Lukács, Hölderlin et le romantisme révolutionnaire

mercredi 10 février 2021.
 

Les écrits de Georg Lukács dans les années 1930, malgré leurs limites, leurs contradictions et leurs compromissions (avec le stalinisme), n’en sont pas moins du plus grand intérêt. C’est le cas notamment de son essai sur Hölderlin de 1935, intitulé L‘« Hyperion » de Hölderlin, traduit en français par Lucien Goldmann et inclus dans le volume Goethe et son époque (1949). Lukács est littéralement fasciné par le poète, qu’il décrit comme « un des plus purs et des plus profonds poètes élégiaques de tous les temps », dont l’œuvre a « un caractère profondément révolutionnaire »1. Mais, contrairement à l’opinion générale des historiens de la littérature, il refuse obstinément de le reconnaître comme un auteur romantique. Pourquoi ?

Depuis le début des années 1930 Lukács avait compris, avec une grande lucidité, que le romantisme n’était pas une simple école littéraire mais une protestation culturelle contre la civilisation capitaliste, au nom de valeurs – religieuses, éthiques, culturelles – du passé. Il était en même temps convaincu que, par ses références passéistes, il s’agissait d’un phénomène essentiellement réactionnaire. Le terme d’« anticapitalisme romantique » apparaît pour la première fois dans un article de Lukács sur Dostoïevski, où l’écrivain russe est condamné comme « réactionnaire ». Selon ce texte publié à Moscou, l’influence de Dostoïevski résulte de sa capacité à transformer les problèmes de l’opposition romantique au capitalisme en problèmes « spirituels » ;

« à partir de cette opposition intellectuelle petite-bourgeoise anticapitaliste romantique (…) s’ouvre une large avenue vers la droite, vers la réaction, aujourd’hui vers le fascisme, et, en revanche, un sentier étroit et difficile vers la gauche, vers la révolution »2.

Ce « sentier étroit » semble disparaître lorsqu’il écrit, trois ans plus tard, un essai sur Nietzsche précurseur de l’esthétique fasciste. Lukács présente Nietzsche comme un continuateur de la tradition des critiques romantiques du capitalisme : « comme eux, il oppose chaque fois à l’inculture du présent la haute culture des périodes précapitalistes ou du début du capitalisme ». À son avis, cette critique est réactionnaire, et peut facilement conduire au fascisme3.

On trouve ici un étonnant aveuglement : Lukács ne semble pas percevoir l’hétérogénéité politique du romantisme et, en particulier, l’existence, à côté du romantisme réactionnaire, qui rêve d’un impossible retour au passé, d’un romantisme révolutionnaire, qui aspire à un détour par le passé, en direction d’un avenir utopique. Ce refus est d’autant plus étonnant que l’œuvre du jeune Lukács lui-même, par exemple son essai La Théorie du Roman (1916), appartient à cet univers cultural romantique/utopique4.

Ce courant révolutionnaire est présent dès les origines du mouvement romantique. Prenons comme exemple Les origines de l’inégalité parmi les hommes de Jean-Jacques Rousseau (1755), qu’on peut considérer comme une sorte de premier manifeste du romantisme politique : sa féroce critique de la société bourgeoise, de l’inégalité et de la propriété privée, se fait au nom d’un passé plus ou moins imaginaire, l’état de nature (tout de même inspiré par les mœurs libres et égalitaires des indigènes « Caraïbes »). Or, contrairement à ce que prétendent ses adversaires (Voltaire !) Rousseau ne propose pas que les hommes modernes retournent à la forêt, mais rêve d’une nouvelle forme de l’égaliberté des « sauvages » : la démocratie. On trouve le romantisme utopique, sous diverses formes, non seulement en France mais aussi en Angleterre (Blake, Shelley) et même en Allemagne : le jeune Schlegel n’était-il pas un ardent partisan de la Révolution française ? C’est le cas aussi, bien entendu, de Hölderlin, poète révolutionnaire, mais qui, comme beaucoup de romantiques depuis Rousseau, est possédé par « la nostalgie des jours d’un monde originaire » (ein Sehnen nach den Tagen der Urwelt)5.

Lukács est bien obligé de reconnaître, à contre-cœur, qu’on trouve chez Hölderlin des « traits romantiques et anticapitalistes qui alors n’avaient pas encore un caractère réactionnaire ». Par exemple, l’auteur du Hyperion hait, lui aussi, tout comme les romantiques, la division capitaliste du travail et l’étroite liberté politique bourgeoise. Cependant « dans son essence, Hölderlin (…) n’est pas un romantique, bien que sa critique du capitalisme naissant ne soit pas dépourvue de certains traits romantiques »6. On sent dans ces lignes qui affirment une chose et son contraire, l’embarras de Lukács et sa difficulté à désigner clairement la nature romantique révolutionnaire du poète. Est-ce que dans une première époque le romantisme « n’avait pas encore un caractère réactionnaire » ? Cela voudrait dire que toute la Frühromantik, la période initiale du romantisme, à la fin du 18e siècle, n’était pas réactionnaire ? Dans ce cas, comment peut-on proclamer que le romantisme est, par sa nature, un courant rétrograde ?

Dans sa tentative, contre toute évidence, de dissocier Hölderlin des romantiques, Lukács mentionne le fait que le passé auquel ils se réfèrent n’est pas le même : « La différence dans le choix des thèmes entre Hölderlin et les écrivains romantiques – Grèce contre Moyen âge – n’est donc pas une simple différence de thèmes mais une différence de vision du monde et d’idéologie politique » (p. 194). Or, si beaucoup de romantiques se réfèrent au Moyen-âge, ce n’est pas le cas pour tous : par exemple Rousseau, comme on l’a vu, s’inspire du mode de vie des « Caraïbes », ces hommes libres et égaux. On trouve d’ailleurs des romantiques réactionnaires qui rêvent de l’Olympe de la Grèce classique. Si l’on prend en compte l’ainsi nommé « néo-romantisme » de la fin du 19e siècle (en fait la continuation du romantisme sous une forme nouvelle), on trouve d’authentiques romantiques révolutionnaires – le marxiste libertaire William Morris et l’anarchiste Gustav Landauer – fascinés par le Moyen âge.

En fait, ce qui distingue le romantisme révolutionnaire du réactionnaire ce n’est pas le type de passé auquel on se réfère, mais la dimension utopique de l’avenir. Lukács semble s’en rendre compte, dans un autre passage de son essai, quand il évoque le présence, chez Hölderlin à la fois d’un « rêve du retour de l’âge d’or » et de « l’utopie d’un au-delà de la société bourgeoise, d’une libération réelle de l’humanité »7. Il perçoit aussi, avec perspicacité, la parenté entre Hölderlin et Rousseau : chez les deux on trouve « le rêve d’une transformation de la société », par laquelle celle-ci serait « redevenue naturelle »8. Lukács est donc tout près de rendre compte de l’ethos romantique révolutionnaire de Hölderlin mais son préjugé obstiné contre le romantisme, catalogué comme « réactionnaire » par définition, l’empêche d’atteindre cette conclusion. C’est, à notre avis, une des principales limites de cet essai par ailleurs brillant…


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