Covid-19 : Agnès Buzyn mise en examen, une déflagration pour le gouvernement

mardi 14 septembre 2021.
 

Visée par de nombreuses plaintes, l’ancienne ministre de la santé Agnès Buzyn a été mise en examen vendredi pour « mise en danger de la vie d’autrui » dans l’enquête de la Cour de justice de la République (CJR) sur la gestion de la crise sanitaire. Elle a également été placée sous le statut de témoin assisté pour les soupçons d’« abstention de combattre un sinistre ».

10 septembre 2021 Par Sarah Brethes, Caroline Coq-Chodorge et Antton Rouget

Visée par de nombreuses plaintes, l’ancienne ministre de la santé Agnès Buzyn a été mise en examen vendredi pour « mise en danger de la vie d’autrui » dans l’enquête de la Cour de justice de la République (CJR) sur la gestion de la crise sanitaire. Elle a été placée sous le statut de témoin assisté pour les soupçons d’« abstention de combattre un sinistre ».

À quelques mois de l’élection présidentielle, et alors que la crise sanitaire n’est pas terminée, c’est une déflagration pour le gouvernement et l’Élysée. Visée par de nombreuses plaintes dénonçant la gestion du début de la crise sanitaire liée au Covid-19, l’ex-ministre de la santé, Agnès Buzyn, a été mise en examen vendredi par la Cour de justice de la République (CJR) pour « mise en danger de la vie d’autrui », selon des informations de Mediapart.

Elle a été placée sous le statut intermédiaire de témoin assisté (entre témoin et mis en examen, qui peut évoluer au gré des investigations) en ce qui concerne les faits d’« abstention volontaire de combattre un sinistre ».

L’ancienne membre du gouvernement d’Édouard Philippe, qu’elle avait quitté mi-février 2020 en pleine explosion de la pandémie pour mener la liste LREM aux municipales à Paris, a répondu pendant près de dix heures aux questions des magistrats instructeurs de la CJR, seule juridiction habilitée à juger des actes commis par des ministres dans l’exercice de leurs fonctions.

« C’est une excellente opportunité pour moi de m’expliquer et de rétablir la vérité des faits. Je ne laisserai pas salir l’action du gouvernement ou mon action en tant que ministre », avait-elle déclaré à la presse, vendredi matin, juste avant d’entrer en audition.

Cette convocation, ordonnée dans le cadre d’une enquête ouverte en juillet 2020, fait suite à des perquisitions menées en octobre au ministère de la santé, occupé par Olivier Véran. Les bureaux d’Édouard Philippe et de Sibeth Ndiaye, ex-porte-parole du gouvernement, tous deux également ciblés par des plaintes, avaient eux aussi été perquisitionnés.

Seize plaintes au total ont été jugées recevables sur plus de 14 000 déposées. Simples citoyens, mais aussi associations et syndicats, les plaignants reprochent notamment aux membres du gouvernement de n’avoir pas pris de décisions à la mesure de la gravité de la crise, dont ils avaient pourtant connaissance, mais aussi d’avoir menti sur l’utilité des masques, dans le seul objectif d’en dissimuler la pénurie, comme l’avait révélé Mediapart en avril 2020.

L’enquête avait été ouverte en juillet 2020 pour l’infraction d’« abstention volontaire de combattre un sinistre » (passible de deux ans de prison et 30 000 euros d’amende), mais la commission d’instruction de la CJR, au cours de son enquête, a décidé de l’élargir à l’infraction de « mise en danger de la vie d’autrui » (passible d’un an de prison et 15 000 euros d’amende), pour laquelle Agnès Buzyn a donc été mise en examen.

Les investigations sont conduites par l’Office central de lutte contre les atteintes à l’environnement et à la santé publique (Oclaesp), service de gendarmerie qui a aussi été saisi par le pôle « santé publique » du parquet de Paris. En parallèle de l’enquête de la CJR, qui concerne les ministres, quatre informations judiciaires ont en effet été ouvertes à la suite de la réception de centaines de plaintes mettant en cause des décideurs et structures publics nationaux, au premier rang desquels figure le directeur général de la santé (DGS) Jérôme Salomon.

Au cœur des accusations visant Agnès Buzyn se trouvent notamment des déclarations de la ministre de la santé elle-même, qui avait qualifié dans une interview au Monde de « mascarade » le maintien des élections municipales, dont le premier tour avait été maintenu le 15 mars 2020, à l’avant-veille de l’instauration d’un confinement généralisé du pays. À la fin du mois de janvier, elle avait d’ailleurs laissé entendre à certains de ses collègues qu’il serait sans doute difficile de maintenir le scrutin (lire ici).

Deux conseillères santé d’Emmanuel Macron ont été auditionnées. Elles ont refusé de répondre à certaines questions, invoquant l’immunité présidentielle.

Dans l’entretien au Monde, publié le 17 mars 2020, elle déclarait comme une confidence qu’elle « savait que la vague du tsunami était devant nous » au moment où elle quittait son ministère pour se lancer dans la campagne municipale à la mairie de Paris, mi-février. Dès le 11 janvier, ajoutait-elle, elle aurait « envoyé un message » à Emmanuel Macron.

Fin juin, devant la commission d’enquête de l’Assemblée nationale sur la gestion de la crise sanitaire, Agnès Buzyn a répété avoir alerté l’Élysée et Matignon dès janvier sur le « danger » potentiel du coronavirus.

Pourtant, au même moment, elle affirmait publiquement, le 21 janvier, que « le risque d’introduction en France [était] faible », en ne prenant alors aucune mesure particulière, pas même une suspension des liaisons aériennes Paris-Wuhan. « Notre système de santé est bien préparé, professionnels et établissements de santé ont été informés », indiquait la ministre.

Deux jours plus tard, le gouvernement français bloquait enfin les arrivées directes depuis Wuhan, en tenant toujours le même discours : « Le risque d’importation depuis Wuhan était modéré. Il est maintenant pratiquement nul, puisque la ville, vous le savez, est isolée », rassurait-elle le 24 janvier.

Le 22 janvier, l’Organisation mondiale de la santé (OMS), qui avait réuni son comité d’urgence, avait pourtant signalé que le virus, qui provoquait des formes « sévères » dans 25 % des cas observés, se diffusait déjà « aux États-Unis, en Thaïlande, au Japon et en République de Corée ».

L’ex-ministre de la santé est également mise en cause pour la gestion chaotique des stocks de masques. Dissimulant la pénurie, le gouvernement avait adapté ses consignes sanitaires sur le port du masque en fonction des stocks disponibles. Alors que fin février 2020, le directeur général de la santé Jérôme Salomon avait préconisé un masque pour toute personne en contact avec un porteur du Covid, la porte-parole de l’exécutif Sibeth Ndiaye déclarait un mois plus tard que c’était inutile.

En réalité, ce changement de discours ne visait qu’à cacher la pénurie de matériel de protection, conséquence d’années de restriction budgétaire mais aussi du défaut d’anticipation du gouvernement.

À la fin du mois de janvier 2020, l’État comptait en effet en réserve moins de 100 millions de masques chirurgicaux (33 millions de masques pédiatriques, 66 millions de masques adultes, selon les chiffres de la commission d’enquête du Sénat), plus 65 millions supplémentaires commandés avant l’épidémie, mais pas encore livrés. Quant aux masques FFP2, destinés à tous les personnels de santé les plus exposés, la France n’en avait tout simplement pas en stock.

Ce n’est que le 24 janvier 2020 que la Direction générale de la santé (DGS) est informée par l’agence Santé publique France (SPF), sous la tutelle du ministère, de l’inventaire du matériel médical disponible. Le 30 janvier, elle lui demande d’acquérir « dès que possible » 1,1 million de masques FFP2 seulement. Il faudra ensuite des mois aux autorités pour constituer des réserves permettant d’équiper les professionnels de santé (lire ici).

Plusieurs responsables de la gestion de la crise ont été entendus par les enquêteurs pour comprendre les raisons de cette impréparation. Ce fut notamment le cas des deux conseillères santé d’Emmanuel Macron, selon des informations de Mediapart.

La première, Marie Fontanel, avait étonnamment quitté l’Élysée le 31 janvier 2020, alors que l’OMS venait de déclarer « l’urgence de santé publique de portée internationale ». Elle n’avait été remplacée qu’un mois plus tard par Anne-Marie Armanteras de Saxcé.

Toutes les deux ont déféré à leur convocation, en refusant toutefois de répondre aux questions qui portaient spécifiquement sur les décisions prises par Emmanuel Macron, invoquant alors l’immunité présidentielle.

Cette position a fait l’objet d’une analyse juridique au sein de la présidence. En effet, dans une précédente affaire, celle des « sondages de l’Élysée », qui doit justement être jugée en octobre, la Cour de cassation avait estimé, en décembre 2012, que la justice pouvait enquêter sur un contrat conclu par l’ex-directrice de cabinet de Nicolas Sarkozy, Emmanuelle Mignon.

La plus haute juridiction de l’ordre judiciaire avait tranché en rappelant qu’« aucune disposition constitutionnelle, légale ou conventionnelle, ne prévoit l’immunité ou l’irresponsabilité pénale des membres du cabinet du président de la République ». Les deux conseillères d’Emmanuel Macron ont toutefois estimé que cette décision s’appliquait à des actes détachables de l’action du président, et qu’elles n’avaient pas à répondre, dans l’enquête sur la gestion de la crise sanitaire, sur les questions liées à la préparation d’actes présidentiels.

Dans leurs investigations, les enquêteurs se heurtent aussi à une autre difficulté : le choix d’Emmanuel Macron d’organiser la gestion de la crise autour d’un Conseil de défense, dont les décisions sont par essence classifiées, comme l’a indiqué Le Monde. Ce qui oblige, à chaque fois, à identifier les documents et à demander leur déclassification à la commission du secret de la défense nationale (qui peut s’y opposer).

En février 2021, à la demande de la commission d’instruction de la Cour de justice de la République, une note de la DGSI (Direction générale de la sécurité intérieure) du 17 avril 2020 et 31 notes émises par le directeur général de la santé à destination du Conseil de défense ont ainsi été déclassifiées pour pouvoir être exploitées en procédure.

L’annonce de la mise en examen d’Agnès Buzyn réjouit les avocats des parties civiles. « C’est la moindre des choses. Il existe des indices très graves qui montrent une infraction », estime Me Yassine Bouzrou, qui représente trois plaignants dont les plaintes ont été jugées recevables (un syndicat de police, l’association Cœur vide et une famille).

Me Nabil Boudi se félicite, lui, de « la célérité de l’enquête », mais aussi du fait que l’infraction de « mise en danger de la vie d’autrui » ait été finalement retenue.

« Dans nos plaintes, nous dénoncions l’inaction du gouvernement, le non-réapprovisionnement en masques et le maintien du premier tour des municipales. Là, c’est encore plus grave, ça implique une action délibérée : quand on est ministre et qu’on fait des déclarations, cela est suivi d’actes. Si l’on vous dit que les masques ne servent à rien, vous n’allez pas porter de masques, et vous allez être contaminé », explique l’avocat, qui défend deux personnes contaminées par le Covid-19 en mars 2020.

« De graves erreurs et manquements ont été commis, que la justice passe est rassurant quant au fonctionnement de l’État », ajoute Me Laurent Gavarri, avocat de soignants et policiers ayant saisi le pôle « santé publique » du parquet de Paris. Lui espère que « les deux enquêtes [CJR et parquet de Paris – ndlr] avanceront au même rythme en parallèle, pour que l’on procède à une analyse globale de ces dysfonctionnements, au-delà des personnalités ».

L’ex-ministre Agnès Buzyn, vendredi 10 septembre, avant son audition par les magistrats instructeurs de la Cour de justice de la République. © Sebastien Calvet / Mediapart L’ex-ministre Agnès Buzyn, vendredi 10 septembre, avant son audition par les magistrats instructeurs de la Cour de justice de la République. © Sebastien Calvet / Mediapart

Le sénateur Bernard Jomier (groupe socialiste), rapporteur de l’enquête sénatoriale sur la gestion de la crise sanitaire, n’est pas surpris par l’évolution de l’enquête pénale. « Nous avons relevé l’opacité de la prise des décisions pendant cette crise. La CJR a dû faire le même constat et veut en savoir plus. C’est normal que le ministre de la santé doive s’expliquer : après Agnès Buzyn, cela devrait être le tour d’Olivier Véran », indique l’élu de Paris.

Dans son rapport, le Sénat avait fait le « triple constat d’un défaut de préparation, d’un défaut de stratégie ou plutôt de constance dans la stratégie et d’un défaut de communication adaptée », en chargeant lourdement le directeur général de la santé Jérôme Salomon dans la gestion des masques. C’est lui qui avait été tenu informé de l’état calamiteux du stock d’État et même fait modifier un avis du Haut Conseil de la santé publique de 2018 préconisant la constitution d’un stock d’un milliard de masques (notre article ici).

Les sénateurs avaient aussi qualifié de « drôle de guerre » l’action d’Agnès Buzyn au début de la crise, depuis les premières alertes venues de Chine fin décembre 2019 jusqu’à son départ le 16 février 2020 pour les municipales. Au cours de ses auditions devant les parlementaires (notre article ici), l’ancienne ministre avait malgré tout assuré avoir « tout vu » : « Vous ne pouvez pas dire que je n’ai pas anticipé, je ne laisserai pas dire que les services n’ont pas anticipé. »

« Elle a compris assez tôt qu’il se passait quelque chose, elle a alerté le premier ministre », lui reconnaît Bernard Jomier, tout en relevant que « ses déclarations publiques sont en décalage ».

Pour le sénateur, dans la gestion du début de la crise, la responsabilité du premier ministre Édouard Philippe doit aussi être questionnée : « Il nous a expliqué qu’il n’était pas en capacité d’évaluer les besoins en masques. J’ai consulté son agenda du mois de février : il a consacré plus de réunions à la réforme des retraites qu’à la crise sanitaire. Pour nos dirigeants de premier plan, la santé a toujours été au second plan. L’appareil d’État a mis beaucoup trop de temps à se saisir du sujet. Pendant ce temps, Taïwan commandait des masques. »

Lors de son audition par la mission d’information de l’Assemblée nationale en octobre 2020, l’ancien premier ministre avait concédé des « erreurs de communication », tout en défendant l’action de son gouvernement. « Comment est-ce qu’on gère une crise sanitaire avec des échelons de décision très dispersés [...] quand vous avez immédiatement le risque pénal sur le dos ? », avait questionné à haute voix Édouard Philippe.

L’affaire du sang contaminé, au terme de laquelle l’ancien ministre de la santé Edmond Hervé avait été condamné (avec dispense de peine) et l’ancien premier ministre Laurent Fabius relaxé, est dans toutes les têtes.


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