Tout commence au Chili

mercredi 9 février 2022.
 

Avec presque 56 % des voix, le candidat de gauche Gabriel Boric vient de remporter l’élection présidentielle contre M. José Antonio Kast, nostalgique de la junte d’Augusto Pinochet. Âgé aujourd’hui de 35 ans, M. Boric deviendra le plus jeune président de l’histoire de l’Amérique latine lorsqu’il prendra les rênes de l’État, le 11 mars 2022. Alors, tout restera à faire…

Un frisson de soulagement parcourt une grande partie du Chili, le 19 décembre au soir. Il fait vibrer les états-majors de la gauche, bien sûr, mais il circule également de maison en maison, sur les réseaux sociaux, reliant des centaines de milliers de citoyennes et de citoyens. Emmenée par M. José Antonio Kast, une extrême droite réactionnaire et néolibérale, nostalgique de la dictature (1973-1989), menaçait de s’emparer de l’exécutif lors du second tour de l’élection présidentielle. Elle vient d’être mise en échec par la coalition de gauche Apruebo Dignidad (« Je soutiens la dignité »), une alliance entre le Parti communiste (PC), le Front large (FA, selon l’acronyme espagnol) et des écologistes régionalistes conduite par M. Gabriel Boric. Une foule compacte exulte dans les rues de Santiago et de nombreuses villes du pays. La fête populaire, les chansons de lutte, les visages aux anges, les concerts de klaxons durent jusque tard dans la nuit. L’ancien laboratoire du néolibéralisme vient de virer à gauche.

La bataille ne semblait pas gagnée d’avance, et les indécis étaient légion. Au premier tour, 53 % du corps électoral ne s’était pas déplacé, confirmant une tendance de fond observée depuis la transition démocratique, en 1990, et tout particulièrement depuis la fin du vote obligatoire, en 2012 : celle d’une abstention massive et d’un désenchantement croissant face à une démocratisation marquée par la continuité néolibérale et de nombreux héritages autoritaires [1]. Entre les deux tours, l’équipe de campagne de M. Boric a cherché à sortir des quartiers de classe moyenne de la capitale qui caractérisent sa base sociale, pour parcourir les lointains territoires, du nord au sud, ainsi que les espaces ruraux et les quartiers pauvres. Il s’agissait de mobiliser les abstentionnistes et de regagner du terrain là où M. Kast avait enregistré d’excellents résultats. Pari réussi : la participation a bondi à presque 56 % lors du second tour, tandis que le Chili franchit pour la première fois la barre des huit millions de votants. M. Boric l’emporte avec plus de dix points d’écart face à son adversaire.

Dans le dispositif qui l’a porté au pouvoir, Mme Izkia Siches, âgée de 35 ans elle aussi, a pris une place déterminante : présidente du Collège des médecins (l’ordre des médecins) durant la pandémie, originaire du nord du pays (Arica) et reconnue pour son opposition au président en fonctions Sebastián Piñera sur les questions sanitaires, elle a réussi à redynamiser la campagne. Les premières données électorales montrent que les femmes, les secteurs populaires et la jeunesse ont été le moteur de la victoire, contribuant largement à la différence de presque un million de voix entre les deux candidats. Dans les communes de l’ouest de Santiago, pauvre, la gauche obtient des scores très élevés, dépassant parfois les 70 %. Les estimations montrent que 68 % des femmes de moins de 30 ans auraient voté pour M. Boric, tandis que M. Kast s’est imposé auprès des personnes âgées de plus de 70 ans [2].

Le souvenir de Salvador Allende

Lors du premier tour, l’avocat catholique ultraconservateur de 55 ans, père de neuf enfants, avait créé la surprise en arrivant en tête avec 28 % des voix, devant M. Boric (25,8 %). Certains rêvaient pourtant de voir ce dernier l’emporter facilement. Car, en dix ans, le président élu a connu une trajectoire exceptionnelle : issu de la gauche autonome des années 2000, puis dirigeant de la Fédération des étudiants de l’université du Chili (Fech) en 2011, durant les grandes mobilisations de la jeunesse pour une éducation « gratuite, publique et de qualité » [3], il est élu député en 2013 en tant qu’indépendant et sans le soutien d’un parti. Un tour de force dans le système électoral chilien, qui favorise les coalitions de partis centristes au détriment des indépendants. Il sera ensuite réélu aux côtés de figures des luttes étudiantes comme Mme Camila Vallejo [4] (membre du Parti communiste) ou M. Giorgio Jackson, son bras droit depuis. C’est avec celui-ci qu’il fonde le FA en 2017, positionné de manière critique entre la gauche communiste historique (et ses références castristes ou bolivariennes) et les partis traditionnels de la vieille Concertation (coalition entre le Parti socialiste et la démocratie chrétienne au pouvoir entre 1990 et 2010), bloc dirigeant jusque-là honni pour sa gestion fidèle du néolibéralisme.

Cette « nouvelle gauche » institutionnelle dite frenteamplista a pour ambition d’être réformatrice et post-néolibérale, bien loin de l’étiquette « gauche radicale » que lui attribue paresseusement la presse internationale ou des accusations de communisme que profèrent les médias dominants chiliens. En gagnant les primaires face au très populaire (et davantage marqué à gauche) maire communiste de Recoleta Daniel Jadue, M. Boric et le FA ont vu leur tactique porter ses fruits. Dans la besace de son programme présidentiel, on trouve une nouvelle politique fiscale visant, entre autres, à taxer les grandes fortunes et les grandes entreprises pour alimenter ses réformes sociales. Celles-ci concernent la santé publique, le financement de l’éducation, la reprise en main du système des retraites (privatisé par le général Augusto Pinochet) par une entité publique, la légalisation de l’avortement et une politique en faveur des droits des femmes et des minorités sexuelles. S’y ajoute la recherche d’un modèle économique plus vert, ou encore la négociation de nouveaux droits fondamentaux pour les communautés du peuple-nation mapuche.

La plate-forme a réussi à fédérer bien au-delà d’Apruebo Dignidad. Mais la hausse spectaculaire de la participation au second tour — notamment dans les centres urbains, ainsi que dans des régions plutôt hostiles à la gauche lors du premier tour (comme Antofagasta) — résulte surtout d’une réaction face au surgissement d’une extrême droite dont les rassemblements se faisaient bien souvent au son de chants à la gloire du général Pinochet. On a donc également voté contre M. Kast, pas uniquement pour M. Boric. En témoignent les multiples déclarations de collectifs et d’organisations sociales ou féministes, telle l’Assemblée populaire de La Granja, à Santiago, qui après délibération a décidé de se « lever contre le fascisme », sans donner de blanc-seing à M. Boric [5].

Lors de son premier discours en tant que président élu, M. Boric a pris soin de souligner qu’il serait le président de « toutes les Chiliennes et [de] tous les Chiliens », tout en agrémentant son propos de quelques références à Salvador Allende, le président socialiste mort durant le coup d’État de 1973 [6]. Il a souligné qu’il défendrait le processus constituant en cours, « un motif de fierté mondiale » : « C’est la première fois que nous écrivons une Constitution de manière démocratique. Défendons ce processus afin que cette Carta Magna soit le fruit de l’accord et non de l’imposition. » En effet, à la suite du référendum d’octobre 2020 et de l’élection d’une Convention constitutionnelle au suffrage universel, en mai dernier, le Chili est enfin en passe d’en finir vraiment avec la Constitution de 1980, héritée de Pinochet [7]. Cette assemblée a vu les partis traditionnels de centre gauche et de centre droit mis en minorité, au profit des indépendants (en partie issus des mouvements sociaux, notamment féministes, et des organisations des peuples autochtones) et de la gauche (autour du PC et du FA). Au contraire, M. Kast a toujours affiché son souhait de faire capoter le projet.

M. Boric a annoncé des « changements structurels » : « Sans laisser personne derrière nous, nous devons croître économiquement, convertir ce qui est pour beaucoup des biens de consommation en droits sociaux, sans qu’importe la taille du portefeuille. » Mais il a aussi cherché à donner des gages à ses adversaires, en promettant de se montrer « sérieux ». L’entre-deux-tours a été marqué par une réorientation programmatique vers le centre, au grand dam du PC. M. Boric s’est ainsi rapproché des partis de l’ancienne Concertation, jusqu’à intégrer dans son équipe certains de leurs économistes les plus en vue — tels l’ancien directeur de la banque centrale Roberto Zahler ou encore le très libéral Ricardo Ffrench-Davis — dans l’optique de « rassurer les marchés ». Outre ses efforts pour obtenir le soutien des anciens présidents sociaux-libéraux Ricardo Lagos et Michelle Bachelet, M. Boris a rencontré le grand patronat. Après s’être engagé à respecter le budget d’austérité voté par le Congrès pour 2022, il vient de revoir à la baisse ses ambitions fiscales : son projet de nouveaux impôts est progressivement passé de l’équivalent de huit points de la richesse nationale (produit intérieur brut, PIB) sur deux mandats à un bien plus modeste objectif de cinq points sur quatre ou cinq ans, et ce en fonction du rythme de la croissance… Une révision présentée comme la démonstration de sa « responsabilité » fiscale et de sa détermination à contrôler l’inflation. Pourtant, la question des inégalités (1 % des plus riches concentrent environ un tiers des revenus du pays) tout comme celles de la précarité et de l’endettement sont au cœur de la crise qui traverse ce « paradis néolibéral » [8]. Les thèmes de la délinquance et du narcotrafic ont également fait leur apparition dans le discours du candidat, comme une réponse au discours sécuritaire développé avec succès par M. Kast.

Pour l’éditorialiste du New York Times Binyamin Appelbaum, « ce que défend Gabriel Boric s’appelle de la social-démocratie ». En aucune manière on ne pourrait qualifier son projet de « communiste », explique-t-il [9]. En dépit de l’effroi — souvent surjoué — des partisans de M. Kast, M. Boric n’a jamais évoqué la possibilité de reprendre, même partiellement, le contrôle public des immenses biens communs naturels du pays, aux mains des multinationales et de la bourgeoisie exportatrice. On songe en particulier aux gigantesques gisements de lithium et de cuivre, au sujet desquels il évoque une hausse des redevances versées par les exploitants privés. Ce qu’Allende appelait « salaire du Chili » demeure absent du programme de cette « nouvelle gauche », tandis que son allié communiste estime que le moment n’est pas venu pour reparler de nationalisations.

En dépit de sa prudence, la coalition victorieuse reste suspecte aux yeux d’une partie de l’élite. La Bourse et la monnaie ont accueilli sa victoire en plongeant. Dès le lendemain de l’élection, M. Ignacio Walker, ancien ministre démocrate-chrétien et parangon du néolibéralisme « à la chilienne », s’inquiétait de savoir si l’orientation « sociale-démocratisante » et « réformiste » du nouvel élu — jugée bienvenue — ne constituerait pas une façade pour mieux revenir vers la stratégie « refondatrice qui a caractérisé le Parti communiste et les partis du Front large » [10]. La participation des communistes au gouvernement préoccupe en haut lieu, laissant entrevoir à certains le spectre d’un retour de la « voie chilienne au socialisme » et de l’Unité populaire (1970-1973). Le PC a pourtant insisté sur le fait qu’il respecterait les engagements du candidat, tout comme il avait démontré sa propre capacité à la modération lors de sa participation à la « nouvelle majorité », inaugurée pour le second mandat de Mme Bachelet (2014-2018).

M. Boric a été critiqué à gauche par une partie des mouvements sociaux, moins préoccupés que lui par la quête du consensus. De sorte que l’étiquette d’amarillo (« jaune ») lui colle à la peau. Le candidat a en effet entretenu le flou sur la question mapuche (en particulier le droit à l’autodétermination et la restitution des terres ancestrales) ou sur la problématique du droit du travail. Il n’a pas souhaité défendre l’idée d’une amnistie générale pour ceux que le mouvement social a nommés les « prisonniers politiques de la révolte », parfois emprisonnés, ou en « arrêt domiciliaire », depuis deux ans, sans jugement. Le jeune président élu est, à ce titre, souvent renvoyé à son rôle controversé durant la grande révolte d’octobre 2019, une explosion de rage face au modèle néolibéral qui a failli faire tomber le gouvernement Piñera et s’est trouvé en butte à une répression d’État sans précédent depuis 1990. M. Boric fait partie des députés qui, le 15 novembre 2019, ont accouché de l’accord « pour la paix sociale et la nouvelle Constitution », signé par la droite et le centre, mais sans le PC et une partie du FA, qui a dénoncé une « cuisine » entre quatre murs tournant le dos aux protestataires. Cet accord, qui a permis la mise en place de la Convention constitutionnelle, est aussi considéré par certains militants comme une bouée de sauvetage jetée à M. Piñera, et une tentative de canalisation institutionnelle des luttes, alors que le pays subissait l’état d’exception. Un mois plus tard, M. Boric a également voté en faveur de la « loi antibarricades et antisabotage », encore plus controversée, qui a offert une caution juridique à la répression institutionnelle, à un moment où les violations des droits humains commises par les forces de police étaient vivement critiquées (y compris au niveau international). Le député Boric et ses collègues du FA ont ensuite présenté leurs excuses pour ce vote au Parlement aux côtés de la droite… Enfin, dans une région où la gauche affiche volontiers son soutien inconditionnel à la révolution cubaine, le choix de M. Boric de soutenir les manifestations de juillet 2021 sur la grande île de la Caraïbe a été vécu par certains comme une trahison.

Car l’« esprit rebelle d’octobre » est encore bien présent dans la société chilienne. On a pu l’entendre à nouveau dans les slogans et les cris qui parcouraient la foule venue célébrer la victoire de la gauche dans les rues du pays et sur la « place de la Dignité » à Santiago, dimanche 19 décembre. Et, même si les assemblées territoriales ont perdu de leur vitalité après des mois de pandémie et de crise économique, les multiples demandes de justice sociale sont toujours bien là, tandis que le feu de la révolte continue à couver.

Impact régional

Ancien activiste et organisateur hors pair, le nouveau président en est bien conscient. Il promet un « Chili plus juste » et d’« étendre les droits sociaux », tout en reconnaissant que « les temps qui viennent ne vont pas être faciles »… Déjà, le pays connaît une fuite de capitaux considérable, qui réduira la marge de manœuvre du nouveau venu. Ce dernier devra composer avec un pouvoir législatif qui lui sera largement hostile, car si les « vieux » partis ont été expulsés du second tour de l’élection présidentielle et repoussés en troisième et quatrième positions, ils restent présents dans les mairies, les régions et au Congrès. À la suite des élections parlementaires de novembre, la droite a gagné la majorité du Sénat. La Chambre basse se trouve quant à elle scindée en deux, entre gauche - centre-gauche et droite - extrême droite. La gauche parlementaire se renforce — notamment les communistes avec douze députés, permettant à Apruebo Dignidad d’obtenir trente-sept sièges au total (dans une institution qui en compte cent cinquante-cinq) —, en même temps qu’elle consolide son ancrage municipal dans des communes-clés comme le centre de Santiago, Valparaíso, Viña del Mar ou encore Valdivia (dans le Sud). Mais l’exécutif progressiste devra négocier âprement toute réforme d’envergure avec le centre et les partis de l’ex-Concertation, dont M. Boric a longtemps été un contempteur et qui ont montré leur hostilité envers tout changement important.

Enfin, si M. Kast vient de perdre une bataille, il est très loin d’être vaincu. Il commence probablement à peine son ascension. C’est en tout cas l’idée qu’il a défendue devant ses partisans le soir de la défaite. Le « Bolsonaro chilien » entend bien continuer à gagner du terrain : frère d’un ancien ministre de l’économie de la dictature et fils d’un nazi allemand, il pourrait sembler incarner le vieux monde autoritaire des années 1980. Formuler une telle analyse reviendrait toutefois à sous-estimer le phénomène à l’œuvre dans toute l’Amérique latine : l’émergence de droites radicales qui s’appuient sur un discours moral, sur les Églises évangéliques et les courants catholiques rigoristes, sur l’agitation xénophobe hostile aux migrants et la peur des conquêtes féministes et du mouvement LGBTQ (lesbiennes, bisexuels, gays, trans et queer). M. Kast s’est félicité d’être entré en force au Parlement avec quinze députés et un sénateur, alors que la droite traditionnelle maintient son hégémonie sur le champ conservateur, même si elle recule en passant de soixante-douze à cinquante-trois députés.

Assurément, le peuple chilien vient d’arracher une importante victoire qui explique l’impact régional et mondial de cette élection. À présent, tout commence.

Franck Gaudichaud Professeur à l’université Toulouse Jean-Jaurès. A codirigé (avec Thomas Posado) Gouvernements progressistes en Amérique latine (1998-2018), Presses universitaires de Rennes, 2021.

Le Monde Diplomatique

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