Conflit à Gaza : les gauches françaises entre indignation et tétanie

vendredi 21 mai 2021.
 

Alors que volent les allégations d’antisémitisme et que le sentiment d’impuissance face à cet interminable conflit s’accroît, la cause palestinienne ne semble plus portée par la gauche avec autant de vigueur qu’il y a dix ans. Certains réclament davantage de « courage ».

La gauche française a-t-elle encore quelque chose à dire sur l’interminable conflit israélo-palestinien ? Depuis une semaine, les bombes pleuvent sur Gaza. Mais, à gauche, peu de voix fortes se sont publiquement élevées pour porter une lecture politique du conflit.

Vu des réseaux sociaux, le week-end dernier offrait un contraste saisissant : alors que les bâtiment de l’agence américaine Associated Press et de la chaîne télévision qatarie Al Jazeera étaient pulvérisés par l’armée israélienne, défilaient des images des principaux responsables de gauche et de l’écologie faisant campagne, tout sourire, pour les élections régionales.

Des morts par dizaines, une guerre qui pourrait embraser la région, un gouvernement français passif qui ne condamne pas la politique de colonisation du gouvernement israélien et une gauche atone ?

Depuis le (re)surgissement des violences, tous les partis, des Verts au PS en passant par le PCF, ont publié des communiqués condamnant la « colonisation » des territoires palestiniens par Israël, appelant au respect du droit international et invoquant la solution des deux États comme voie de sortie de ce conflit vieux de sept décennies.

Plus prolixe que les autres, le groupe parlementaire de La France insoumise (LFI) a produit trois textes sur le sujet. « On veut tenir la tranchée et Jean-Luc Mélenchon ne se cache pas sur ce sujet, ce qui n’est pas le cas de tout le monde », martèle le député insoumis Éric Coquerel.

Reste qu’à gauche aucune (ré)action collective n’a encore eu lieu. Certes, à l’inverse de la maire socialiste de Paris, Anne Hidalgo, qui a qualifié de « sage » la décision de Gérald Darmanin d’interdire la manifestation propalestinienne de samedi à Paris, les chefs de parti – Olivier Faure pour le PS, Jean-Luc Mélenchon pour LFI, Julien Bayou pour les Verts et Fabien Roussel pour le PCF – se sont élevés contre cette mesure jugée anticonstitutionnelle. Et Fabien Roussel a été manifester à Lille.

Mais, contrairement au NPA, à Lutte ouvrière et au l’union syndicale Solidaires, aucun n’a bravé l’interdit pour se rendre dans le quartier parisien de Barbès et tous ont refusé de signer l’appel à la manifestation « interdite » aux côtés du NPA et d’Attac. [1]

Une prudence qui n’a pas échappé à bon nombre de militants propalestiniens. « C’est vrai que, dans les rangs des collectifs de soutien à la Palestine, cette “timidité” a été remarquée, témoigne Julien Salingue, du NPA. On sent qu’il reste encore des réflexes au niveau des organisations nationales pour condamner les bombardements. Mais revendiquer un pacifisme abstrait en demandant “l’arrêt des violences” et dénoncer la colonisation, ce n’est pas s’engager clairement dans le soutien aux Palestiniens face à Israël. »

« À gauche, on n’est pas nombreux à parler haut et fort sur ce sujet, qui est pourtant capital », pointe de même la députée de LFI Clémentine Autain, qui s’étonne que les Verts, par exemple, « qui ont pourtant une tradition forte sur le sujet », ne soient pas davantage à l’offensive.

« On voit que la tendance actuelle, aussi bien à droite qu’à La République en marche, voire chez certains à gauche, c’est de dire qu’il faut défendre la démocratie israélienne contre les islamistes du Hamas, ou a minima, de renvoyer dos à dos Israéliens et Palestiniens, ce qui est insupportable », ajoute la candidate LFI en Île-de-France.

La députée communiste Elsa Faucillon a été la seule, avec Clémentine Autain, à intervenir sur le sujet à l’Assemblée mardi dernier lors de la séance de questions au gouvernement. Elle renchérit : « Ce n’est pas en marchant sur des œufs qu’on va s’en sortir, il faut au contraire assumer de mener la bataille au lieu de bégayer. La gauche a normalement en son cœur les valeurs pour l’amitié entre les peuples, la lutte pour les opprimés et l’anticolonialisme. Or, certains se réfugient en évitant le sujet ou en en parlant de manière dépolitisée. » Panne stratégique

Il faut dire que les temps ne sont pas simples. Fini, la décennie 2000-2010, lorsque le conflit faisait partie du vade-mecum de base des militants de la gauche « de gauche ». Marginalisée par l’espoir suscité par le Printemps arabe, la question palestinienne a peu à peu disparu des radars médiatiques et politiques, même si les campagnes de boycott et les réunions de comités locaux se sont poursuivies loin des caméras.

« L’affaiblissement du mouvement de solidarité est aussi le reflet de la crise du mouvement national palestinien et des difficultés de mobilisation dans les territoires occupés, avec une population palestinienne qui a essayé de vivre comme elle pouvait l’occupation », souligne Julien Salingue.

Face à ce conflit aussi inextricable qu’ancien, un sentiment d’impuissance a, en outre, gagné les représentants nationaux de la politique partisane. « En réalité, la gauche n’a pas réfléchi à ce sujet depuis des années et elle n’a rien à proposer, regrette la sénatrice (EELV) et historienne du judaïsme Esther Benbassa. Signer des lettres et des tribunes, c’est bien, mais, dans le fond, à quoi cela sert-il ? »

« Que peut-on faire ? », interroge, lui aussi, le candidat écologiste à la candidature présidentielle, Yannick Jadot. « En tant que député européen, je me suis battu pour bloquer les préférences dont bénéficient les produits issus des colonies, j’ai soutenu la Cour pénale internationale… Mais ni la France ni l’Europe ne sont à la hauteur face à la dégradation des relations ces dernières années, entre un Mahmoud Abbas d’une faiblesse crasse et un Netanyahou qui construit une majorité avec l’extrême droite », ajoute, un peu désespéré, l’eurodéputé.

« Nous sommes nombreux à être dans une panne stratégique vis-à-vis de la question palestinienne, abonde le militant altermondialiste Christophe Aguiton. Depuis les accords d’Oslo [signés en 1993 par le premier ministre israélien, Yitzhak Rabin, et le leader palestinien Yasser Arafat – ndlr], la ligne c’était en quelque sorte “la paix des braves”, basée sur la solution des deux États. Mais, aujourd’hui, plus personne n’y croit vraiment. Les politiques successives des gouvernements israéliens ont rendu extrêmement compliqué l’avènement d’un État palestinien, tant son territoire supposé est aujourd’hui morcelé, désarticulé. »

L’option d’un État laïc plurinational, avec des droits égaux pour tous, commence certes à gagner du terrain dans certains milieux militants. Comparant cette stratégie à une réclamation de droits civiques telle qu’elle a pu être portée par Nelson Mandela et son mouvement en Afrique du Sud, Christophe Aguiton la juge encore trop peu crédible : « Les haines sont tellement recuites qu’il est difficile d’envisager une Israélo-Palestine sereine. »

Par ailleurs, fait-il remarquer, une telle stratégie exigerait dans un premier temps que l’Autorité palestinienne se saborde, en refusant de jouer le jeu des Israéliens. Or de nombreuses personnes vivent aujourd’hui du statu quo financé par l’aide internationale.

À la complexité politique du terrain s’ajoutent des cultures différentes à gauche, qui ne facilitent pas des actions communes ni des expressions identiques. Si le PCF est de longue date très engagé auprès des Palestiniens, le PS est historiquement marqué par une tradition pro-israélienne, tardivement tempérée. « L’ancêtre du PS est la SFIO de Guy Mollet, qui, en tant que chef de gouvernement en 1956, est tout de même celui qui a entraîné la France dans l’expédition de Suez contre le régime de Nasser en Égypte », rappelle Jean-Paul Chagnollaud, président de l’Institut de recherches et d’études Méditerranée/Moyen-Orient (Iremmo).

« Plus tard, poursuit-il, c’est seulement après être devenu président de la République que Mitterrand a pris des initiatives allant dans le sens de la cause palestinienne, en évoquant la création d’un État palestinien à la Knesset ou en contribuant à légitimer Yasser Arafat comme interlocuteur. Et, au tournant des années 1990, le processus de paix et l’évolution des travaillistes israéliens eux-mêmes ont encouragé les socialistes français à tenir une position équilibrée. En résumé, il y a eu un passage de l’ignorance des Palestiniens à l’adoption de la solution des deux États. Mais des sensibilités différentes n’ont cessé de coexister à l’intérieur du parti, d’où des positions officielles assez molles. »

De quoi expliquer la pondération d’Olivier Faure, qui, interrogé par Mediapart, ne veut pas « entrer dans l’argumentaire des parties en présence, ce qui reviendrait à se condamner à ce que la solution ne puisse venir que de la victoire d’un camp sur l’autre ». Le premier secrétaire du PS dénonce aussi bien « la politique de colonisation dans les territoires occupés que l’instrumentalisation du peuple palestinien par le Hamas et les tirs de roquettes sur Israël ». Chasse aux sorcières

Outre l’affaiblissement structurel de la gauche, la lassitude et les divisions historiques, c’est enfin le contexte politique actuel, fait d’extrême-droitisation des débats et de confusionnisme ambiant, qui entrave la mobilisation.

La hantise d’être accusé d’antisémitisme n’est pas nouvelle. Le risque d’amalgame avec l’antisionisme a déjà été soulevé à l’occasion du vote d’une résolution controversée par l’Assemblée nationale le 3 décembre 2019, ceci deux ans après une déclaration d’Emmanuel Macron en ce sens, en présence du premier ministre israélien, Netanyahou.

Déjà en 2014, lors des précédentes mobilisations pour Gaza, Manuel Valls avait justifié des restrictions au droit de manifester au moyen de cette rhétorique. Mais, plus récemment, les débats sur le séparatisme, sur la Marche contre l’islamophobie ou la traque gouvernementale d’un prétendu « islamogauchisme » ont été traumatiques.

Au point que certains de ceux qui avaient embarqué, dans les années 2010, sur les flottilles pour Gaza afin de dénoncer le blocus israélien aimeraient dorénavant ne pas trop rafraîchir les mémoires. Trop peur de se prendre une flambée d’accusations et de menaces. « La pression est terrible : dès qu’on s’engage pour les Palestiniens, on est soit taxé d’antisémitisme, soit, si on est juif, d’être des traîtres. Après, pour qu’on avance, il faut aussi que les associations de défense des Palestiniens soient totalement clean », soupire Esther Benbassa, qui avait subi les foudres d’une partie de la classe politique pour avoir participé à la Marche contre l’islamophobie en octobre 2019.

« Ces accusations d’islamogauchisme, c’est une tache indélébile. Il est très difficile de s’en relever »,dit avec une émotion contenue la sénatrice, qui vient de publier une tribune sur le sujet dans Libération [2]. « L’ambiance est dingue, la disqualification des concurrents politiques est devenue la règle. Or la question israélo-palestinienne est sans cesse instrumentalisée dans des enjeux de politique nationale », s’exaspère Yannick Jadot, qui trouve « insupportable que le débat politique se résume à 280 caractères sur Twitter, surtout sur des sujets aussi complexes, avec tout le harcèlement qui s’ensuit ».

D’où cette fébrilité, voire cette « autocensure », estime Jean-Paul Le Coq, député communiste du Havre, qui a hurlé un « Rendez-nous Chirac ! » remarqué dans l’hémicycle la semaine dernière lors des QAG. « Il y avait un temps où dire que le droit des Palestiniens, c’est notre droit à tous, était commun à gauche, et même dans une partie de la droite, rappelle-t-il. Mais, en pleine séquence électorale et dans cette époque où les contestations, quelles qu’elles soient, sont criminalisées, il faut plus de courage pour dire les choses comme elles sont. »

Un point de vue partagé par Eva Sas, porte-parole d’EELV, qui réclame le retour aux frontières de 1967 avec Jérusalem comme capitale. « Il peut y avoir des dérives antisémites dans certains mouvements propalestiniens, reconnaît-elle. Mais il ne faut pas que cela nous empêche de nous exprimer sur une question de politique internationale. Au contraire, c’est en s’exprimant qu’on évitera les affrontements entre communautés. Mettre la poussière sous le tapis ou dire aux gens de se taire, cela ne fait que jeter de l’huile sur le feu. »

« Oui, les temps sont durs, et oui, il y a une offensive de gens qui reprennent les discours d’extrême droite, mais on ne va pas se laisser impressionner », avance, de son côté, Éric Coquerel. Clémentine Autain ne dit pas autre chose : « On ne fait que perdre des plumes en perdant notre âme ! »

Samedi prochain, un appel à manifester pourrait néanmoins être lancé par le Collectif national pour une paix juste et durable entre Israéliens et Palestiniens. Existant depuis novembre 2000, ce rassemblement de 52 organisations est respecté des responsables politiques, du moins ceux des partis de gauche qui en font partie, dont EELV, le PCF et le Parti de gauche (membre de LFI). À voir si, cette fois, ils seront présents au rendez-vous.

Fabien Escalona et Pauline Graulle


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