Légation des Etats-Unis à Stockholm : « …On réalise que le Japon ne peut pas gagner et que la meilleure solution possible serait de prévenir la destruction des villes et des sites de culture. Il a déclaré qu’il était autorisé à arranger pour qu’un membre de la famille royale suédoise approche les Alliés pour un accord. »[28]

Le 12 mai, le colonel Donovan avait rapporté à Truman : « Une source a parlé le 11 mai avec l’ambassadeur japonais en Suisse, Shunichi Kase. Elle rapporte que l’ambassadeur a exprimé le souhait d’aider à arranger une cessation des hostilités entre les Japonais et les Alliés. L’ambassadeur considère des pourparlers directs avec les Américains et les Britanniques préférables à des négociations par l’intermédiaire de l’URSS car cette éventualité augmenterait tellement le prestige des Soviets que tout l’Extrême-Orient deviendrait Communiste. »[29]

Le 4 juin, un autre rapport de Suisse précise : « Cette source est en contact avec Fujimura, qui serait l’un des principaux représentants de la Marine japonaise en Europe… Fujimura a indiqué que les cercles navals qui contrôlent aujourd’hui le Gouvernement japonais seraient disposés à capituler mais souhaitent, si possible, sauver un peu leur face dans le présent naufrage. Ces cercles navals, déclare-t-il, soulignent particulièrement la nécessité de préserver l’Empereur afin d’éviter le Communisme et le chaos. »[30]

Que de perches tendues et pas saisies.

Capitulation sans condition Après l’attaque japonaise surprise le 6 décembre 1941 de la base de la US Navy de Pearl Harbour à Hawaï, Washington a déclaré la guerre à l’Allemagne et au Japon. Churchill et son Etat-Major séjournent à Washington à partir du 22 décembre 1941 pour concerter leur alliance et leurs plans de guerre.

Roosevelt et ses collègues surprennent les Britanniques en imposant que les ennemis seront combattus jusqu’à leur capitulation sans condition. Staline et ses collègues sont pareillement surpris. Pourquoi prolonger une guerre en se privant de la possibilité de négocier un armistice plus précoce. La capitulation sans condition veut dire que l’ennemi est combattu jusqu’à son effondrement total, jusqu’à l’occupation totale de son territoire, quand son territoire et son Etat seront à disposition absolue du vainqueur.

La capitulation sans condition est héritée de la Guerre de Sécession quand elle avait été exigée, et obtenue, des Etats du Sud en 1865, mettant fin à la Guerre civile. Les Etats du Sud ravagés par l’armée de l’Union furent occupés par l’armée fédérale et administrés quelques années par des gouverneurs militaires. Mais les Etats du Sud étaient alors implicitement assurés de leur retour dans l’Union.

La capitulation sans condition était également la leçon tirée par la bourgeoisie occidentale de la Première Guerre mondiale quand un armistice avait été négocié le 11 septembre 1918 alors que l’armée allemande n’était même pas encore tout à fait battue en France et que l’Allemagne ne sera jamais occupée. Si une capitulation sans condition avait été obtenue par l’invasion prévue en 1919 et toute l’Allemagne occupée par les Alliés, la terrible secousse de la Révolution allemande qui menaça de renverser l’ordre capitaliste aurait pu être évitée ou peut être réprimée rapidement par des armées d’occupation alliées.

Le gouvernement japonais en guerre comprenait la capitulation sans condition exigée de lui comme l’annonce du renversement de leur Empereur. La défaite allemande n’avait-elle pas provoqué en 1918 la chute de la monarchie impériale quand les Alliés exigeaient l’abdication de Guillaume II.

Dans l’administration démocrate du Président Roosevelt, et dans les médias aux Etats-Unis, il y avait une certaine gauche qui voulait juger l’Empereur Hirohito comme criminel de guerre pour avoir participé depuis la prise du pouvoir des militaires en 1936 à l’élaboration des plans de conquête de l’impérialisme japonais, à commencer par la Chine en 1937.[31]

Pour tous les Japonais comme pour les Alliés, la menace du renversement de l’Empereur Hirohito signifiait que les forces armées japonaises, et une bonne partie de la population, combattraient avec l’énergie du désespoir et ne se rendraient jamais.

Comme l’avaient écrit en avril 1945, les planificateurs des Etats-Majors combinés : « A moins qu’une définition de la capitulation sans condition puisse être donnée qui soit acceptable pour les Japonais, il n’y a pas d’alternative à l’annihilation et pas d’espoir que la menace de défaite absolue amène une capitulation. »[32]

Quand Harry Truman devient Président le 12 avril 1945, c’est évident pour tous les décideurs de Washington et de Londres que le Japon est complètement à bout. Surtout parce que les sous-marins US ont détruit toute sa flotte marchande. Le Japon ne pouvait plus rien transporter par bateau entre ses quatre îles métropolitaines et ne pouvait plus ni ravitailler ni rapatrier ses armées d’Indochine et de Chine. Ni celle de Mandchourie, la plus puissante, face à l’Armée Rouge, toutes deux l’arme au pied depuis que le général Gueorgui Joukov avait battu les Japonais en 1939 à la bataille de Khalkin Gol.

A la Conférence de Yalta en février 1945, Staline a promis de déclarer la guerre au Japon trois mois après la capitulation de l’Allemagne. Ce sera le 7 août 1945.

A Londres et à Washington, tous les décideurs pensent que le Japon capitulera très bientôt. Premièrement, sous le choc de l’attaque de l’Armée Rouge en Mandchourie. Et deuxièmement, si l’exigence de capitulation sans condition est complétée judicieusement par une assurance que l’Empereur Hirohito restera sur son trône.

D’ailleurs, cela s’impose pour des raisons militaires, car seule l’autorité de l’Empereur peut garantir le maintien de l’ordre au Japon, aussi bien dans l’attente de l’arrivée des troupes d’occupation US qu’après leur installation. Et seul un ordre radiodiffusé de Hirohito peut faire déposer les armes aux innombrables garnisons japonaises dispersées dans des îles du Pacifique, aux Philippines, en Indochine et en Chine.

Le général George Marshall, le Chef de l’Etat-Major général des Etats-Unis, l’a dit très clairement, par exemple le 18 juillet à la réunion des Chefs d’Etat-Major des trois armes : « Le général Marshall pense que le choc d’une déclaration de guerre russe pourrait “faire levier” pour amener le Japon à capituler. […] “Le général Marshall a mis en garde contre tout mouvement pour détrôner l’Empereur car cela conduirait à une défense désespérée des Japonais…” Charles H. Donnely, secrétaire des chefs d’Etat-Major combinés, 18 juillet 1945. »[33]

D’ailleurs, lors de la capitulation de l’Italie en août-septembre 1943, on avait pareillement trouvé un arrangement avec la capitulation sans condition en maintenant sur le trône le roi Victor-Emmanuel III avec le maréchal Badoglio comme chef du gouvernement.

La Déclaration à la Conférence de Potsdam Il était convenu que les Trois Grands : Truman, Churchill et Staline se retrouvent fin juin 1945 à Potsdam, dans la banlieue de Berlin.

L’administration US prévoyait d’adresser avec Churchill et Tchang Kaï-chek depuis Potsdam une Déclaration ultime au Japon lui enjoignant de capituler.

Truman et Byrnes allaient à Potsdam pour recevoir confirmation de Staline qu’il tiendrait sa promesse de déclarer la guerre au Japon le 7 août.

Truman va demander et obtenir un report de la Conférence de Potsdam au 17 juillet. Elle se tiendra donc du 17 juillet au 2 août 1945 au château de Cecilienhof à Potsdam.

Comme raison du report, Truman invoqua la fin de l’année fiscale 1944. En réalité, on sait désormais que la raison, c’était que l’essai de la première bombe atomique Trinity dans le désert du Nouveau-Mexique ne pouvait pas avoir lieu avant le 16 juillet au plus tôt. Truman et Byrnes voulaient avoir la bombe dans leur poche pour rencontrer Staline. Ou savoir si elle aurait échoué avant de le rencontrer.

Gar Alperovitz et son équipe ont compté pas moins de quatorze interventions auprès de Truman pour exiger que la nuance rassurante quant à l’Empereur fasse partie de la Déclaration prévue. Elle constituait le point 12 du texte préparé par le Département d’Etat :

1-Par le Secrétaire d’Etat en fonction Joseph C. Grew le 28 mai 1945.[34] 2-Par l’ancien Président des Etats-Unis Herbert Hoover dans une lettre du 30 mai. 3-Par Grew à nouveau le 13 juin. 4-Par le Conseiller du Président Samuel I. Rosemann le 17 juin. 5-Par Grew encore une fois. 6-Par l’assistant secrétaire à la Guerre McCloy le 18 juin. 7-Par l’amiral Leahy le 18 juin. 8-Par le Collège du Département d’Etat dans une résolution officielle du 30 juin. 9-Par le sous-secrétaire à la Marine Ralph Bard le 1er juillet 1945. 10-Par le Secrétaire à la Guerre Henry Stimson, cosigné par Grew et le Secrétaire à la marine James V. Forrestal, le 2 juillet. 11-Par Stimson à nouveau, le 16 juillet. 12-Par le Premier ministre britannique Winston Churchill à Potsdam, le 18 juillet 1945 13-Par les Chefs d’Etat-Major combinés le 18 juillet 1945. 14- Par Stimson encore une fois, le 24 juillet 1945 à Potsdam.

Gar Alperovitz conclut la liste : « “Les officiels US les plus importants savaient que la condition critique pour la capitulation du Japon était l’assurance que le trône serait préservé.” La question est donc : pourquoi Truman et Byrnes décident-ils de revenir en arrière sur la lancée du développement de la politique et éliminer de la Déclaration d’avertissement la sorte d’assurance spécifique pour l’Empereur recommandée par toutes les figures significatives impliquées ? »[35]

Quand le Japon capitulera le 9 août 1945, la position de l’Empereur fut bel et bien préservée.

« Il est également pertinent de rappeler qu’une raison importante pour laquelle Grew et Stimson pressaient pour que la formule de capitulation soit publiée bien à l’avance, c’était pour que le parti de la paix ait le temps d’organiser du soutien pour une offre de capitulation et ainsi être dans une meilleure position pour réagir aux détracteurs. »[36]

A Potsdam, Byrnes et Truman firent enlever ce point 12 et la Déclaration frappa par sa banalité qui n’apportait rien de nouveau.

La bombe atomique à la Conférence de Potsdam La veille de la réunion des Trois Grands à Potsdam le 17 juillet 1945, Truman et Byrnes ont appris la nouvelle de l’explosion réussie de Trinity à Alamogordo.

Le 21 juillet, Truman reçoit le rapport détaillé du général Groves et le fait lire à Churchill. Stimson dans son journal rapporte ce que Churchill lui dit alors : « Il m’a dit qu’il avait remarqué hier à la réunion des Trois que Truman était évidemment très fortifié par quelque chose qui s’était passé et qu’il a affronté les Russes d’une manière plus emphatique et décidée, leur disant qu’ils ne pouvaient absolument pas obtenir certaines de leurs revendications et que les Etats-Unis étaient entièrement contre eux. Il m’a dit : “ Maintenant, je sais ce qui est arrivé à Truman hier. Je ne pouvais pas le comprendre. Quand il est arrivé à la réunion après avoir lu ce rapport, il était un autre homme. Il a dit aux Russes leurs quatre vérités et dans l’ensemble il a dirigé la réunion.” Churchill m’a dit qu’il comprenait maintenant comment ce gonflement de sa personnalité avait eu lieu et qu’il ressentait la même chose. Toute son attitude le confirmait. »[37]

Pas sûrs que Trinity allait fonctionner, Truman et Byrnes venaient à Potsdam pour obtenir l’entrée en guerre de l’URSS contre le Japon. Mais puisque Trinity a bien fonctionné, il n’y a plus besoin que l’URSS entre en guerre contre le Japon et donc plus besoin de devoir lui laisser la Mandchourie, la Corée, et peut-être même une participation à l’invasion du Japon. Il faut que la bombe atomique provoque la capitulation rapide du Japon pour couper l’herbe sous le pied de l’URSS.

Et il faut si possible retarder l’entrée en guerre de l’URSS. Staline, qui vient de rencontrer Mao Tsé Toung, veut que les questions chinoises soient réglées avant d’entrer en Mandchourie. Jusque là, Byrnes pressait le ministre des Affaires étrangères chinois, Soong Tzu-Wen, alors à Moscou, d’accélérer ses pourparlers avec les Soviétiques. Maintenant, il lui fait télégraphier qu’il les prolonge. Et précipiter le lancement de la bombe afin que le Japon soit contraint à la capitulation.

1949, la bombe soviétique A Potsdam, Truman a décidé d’informer Staline de la bombe atomique et de son explosion réussie le 16 juillet à Alamogordo. Le 24 juillet, Truman et son traducteur, Charles Bohlen, se penchent vers Staline et lui glissent quelques mots. Les témoins voient Staline répondre très brièvement. Truman racontera que Staline lui a dit : « Je vois. Faites en bon usage contre le Japon. »[38]

Byrnes est convaicu que les Etats-Unis ont une avance de plus de dix ans, peut-être même un monopole absolu. Les savants du Manhattan Project, qui connaissaient avant-guerre des atomistes soviétiques, n’en sont pas si sûrs. Le programme US s’est fait avec de l’uranium du Congo belge puis canadien. Byrnes a vainement cherché à monopoliser tous les gisements d’uranium de la planète.

La fission de l’atome d’uranium 235 avait été découverte en décembre 1938 par Otto Hahn, Fritz Strassmann et Lise Meitner. En 1941, les atomistes soviétiques se sont aperçus que le sujet de la fission nucléaire avait totalement disparu des revues scientifiques occidentales. Ils devinèrent que des programmes secrets étaient en cours, en Allemagne, en Grande-Bretagne, et aux Etats-Unis. Le programme soviétique fut lancé en 1942, avec de l’uranium du Tadjikistan. La première bombe atomique soviétique explosa le 29 août 1949 dans le Kazakhstan. Les atomistes occidentaux le surent aussitôt par la détection de produits de fission dans la haute atmosphère. Dans les milieux scientifiques et gouvernementaux des Etats-Unis, la paranoïa se déchaînait.

Eisenhower et MacArthur étaient contre « Cela surprend souvent les non-spécialistes d’apprendre que de nombreux experts et personnalités jugèrent que les bombes furent, en fait, presque certainement non nécessaires – et qu’une capitulation aurait probablement eu lieu dans tous les cas avant novembre. Nous avons déjà noté : 1) Le résumé établi par Walker du consensus des experts dans la littérature moderne ; 2) la conclusion du Strategic Bombing Survey ; 3) la conclusion de l’étude en 1946 de la Division de l’Intelligence militaire du Département de la Guerre ; 4) les déclarations véhémentes du général Eisenhower et de l’amiral Leahy ; 5) les pièces établissant que Arnold, Spaatz, LeMay, Nimitz, King, Halsey, MacArthur, Strauss, Bard, McCloy[39] et beaucoup d’autres initiés croyaient que la guerre se serait terminée presque certainement sans employer les bombes atomiques. »[40] [Arnold, Spaatz et LeMay sont des généraux de l’US Air Force ; Nimitz, King, et Halsey des amiraux ; MacArthur, le commandant en chef des troupes dans le Pacifique.]

L’amiral Leahy s’est particulièrement engagé pour éviter l’emploi de la bombe atomique. L’amiral de la flotte (cinq étoiles) William D. Leahy (1875-1959) était l’ami et le Chef de cabinet de Roosevelt depuis 1942. Il conserva ce poste auprès de Truman, mais sans jouir de sa confiance. Il avait été, entre autres, commandant de la Flotte de bataille de 1936 à 1937 et Directeur des Opérations Navales de 1938 à 1939, et un malheureux ambassadeur à Vichy de 1940 à 1942.

« Hanson Baldwin, le commentateur militaire du New York Times, rappela que dans une interview d’histoire orale, Leahy “pensait que cette affaire de reconnaître la continuation de l’Empereur était un détail qui aurait dû être résolu facilement”. La secrétaire de Leahy, Dorothy Ringquist, se souvenait vivement que le jour où Hiroshima fut bombardée, il me dit :“Dorothy, nous regretterons ce jour. Les Etats-Unis souffriront parce que la guerre ne doit pas être menée contre les femmes et les enfants.” Et en 1949, le biographe de Truman se souvenait que Leahy se plaignait amèrement : “Truman m’avait dit qu’on était d’accord qu’ils l’utiliseraient seulement pour frapper des objectifs militaires puisque les militaires disaient qu’elle sauverait de nombreuses vies Américaines en raccourcissant la guerre.” […]“Bien sûr, ils sont allés de l’avant et ont tué autant de femmes et d’enfants qu’ils pouvaient ce qui était justement ce qu’ils avaient toujours voulu.” »[41]

Les historiens ont établi que l’autre amiral de la flotte, Ernest J. King (1878-1956), le commandant en chef de la US Navy pendant la guerre, et Directeur des Opérations navales, partageait les mêmes sentiments : « …fin juin, King était arrivé aux mêmes conclusions que Leahy – à savoir que la guerre pouvait être terminée bien avant une invasion en novembre, et que par conséquent le recours à la bombe atomique était à la fois pas nécessaire et immoral. Ainsi, le vice-chef d’Etat-Major de King, le contre-amiral Bernhard H. Bieri, se souvenait dans une interview d’histoire orale en 1969 qu’à la fin du printemps 1945 lui et ses collègues étaient bien au clair qu’il n’y aurait pas d’invasion : “Certains d’entre nous (dans l’Etat-Major de King) avions le sentiment qu’une invasion n’allait jamais être entreprise ni nécessaire…” »[42]

Le « Target Committee » Dans ses déclarations publiques et ses Mémoires, Truman écrit que les bombes atomiques furent lancées sur des objectifs militaires. C’est totalement faux.

Hiroshima avait peu d’usines travaillant pour la défense et elles étaient situées en banlieue. Or c’est le centre-ville qui a été ciblé.

Les cibles des deux bombes atomiques furent choisies très tôt, en mai 1945, par le Target Committee (Comité des Cibles), réunissant le physicien britannique William Penney (1909-1991), le mathématicien hongrois John von Neumann (1903-1957) et le général Leslie Groves.

D’une première liste de villes japonaises, Henry Stimson avait fait retirer en mars déjà Kyoto qui était la préférée de Groves. Stimson avait justement fait remarquer son importance particulière, historique, culturelle, et religieuse, et ajouté qu’il y était allé en voyage de noces en 1893.[43]

Hiroshima fut choisie parce que c’était une ville qui n’avait jamais été bombardée par l’aviation US et qui n’allait pas l’être. Une ville de taille moyenne, située dans un cirque de montagnes au bord de la mer ; les montagnes amplifieraient l’effet de la bombe réglée pour exploser à 500 mètres d’altitude. Il fallait frapper très fort les esprits puisque l’objectif recherché était de précipiter la capitulation.

« Etant donné que les documents réunis à ce jour démontrent que Hiroshima n’était pas une cible militaire prioritaire, qu’elle n’était pas un port à l’activité significative, et qu’elle a été spécifiquement ciblée pour éviter des installations militaires importantes, nous devons examiner une fois de plus le langage particulier de la déclaration publique de Truman le 9 août – à savoir que Hiroshima a été choisie pour éviter de tuer des civils.

Mais bien sûr, c’est précisément le contraire qui était la recommandation du Comité intérimaire[44] – et l’objectif principal du Target Committee. Bien que le 31 mai 1945 le Comité intérimaire ait suggéré que “nous ne pouvons pas nous concentrer sur une zone civile”, la cible qu’il recommandait était en fait “une usine d’armement vitale qui emploie un grand nombre d’ouvriers et soit étroitement entourée par les maisons des ouvriers.” L’idée centrale n’a pas changé quand une installation militaire a été remplacée par une usine d’armement. Il n’est pas douteux que l’intérêt premier et constant du Comité intérimaire et du Comité des Cibles, tant avant qu’après la modification du 21 juin, était de provoquer le plus grand “impact psychologique” possible – un objectif bien différent, par exemple, que détruire une installation militaire (ou, comme Marshall l’avait proposé le 29 mai, détruire une installation navale). Cela voulait dire cibler un grand nombre de civils. »[45]

La bombe à l’uranium 235 (« Little Boy ») avait été expérimentée à Hiroshima, il fallait, bien sûr, aussi expérimenter l’autre, celle au plutonium 244 (« Fat Man »). Mais Nagasaki n’était pas la première cible du vol emportant le 9 août la deuxième bombe, celle au plutonium. La cible était le grand arsenal militaire de Kokura entouré de casernes et des maisons des ouvriers. Pourquoi un deuxième lâcher et seulement trois jours plus tard ? Parce qu’il fallait faire vite et faire voir que cette nouvelle bombe atomique n’était pas quelque chose d’expérimental mais l’unité d’une nouvelle série de bombes opérationnelles. Ce qui n’était pas vrai car il n’y avait pas de troisième pour le moment.

Mais le 9 août 1945, il y avait des nuages au-dessus de Kokura et la cible de rechange était la ville de Nagasaki.[46]

Gar Alperovitz conclut son livre ainsi : « Ma propre vision des choses s’est quelque peu modifiée ces dernières années. Au début des années 1960, il était clair que la Conférence de Potsdam avait été reportée afin que la bombe ait été essayée avant de négocier avec Staline. Il était également évident d’après le journal personnel de Stimson que le 16 mai déjà Truman lui-même pensait que les Etats-Unis auraient “en main des meilleures cartes plus tard que maintenant” – et que le 6 juin le Président avait “reporté (la réunion des Trois Grands) … exprès pour nous donner plus de temps.” Quand Stimson avait pour la première fois (le 24 avril 1945) informé le Président Truman de la bombe atomique, c’était à cause de son rapport avec la crise polonaise.

Qui plus est, après avoir discuté “très confidentiellement” avec Harriman le rapport de la bombe atomique aux problèmes avec la Russie en Europe, Stimson remarquait également quelques jours plus tard que “nous avons une arme qui va entrer en action et qui est unique” et argumentait que les Etats-Unis devraient “ laisser nos actes parler au lieu des mots…” Les questions européennes, bien sûr, étaient également les questions principales que les ministres des Affaires étrangères auraient à traiter immédiatement après Hiroshima ; c’est à ce moment que Stimson “trouva que Byrnes était très fortement opposé à toute tentative de coopérer avec la Russie. Son esprit est rempli de ses problèmes avec la prochaine réunion des ministres des Affaires étrangères et il envisage d’avoir la bombe dans sa poche, pour ainsi dire, comme une grande arme pour résoudre le problème…”

Au début des années 1980, je fus impressionné par la recherche qu’avait effectuée Robert Messer sur les préoccupations de Byrnes – tout particulièrement sa démonstration qu’après avoir été envoyé par Roosevelt pour vendre l’accord de Yalta au Sénat et au public des Etats-Unis, Byrnes avait un intérêt très fort à réussir un arrangement satisfaisant en Europe de l’Est. […] Byrnes semble sincèrement avoir voulu que la Russie entre en guerre contre le Japon avant la mi-juillet. Presque sûrement la combinaison de la nouvelle de l’intervention de l’Empereur (13 juillet) avec la nouvelle de l’essai réussi immédiatement après (16 juillet) a cristallisé la décision finale : Désormais la bombe pourrait terminer la guerre non seulement avant une invasion mais également avant que l’Armée Rouge ne fasse mouvement en Mandchourie. »[47] (9 août 2023)

Robert Lochhead

Notes

[1] Gar Alperovitz, The Decision to Use the Atomic Bomb, Vintage Books, Random House, New York, 1996, pages 437 y 438.

[2] Gar Alperovitz, op. cit., pages 444 et 663.

[3] Gar Alperovitz, op.cit. page 334.

[4] Gar Alperovitz, op.cit. pages 437-439.

[5] Gar Alperovitz, op.cit. page 440.

[6] Gar Alperovitz, op.cit. page 441.

[7] Patrick M.S. Blackett, Fear, War, and the Bomb : The Military and Political Consequences of Atomic Energy, Turnstile Press, London, 1948. Gar Alperovitz, op.cit. cite Blackett page 128. Dans le film Oppenheimer, Blackett est le professeur que l’étudiant Robert Oppenheimer cherche à empoisonner avec une pomme.

[8] Gar Alperovitz, op.cit. page 449.

[9] McGeorge Bundy sera de 1961 à 1966 le Conseiller de sécurité nationale des Présidents Kennedy et Johnson qui poussera aux bombardements sur le Vietnam et organisera le renversement du Président Sud-Vietnamien Ngô Din Diêm en octobre 1963.

[10] Henry L.Stimson, « The Decision to Use the Atomic Bomb », Harper’s 194, February 1947, pp. 97-107.

[11] Gar Alperovitz, op. cit., page 460.

[12] Gar Alperovitz, op. cit., pages 466-467.

[13] Barton J. Bernstein (Ed.), The Atomic Bomb : The Critical Issues, Little Brown, Boston, 1976.

[14] Hiroshima. Die Entscheidung für den Abwurf der Bombe, Hamburger Edition, 1995.

[15] Kristine Phillips, The Washington Post, July 17 2018.

[16] Gar Alperovitz, op.cit. page 203.

[17] Gar Alperovitz, op.cit. page 213.

[18] François Fejtö, Histoire des Démocraties populaires, 1.L’ère de Staline, Points Histoire, Le Seuil, Paris, 1952-1969.

[19] Gar Alperovitz, op.cit. page 147. Leo Szilard, « A Personal History of the Atomic Bomb », University of Chicago Roundtable 601, 25 september 1949.

[20] A Oak Ridge, Tennessee, avait été construite en 1943 une gigantesque usine ultra-secrète d’enrichissement de l’uranium employant plus de 50’000 personnes et employant l’électricité de la Tennessee Valley Authority, l’agence fédérale de navigation et d’hydroélectricité du fleuve Tennessee créée en 1933 dans le cadre du New Deal.

[21] Gar Alperovitz, op. cit., page 191 et pages 603-608.

[22] Max Hastings, Finest Years, Churchill as Warlord 1940-1945, HarperPress, London, 2009, pages 572-576.

[23] Gar Alperovitz, op. cit., page 29.

[24] Gar Alperovitz, op.cit. pages 232-233.

[25] Gar Alperovitz, op. cit., page 27.

[26] Gar Alperovitz, op.cit. page 27.

[27] Gar Alperovitz, op.cit. page 295.

[28] Gar Alperovitz, op.cit. page 296.

[29] Gar Alperovitz, op.cit. page 26.

[30] Gar Alperovitz, op.cit. pages 26-27.

[31] Gar Alperovitz ne fait pas l’impasse sur les crimes de l’impérialisme japonais : « Le peuple japonais a beaucoup de méchantes histoires à affronter – incluant non seulement Pearl Harbor mais les bombardements de Shanghai, le massacre de Nanking, la prostitution forcée des femmes coréennes, les expériences humaines de la tristement célèbre Unité 731, l’horreur de la marche de la mort de Bataan, et la torture et assassinat systématiques de prisonniers de guerre. Mais même ainsi, la question de Hiroshima reste. » (page 628) A quoi nous ajoutons la féroce répression du mouvement ouvrier, du Parti socialiste et du Parti communiste japonais, surtout à partir de 1926-1932 et le terrible traitement des colonies du Japon : Corée, Taïwan, Chine, Philippines, Indonésie, Indochine.

[32] Gar Alperovitz, op. cit., page 648.

[33] Gar Alperovitz, op.cit., pages 292 et 644.

[34] Officiellement Byrnes n’a prêté serment comme Secrétaire d’Etat que le 3 juillet. Joseph C. Grew (1880-1965) avait été ambassadeur à Tokyo de 1932 à 1941(!). Il avait déjà été sous-secrétaire d’Etat de 1924 à 1927 sous le Président Coolidge, après avoir été ambassadeur à Berne de 1921 à 1924.

[35] Gar Alperovitz, op. cit., pages 300-301.

[36] Gar Alperovitz, op. cit., page 653.

[37] Gar Alperovitz, op. cit., page 260.

[38] Charles E. Bohlen (1904-1974) fut en poste à l’ambassade des Etats-Unis à Moscou de 1934 à 1940 et ambassadeur en URSS de 1953 à 1957.

[39] Arnold, Spaatz et LeMay sont des généraux de l’US Air Force ; Nimitz, King, et Halsey des amiraux ; MacArthur, le commandant en chef des troupes dans le Pacifique ; Strauss un amiral assistant du secrétaire à la Marine, associé au Manhattan Project ; Ralph A. Bard, l’assistant secrétaire à la Marine et John McCloy, l’assistant secrétaire à la Guerre et bientôt Haut-Commissaire en Allemagne. L’amiral Lewis Strauss (1896-1974) est un des protagonistes du film Oppenheimer.

[40] Gar Alperovitz, op. cit., page 644.

[41] Gar Alperovitz, op. cit., page 326.

[42] Gar Alperovitz, op. cit., page 327.

[43] Gar Alperovitz, op. cit., page 531.

[44] Le Comité intérimaire/Interim Committee était constitué de Henry Stimson, James Conant, Vannevar Bush, le physicien Karl Compton, William L. Clayton, assistant du secrétaire d’Etat, Ralph A. Bard, sous-secrétaire à la Marine. (page 156)

[45] Gar Alperovitz, op. cit., pages 527-528.

[46] Gar Alperovitz, op. cit., page 534.

[47] Gar Alperovitz, op. cit., pages 667-668.

Lors de la période chasse aux sorcières du maccarthysme, Oppenheimer a été soumis à une série d’interrogatoires. Cet épisode est rapporté dans le film documentaire pour la BBC de David Grubin The trials of J. Robert Oppenheimer. Il est visible sur Youtube : https://www.youtube.com/watch?v=Gm6... (Réd. A l’Encontre)


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