Le mythe du localisme des Girondins pendant la révolution française.

mardi 19 octobre 2021.
 

Souveraineté nationale bourgeoise contre souveraineté nationale populaire ?

Il est relativement courant d’entendre ou de lire dans les médias l’opposition qui aurait existée entre pouvoir local revendiqué par les girondins et pouvoir central revendiqué par les jacobins montagnards lors de la révolution française de 1789. Il s’agit en fait d’un mythe.

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Les girondins avant le "fédéralisme" Paris "chef-lieu" de la révolution

Par Marcel Dorigny

Source : Sorbonne Éditions. Open édition https://books.openedition.org/psorb...

Fédération, nation et conscience nationale

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Information sur l’auteur

Marcel Dorigny naît à Paris le 18 juillet 1948.

En 1988, chercheur à l’Institut d’histoire de la Révolution française, université de Paris 1, il est détaché auprès du CNRS.

Il soutient en 1992 une thèse de doctorat intitulée Les Girondins et le libéralisme dans la Révolution française, sous la direction de Michel Vovelle, à l’université Paris-I2,3.

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Le Fédéralisme est resté accolé à la Gironde, aussi bien pour ses adversaires de toujours que pour une partie de ses défenseurs. On oppose ainsi, de façon quelque peu simpliste et mécaniste, un supposé "centralisme jacobin", ou montagnard, à un "fédéralisme" dit girondin, la simplification allant souvent jusqu’à transformer ce "fédéralisme" en un "régionalisme" et un "provincialisme" attribué à la Gironde par rejet d’un "parisianisme" jacobin et montagnard. Ce schéma est entré dans les mentalités et semble y être définitivement ancré : n’a-t-on pas vu cette opposition resurgir en plein débat parlementaire sur la loi de décentralisation de 1981 ? Lors de ce débat de vieux mythes ont été appelés en renfort et le "fédéralisme girondin" fut assumé par le ministre de l’intérieur, alors qu’un ancien chef du gouvernement revendiquait hautement l’héritage jacobin centralisateur, seul garant de l’unité nationale...?1. Au delà de son caractère anecdotique cet affrontement récent, qui inversait les positions traditionnelles entre gauche et droite sur le jacobinisme, traduit bien l’héritage historiographique légué par les débats de 1793 : quel rôle pour Paris ? Qu’est-ce qu’une république une et indivisible ? Quelles forces politiques sont susceptibles de revendiquer une décentralisation des pouvoirs ?

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Le rôle de l’Etat dans la société

Le fédéralisme attribué à la Gironde ne peut être retenu si l’on veut désigner par ce terme un projet d’organisation fédérale de l’Etat ; il ne peut pas davantage être retenu si l’on veut définir par ce même terme un Etat aux prérogatives réduites et chargé de la seule mission de maintenir l’ordre social et la défense extérieure. Certes, la conception girondine de l’Etat s’inscrivait dans le courant libéral du XVIIIe siècle, mais "l’Etat girondin” n’était pas un "Etat minimum", réduit à sa plus simple expression. La Gironde avait développé la théorie d’un Etat organisateur, doté des pouvoirs étendus dans des domaines réservés à l’initiative des individus par les libéraux classiques. L’Etat devait jouer un rôle dans la régulation du marché et dans le maintien de l’harmonie sociale : scolarisation et formation des futurs citoyens, fiscalité redistributive, législation successorale égalitaire, aménagement du territoire et initiatives dans le domaine de l’agriculture, du commerce et des manufactures, encouragements aux inventions ; enfin l’Etat devait être capable de suppléer aux défaillances du marché en périodes de crise ou de guerre, comme l’exemple de l’automne 1792 en montre la mise en pratique ; par là même s’esquissait la conception d’un "Etat providence", protecteur des activités économiques et garant du maintien d’une égalité relative entre les agents économiques2. Ainsi, l’Etat était-il loin d’être rejeté comme un mal absolu par les Girondins et cela d’autant moins que la Révolution exigeait une concentration du pouvoir politique en un organisme doté de pouvoirs étendus. La conception girondine du rôle de l’Etat excluait ainsi doublement un "Etat minimum" : dans le cadre du fonctionnement ordinaire de la société, l’Etat devait être le régulateur actif du marché ; en période de Révolution, les pouvoirs octroyés à cet Etat devaient être davantage renforcés encore.

Pour illustrer cette volonté de justifier l’existence d’un Etat fort, centre d’impulsion de la politique nouvelle, voici les arguments avancés par Français de Nantes dans son fameux rapport de mai 1792 sur les troubles de l’intérieur ; face à la généralisation des émeutes dans les départements, principalement autour de la question des subsistances, il fit l’éloge de l’unité et de la nécessaire centralité contre tous les germes de dissolution de l’autorité du pouvoir central : "Voici encore une cause de trouble ; mais elle est plus générale et bien plus dangereuse, si elle se prolongeait. Un grand nombre de municipalités se montrent insubordonnées ; elles agissent contre la loi et malgré les autorités supérieures. On a vu dans plusieurs contrées, à la tête des attroupements, des municipaux taxer les grains et présider au désordre. Ces magistrats ne voient que leur clocher. Cette grande pyramide nationale, la loi qui les domine tous, ils ne la voient pas..." ; puis, à propos du rôle des grandes villes, Français écrivait : "elles affectent de se rendre indépendantes des corps administratifs, qui n’ont de pouvoir que par les décrets"3. Le rapport lançait un appel à l’unité autour du gouvernement et de l’Assemblée nationale législative ; mais surtout, cet éloge de l’unité et de la centralité se fondait sur l’affirmation de la nécessité de l’unité législative, fondement du nouveau régime : la loi ne peut-être que centrale, uniforme pour tous les individus et sur tous les points du territoire.

L’unité législative

La lecture des textes girondins sur cette idée d’unité fait ressortir avec force que le coeur de leur conception politique résidait dans cette notion d’unité de la législation ; c’était par cette unité de la loi que triompherait le nouveau régime, alors que cette incapacité à unifier par la loi le royaume avait conduit l’Ancien régime à sa perte. En effet, l’unité de législation ne peut que tendre vers plus d’égalité : comment imaginer étendre le champ législatif par l’extension des privilèges et des dérogations au droit commun ? C’était bien par la loi que la centralité devait s’affirmer et sur ce point les Girondins furent tout aussi intransigeants que ceux qui devinrent Montagnards en 1793. Les particularismes de toute nature ne pouvaient trouver de justifications et devaient céder la place à une législation unificatrice, aussi bien dans le domaine du commerce, des poids et mesures et de la fiscalité que de l’administration locale. Le projet de régime municipal proposé par Brissot en 17894 voulait fonder l’unité du pays régénéré sur le réseau local des municipalités ; il ne voulait nullement faire éclater l’Etat en une multitude de pouvoirs locaux autonomes et dotés d’un pouvoir constituant quelconque. L’idée d’un pouvoir constituant reconnu à une fraction du corps politique était rejetée : l’unité de la nation supposait, sans réserve, le pouvoir constituant du peuple souverain tout entier, sans nulle délégation partielle de ce pouvoir. Le projet municipal de Brissot allait bien dans ce sens, et l’ennemi désigné n’était pas le pouvoir central en lui-même, mais ce qui restait du pouvoir arbitraire au sein de l’exécutif. Il ne faut pas confondre le combat girondin (ici du futur chef girondin) contre un exécutif jugé potentiellement dangereux et un combat contre tout pouvoir central. En 1791, au moment de la crise politique de Varennes, Brissot eut l’occasion d’affirmer avec force et conviction sa conception unitaire de l’Etat : "Quel insensé a jamais rêvé de faire en France quatre-vingt-trois républiques ? Les républicains, ceux au moins que je connais, ne veulent qu’une république ou un gouvernement représentatif, dont les quatre-vingt-trois départements sont les quatre-vingt-trois fractions coordonnées les unes avec les autres et aboutissent toutes à un point commun, l’Assemblée Nationale5. C’était là affirmer la nécessité d’un centre unique de la souveraineté ; centre qui ne pouvait qu’être incarné par le pouvoir législatif.

Paris guide de la Révolution ?

Au moment du début de l’affrontement direct entre la Gironde et Paris, où plus exactement les sections et la Commune de Paris, Condorcet rappela avec autant de force l’impossibilité d’un pouvoir décentralisé, surtout en période de Révolution : "La France a besoin d’être forte pour résister à ses ennemis, et, pour être forte elle a besoin d’un centre commun"6 ; et de façon plus explicite encore la Chronique de Paris du 1er novembre 1792 publiait cet avertissement : "Paris sait qu’il ne peut subsister que par les départements et les départements savent que sans un premier foyer de liberté, la nation dispersée serait nécessairement esclave..."7. C’était affirmer la double nécessité d’une centralité du pouvoir révolutionnaire : Paris, "premier foyer de la liberté" devait rester le centre d’impulsion de la Révolution ; mais également Paris était nécessaire pour contenir les troubles dans les départements.

Ici nous touchons un aspect trop souvent ignoré des rapports entre les Girondins, Paris et les départements. Avant de voir en Paris la ville de tous les excès de "l’anarchie" et des troubles populaires, les Girondins, en 1789- 1792, ont vu dans les départements le danger principal pour la Révolution. C’était de ces départements que partaient les troubles contre révolutionnaires ; c’était également dans les départements que se répandaient les mouvements taxateurs en 1792. Pour réprimer ces différents pôles de résistance à la loi, la Gironde s’appuyait sur Paris. Dès 1789, Brissot avait lancé le mot d’ordre, jamais renié par la suite : "Ne convient-il pas de donner la plus grande force au pouvoir exécutif, dans un pays vaste, peuplé de millions d’hommes, dont la moitié gémit dans la misère, dont les richesses sont concentrées dans peu de mains et dont tant d’individus ont intérêt à violer les lois"8. C’était bien du pouvoir central que devait venir le remède : la répression et la formation de l’esprit public étaient de son ressort.

En ce domaine, centralisateur par excellence, l’illustration la plus tangible de la politique girondine a été incarnée par la pratique du ministère Roland en 1792. Dès son arrivée au pouvoir Roland lança une grande offensive en direction des départements, pour régénérer "l’esprit public"9. Roland centralisa, à partir de ses bureaux, une active politique de propagande à travers le territoire entier : envoi de brochures, de livres, de journaux et d’affiches ; surtout il envoya dans les départements des "missionnaires patriotes", dotés de pouvoirs officiels ; ces missionnaires devaient rendre compte régulièrement de leur action auprès du ministre ou de Lanthenas, directeur du Bureau de l’esprit public. Une intense correspondance a été ainsi échangée entre les multiples pôles d’action des hommes du ministre et les bureaux centraux de Paris. Ces agents de l’exécutif, à l’automne de 1792 surtout, au delà du caractère spécifique de leur tache ne sont-ils pas l’incarnation la plus éclatante d’une politique conçue comme devant partir de Paris, siège du pouvoir central, pour irriguer par des canaux multiples les départements, les villes et les villages ? Voir dans cette pratique une quelconque volonté décentralisatrice paraît un contresens absolu : Roland apparaît ici comme le metteur en oeuvre d’une politique typiquement étatique et centralisée ; sa politique exprimait son manque total de confiance en la capacité propre des administrations locales à se doter par elles-mêmes d’un esprit public à la "hauteur" de celui régnant à Paris.

Dans le même sens d’une politique nettement dirigiste et centralisée, il convient d’évoquer la politique girondine des Congrès des Sociétés populaires de 1792. Ce jacobinisme s’élabora en 1790-1792, dans le cercle étroit du groupe Brissot-Lanthenas-Bancal des Issarts ; fondé sur l’affiliation à la Société mère de la rue Saint-Honoré, il se proposait de regrouper les clubs de province en un vaste réseau, en correspondance régulière avec Paris et avec les principales villes. Cette conception de la sociabilité politique locale était ainsi en toute harmonie avec la vision d’un Etat et d’un pouvoir exécutif agissant en pleine possession de moyens efficaces et concentrés. Paris, alors conçu comme le "chef-lieu de la Révolution", était le "centre de lumière" seul capable d’éclairer les régions en retard : ses journaux, ses missionnaires et sa correspondance active avec les clubs étaient les agents de ce rayonnement national de la capitale. Avec une telle conception nous sommes bien éloignés d’un "fédéralisme” qui aurait eu pour finalité la multiplication des centres du pouvoir et du rayonnement de leur influence. Les centres locaux étaient conçus comme des relais du pouvoir central, non comme des concurrents plus ou moins autonomes. C’était bien la conception défendue par Louvet, dans la Sentinelle début juillet 1792 : "Paris est le palladium de notre liberté... Cette ville sera éternellement coupable aux yeux des tyrans puisqu’elle a commencé la Révolution"10.

Ces quelques exemples incitent à ne pas prendre pour une réalité démontrée l’hostilité girondine envers Paris et plus précisément encore contre un pouvoir centralisé efficace et contraignant à l’encontre des résistances venues des départements. Le vocabulaire utilisé, notamment chez Roland et ses proches collaborateurs du Bureau de l’esprit public, n’était pas différent de celui utilisé avant 1789 par Mercier pour peindre Paris : "Capitale des Lumières", "Centre de la République des lettres", "Nouvelle Athènes"... chez Mercier comme chez ses amis girondins, Paris restait bien la capitale de la Révolution, destinée à éclairer le monde après avoir éclairé la France entière. Ce messianisme des Lumières déjà très marqué avant 1789, était passé en héritage aux mains de la Gironde. Le journal de Gorsas, tout particulièrement destiné aux départements, reprenait cet état d’esprit et le transposait en termes immédiatement politiques. A la veille du 10 août 1792, Gorsas accordait sans aucune réserve à Paris un rôle d’agent privilégié de la Révolution, par la raison même que Paris était au contact direct du pouvoir. Il reprenait à son compte, dans son journal, l’argumentation de la Commune de Paris : "Communes de l’Empire, si lorsque la Bastille a été renversée nous nous étions arrêtés au désir de vous appeler à partager l’honneur et les périls de l’entreprise, l’heure de la liberté aurait passé, la Bastille insulterait encore à vos regards...” Ce langage était déjà celui tenu par Brissot en 1789 à propos du rôle joué par Paris en juillet et octobre, contre les attaques des aristocrates qui qualifiaient "d’incendiaires" les acteurs parisiens des "journées" : "Les incendiaires sont ceux qui calomnient la ville de Paris, qui tentent d’exciter la jalousie des provinces contre elle, qui cherchent à allumer les flambeaux de la guerre civile"11. Brissot en 1789, comme Gorsas en 1792, acceptait clairement le rôle de Paris à la tête d’une Révolution qui ne pouvait exister sans un "chef-lieu" incontesté ; par là même c’était appeler à l’unité derrière Paris, aux dépens des particularismes locaux, contre-révolutionnaires par essence.

Faut-il rappeler qu’au plus fort de la "révolte fédéraliste" de juin-juillet 1793, les différentes assemblées girondines créées à Caen, Evreux, Bordeaux ou Marseille ne cessèrent de réaffirmer leur attachement à l’unité de la République ? Toutes les professions de foi publiées par les insurgés exposaient avec force le but de l’insurrection : reconquérir le pouvoir central parisien, non le démanteler. Le 13 juillet 1793 une "Proclamation de l’avant-garde de l’armée républicaine et contre-anarchiste du Nord", datée de Pacy-sur-Eure, annonçait le but de son action : "Nous marchons pour délivrer Paris et la France du joug de l’anarchie et rétablir dans ses droits la représentation nationale outragée"12. Il s’agissait de rendre à la Convention les députés arrêtés et proscrits non d’y substituer un autre pouvoir. Le 14 juin 1793, le district insurgé de Pont-l’Evêque proclamait, en une affiche solennellement apposée dans les régions soulevées : "Nous voulons la République une et indivisible ; nous protestons contre le royalisme, la dictature et tout autre gouvernement oppressif ; nous protestons également contre le fédéralisme comme tendant à rompre et affaiblir la prompte communication et l’étroite union qui doivent exister entre tous les citoyens de la République"13 ; là encore le rappel de la nécessaire unité était hautement proclamé.

Il serait aisé de multiplier les exemples : même au moment de la crise ultime de l’été 1793, la Gironde ne proposait pas la rupture de l’unité au profit d’un système politique décentralisé ; elle appelait au contraire à la reconquête, militaire s’il le fallait, du pouvoir central. L’accusation de fédéralisme, de portée historique si considérable qu’elle déforme encore notre appréciation de la Gironde, reposait ainsi sur bien peu de choses : la dénonciation girondine du rôle de la Commune de Paris après le 10 août, et la campagne systématique menée par les chefs girondins contre la députation parisienne, montagnarde pour l’essentiel . Ce combat politique, aux arrières plans sociaux certains, s’est transformé, au printemps 1793 puis après le 2 juin, en un combat présenté abusivement comme opposant deux conceptions opposées de l’Etat : unitaire et fédéral. Nous pensons pouvoir affirmer que ce clivage n’existait pas. De façon certaine il apparaît que la philosophie politique girondine n’était pas fondamentalement différente de celle de la grande majorité des Montagnards, quant à la place de Paris dans la République et quant au rôle de l’Etat dans la société. Nous ne pouvons retenir ce jugement porté dans un ouvrage récent ; "Fédéralistes de coeur, les Girondins n’ont donc aucunement voulu fédéraliser la République française, encore moins la démembrer. Ils voulaient simplement la décentraliser, c’est à dire au moins éviter l’omnipotence de Paris”14. Ce "fédéralisme de coeur", en quelque sorte inassouvi par impuissance, ne peut être retrouvé à aucun stade de la politique girondine. Bien au contraire nous avons voulu montrer que leur conception de l’Etat était unitaire et centralisatrice. Le conflit qui opposa la Gironde à Paris ne fut pas celui des départements contre une "capitale abusive" ; ce fut un conflit entre deux conceptions de la conduite de la Révolution et peut-être deux conceptions de la société ; mais sur ce dernier point il conviendrait de nuancer l’opposition entre la Gironde et une grande partie de la Montagne. Ce n’était pas Paris comme centre des pouvoirs qui était condamné par la Gironde insurgée, mais ce qu’elle appelait la "vile populace", la "canaille" des quartiers populaires de Paris. C’était la Commune du 10 août et son organisation politique, les sections et les sociétés populaires de Paris, qui étaient désignées comme source du mal. En 1791 et 1792 les Girondins avaient tout autant condamné les départements troublés par les émeutes taxatrices ou les révoltes anti-féodales. Alors Paris était appelé pour rétablir l’ordre et faire triompher la loi : à cette date loi et lumières venaient de Paris, pour la Gironde comme pour tous les révolutionnaires. Jusqu’à l’automne 1792 cette vision de Paris est restée celle de la Gironde. Le projet de Constitution de Condorcet, au printemps 1793, ne prévoyait aucune décentralisation des pouvoirs ; la Constitution de l’an III reprit cette centralisation, en l’accentuant même.

Ce revirement de l’attitude de la Gironde envers Paris, devenue repaire des "anarchistes" et des "maratistes", trouve une explication avec la lecture de Mercier : avant 1789, dans son Tableau de Paris, n’avait-il pas décrit tout à la fois la splendeur de la capitale de la République des lettres et l’horreur des bas-fonds de la ville la plus populeuse d’Europe ? N’avait-il pas déjà opposé la "canaille" des faubourgs aux "paisibles habitants des rives de la Seine" ? Dans son Nouveau Paris, le même Mercier reprit cette opposition entre les deux Paris et l’appliqua à la Révolution à peine terminée : "il faut admettre nécessairement dans cette ville deux peuples distincts ; l’un s’élançant généreusement vers la liberté, prompt à tout oser, invincible, généreux ; ce fut le peuple du 14 juillet et du 10 août ; l’autre souple, avide et cruel, prompt à s’emparer des victoires des républicains, à se les attribuer, à se donner pour les patriotes les purs, les plus clairvoyants et les plus décidés, lorsqu’ils n’étaient qu’ambitieux de pouvoir et de richesses"15 ; et plus loin Mercier précisait sa pensée sur le double rôle de Paris : "C’est Paris qui a fait la Révolution, et c’est Paris qui l’a gatée… "16. Ces deux citations nous semblent contenir la clé du comportement girondin au cours de la Révolution : le Paris des Lumières est bien le centre nécessaire à toute la Révolution, mais quand le pouvoir politique municipal passe aux mains de cet autre Paris, celui de la "populace", du peuple des "sans-culottes", ce pouvoir n’est plus conforme aux idéaux de 1789 et il faut le renverser. La révolte girondine n’eut d’autre objectif, sans que nul projet de fédéralisme ne vienne obscurcir le conflit.

NOTES DE FIN

1 De ce point de vue de la défense de l’unité nationale fondée sur l’héritage jacobin, voir la préface de Debré M, à l’ouvrage de Debbasch R., Le principe révolutionnaire d’unité et d’indivisibilité de la République. Essai d’histoire politique. Presses universtaires d’Aix-Marseille, 1988, 482 p.

2 Sur ces sujets nous nous permettons de renvoyer à nos propres travaux : "La conception girondine de l’Etat", colloque de Lille, 1987 (à paraître dans la Revue du Nord, 1989) ; "F.X. Lanthenas et la formation du citoyen : les paradoxes du libéralisme girondin." Colloque de Rouen 1988 (à paraître dans les Actes) ; "Les Girondins et le droit de propriété", Bulletin d’histoire économique et sociale de la Révolution, C.T.H.S., 1981-1983.

3 Feuille villageoise, 10 mai 1792, p. 147.

4 Brissot J.P., Observations sur le plan de la municipalité de Paris, suivies du plan original et d’une déclaration des droits des municipalités, Paris, 1789, 79 p.

5 Le Patriote français, 8 juillet 1791.

6 Condorcet, Sur la nécessité de l’union entre les citoyens, sept. 1792 in Oeuvres complètes, éd. Arago, t. XII, p. 215.

7 Chronique de Paris, 1er nov. 1792, p. 1222.

8 Patriote français, 4 sept. 1789.

9 Sur cette question voir notre article : "La propagande girondine et le livre en 1792 : Le Bureau de l’esprit public", XVIIIe siècle, 1989.

10 La Sentinelle, n° 13, s.d. (début juillet 1792).

11 Le Patriote français, 16 nov. 1789, p. 4.

12 Archives départementales de l’Eure, 12 L 23.

13 Idem.

14 Debbasch R., Le principe révolutionnaire d’unité et d’indivisibilité de la République, Paris, 1988, p. 246, op. cit.

15 Mercier L.-S., Nouveau Paris... Paris an VII

16 Idem, t. 1, p. 11

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AUTEUR Marcel Dorigny I.H.R.F.

Du même auteur

La Gironde sous Thermidor. in 1795, pour une République sans Révolution, Presses universitaires de Rennes, 1996 La correspondance entre P.-L. Ginguené et Amaury Duval : amitié et fidélité républicaine in Ginguené (1748-1816), Presses universitaires de Rennes, 1995

© Éditions de la Sorbonne, 1988


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