Présidentielle 2022 : Mélenchon en force

jeudi 14 avril 2022.
 

Il est toujours intéressant de connaître les analyses de Roger Martelli (Ancien membre de la direction du Parti communiste français, actuellement codirecteur de la rédaction du magazine Regards), même lorsque nous sommes en désaccord sur certaines phrases.

À l’issue du premier tour de l’élection présidentielle, la France est divisée en trois pôles. Jean-Luc Mélenchon prend clairement le lead de la gauche.

Les résultats de cette campagne chaotique sont tombés. Après quelques rebondissements, le rapport des forces s’est précisé, confirmant les grandes tendances du début de soirée. Cette fois, le carré de tête se limite à un trio : Emmanuel Macron, Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon se partagent près des trois quarts des suffrages exprimés (73%). Derrière eux, seul Éric Zemmour dépasse le seuil des 5% (2,4 millions de voix, soit 7%), loin des 15 à 16% avec lesquels il flirtait quelques mois plus tôt.

Le Président sortant s’en sort mieux que ne l’indiquaient les ultimes sondages. Il progresse sensiblement sur 2017 (plus d’1 100 000 voix et 3,8%) et creuse l’écart qui le séparait alors de Marine Le Pen. Il a réussi à phagocyter la droite, condamnant Valérie Pécresse à un score inférieur à 5%, que ne compensent guère les 3,3% du surprenant Lassalle (qui gagne 660.000 voix et près de 2 points sur son score de 2017). Il est en tête dans 52 départements, notamment dans l’Ouest breton et normand, l’Auvergne, la Nouvelle Aquitaine, les Pays de la Loire, le sillon rhodanien et le massif alpin [1]. Macron avait déstabilisé la gauche en 2017 ; il a eu cette fois la peau des Républicains.

Marine Le Pen a surmonté le creux de la vague provoqué par l’entrée en lice de Zemmour. Avec plus de 8 millions de voix, elle améliore son score de 2017 (plus de 460.000 voix et 1,9 points supplémentaires). Elle est en tête dans 42 départements, essentiellement dans le Grand Est, la Bourgogne-Franche-Comté, les Hauts-de-France, le pourtour méditerranéen et la Corse. Au total, elle a su tirer profit de ce qui était une épine dans son pied. L’irruption de Zemmour l’a tout à la fois concurrencée et favorisée, en accentuant le long processus de sa « dédiabolisation ». Elle a ainsi piloté le renforcement sensible d’une extrême droite qui a gagné 6 points depuis 2017, passant de 27,1% à 33,1%.

Une gauche revigorée, un Mélenchon au taquet

Mais la surprise véritable est venue de la gauche, avec Jean-Luc Mélenchon. Alors qu’il avait recueilli 7 millions de voix en 2017, son départ précoce et solitaire dans la joute présidentielle a été des plus laborieux. À l’automne dernier, les sondages l’engluaient dans une zone décevante de 7 à 9%, tandis que ses concurrents de gauche, Yannick Jadot et Anne Hidalgo, le titillaient quand ils ne le devançaient pas. Au début de 2022, il dut même faire face à l’émergence inattendue de l’inconnu Fabien Roussel, de son dynamisme et de son franc-parler, qui donna l’impression aux communistes et à une part de l’opinion que le PCF était de retour, frôlant à plusieurs reprises le seuil symbolique (et financièrement attractif) des 5%.

Peu à peu, le leader de la France insoumise, rebaptisé « tortue sagace » par la même occasion, a pris l’ascendant sur le reste de la gauche, comme Macron a su le faire à droite et Le Pen à l’extrême droite. Son talent oratoire incontestable, sa force de caractère dans l’adversité, une confiance sans faille dans son destin, une dose de culot sans égale, une structure adaptée à son objectif (« l’union populaire »), une occupation remarquable de la sphère de plus en plus décisive des réseaux sociaux et un solide programme, dans la continuité de ce qui s’est construit à la gauche de la gauche depuis le début des années 2000… À la différence de beaucoup de personnalités politiques, Mélenchon n’hésite pas à adapter son discours, à changer de « logiciel », à tourner le dos à ses propos d’autrefois. Il a compris l’importance de la question écologique et des nouveaux enjeux anthropologiques, autour de la question des discriminations. Depuis peu de temps, il a su s’éloigner d’une vision figée de l’idée républicaine et de la laïcité qu’il a longtemps prônée. Bref, on doit lui reconnaître l’intelligence de vouloir se brancher sur les formes nouvelles de la critique et de l’engagement qui mobilisent désormais une large franche des jeunes générations.

Du coup, il a été celui qui a connu la plus spectaculaire progression dans les dernières semaines. Alors même que se dissipait l’espoir d’une baisse sensible du « ticket d’entrée » au second tour, tandis que les sondages laissaient entendre un écart de plus de 6% entre lui et Le Pen, il a ainsi profité d’un tassement in extremis dans la progression de sa grande rivale. Du coup, il est parvenu à réduire l’écart avec elle à 1,2%. Mais surtout, sa progression a permis à la gauche de se sortir d’une langueur qui l’enlisait, depuis 2017, dans les basses eaux du quart des intentions de vote. À l’arrivée, la gauche est passée de 27,7% en 2017 à 31,9% ce 10 avril.

Mélenchon a gagné près de 550.000 voix et 2,4 points sur son score de 2017, alors même qu’il était allié aux communistes et qu’il n’y avait pas de candidat écologiste. Il n’est certes en tête que dans cinq départements, l’Ariège et quatre départements franciliens (la Seine-et-Marne, la Seine-Saint-Denis, le Val-de-Marne et le Val d’Oise). Et il se trouve même dans une fourchette de progression de 5 à 15% dans toute l’Île-de-France. Incontestablement, dans ce territoire francilien, il s’est installé plus spectaculairement qu’en 2012 et 2017, dans les territoires de la « banlieue rouge ». Dans les villes qui formèrent naguère l’ossature du « communisme municipal » il accumule les scores remarquables, écrasant son ancien allié communiste. Cette mobilisation fait même reculer l’abstention depuis des décennies si forte.

Il suffit de survoler les deux départements phares de la Seine-Saint-Denis et du Val-de-Marne. Qu’il s’agisse de villes toujours gérées par des maires communistes ou « apparentés », de villes perdues ou même de villes récemment récupérées par le PC, le constant est le même.

Savoir gérer le succès

Mélenchon ne sera pas au second tour. Mais, plus encore qu’en 2017, il aura marqué de son empreinte cette campagne. Il dispose désormais d’un écho territorial général : il fait partie de trio de tête dans la quasi-totalité des départements, il dépasse les 20% dans 39 départements et n’est au-dessous de 10% dans aucun. Plus encore qu’en 2017, il « cartonne » dans la jeunesse (plus du tiers des 18-24 ans selon Harris) et consolide ses positions dans les catégories populaires (24% contre 25% en 2017). Mais le constat positif ne doit pas masquer le revers de la médaille : au total, la gauche ne semble pas avoir progressé dans les milieux les plus modestes. L’ensemble des forces de gauche n’aurait attiré que 34% des catégories populaires, soit autant qu’en 2017, alors qu’en 1981, une nette majorité d’ouvriers et d’employés votaient à gauche (en 1978, 39% des ouvriers votaient pour le seul PCF). Ces catégories continuent, à 40% des suffrages exprimés (38% en 2017), de voter à l’extrême droite et 26% à droite (dont 20% pour Macron).

Au-delà, on ne saurait se cacher la persistante fragilité d’une gauche qui sort de la joute présidentielle plus fracturée que jamais. Elle dispose, avec le vote Mélenchon 2022, d’une base de reconquête inespérée il y quelques mois encore. Mais les clivages accumulés au fil des mois, qu’ils soient réels ou factices, ne vont pas se résorber si facilement. En 2017, Mélenchon, encore dans le sillage de ce qui fut le Front de gauche, avait réussi, après cinq années désastreuses de pouvoir « hollandais », à apparaître comme le candidat le plus à gauche et le plus crédible. En 2022, il a su bénéficier du mouvement de resserrement qui a touché aussi bien la gauche que la droite et l’extrême droite et qui a mis en tête Macron et Le Pen. Mais, de même qu’il ne fallait pas s’imaginer que tous les votes Mélenchon de 2017 étaient des votes d’adhésion à Mélenchon, il ne faudrait pas penser que les votants du 10 avril se sont « ralliés » à Mélenchon et à ses idées.

L’institut de sondage Harris-Interactive, sur un gros panel de 5000 interrogés, demandait si le vote du 10 avril était un vote « d’adhésion » à un candidat ou un vote « utile » ou « par défaut ». Pour l’ensemble, les réponses se tournent à 55% vers un vote d’adhésion et à 34% vers un vote utile ou par défaut. Or, dans le cas du vote Mélenchon, le même rapport s’établit à 45/44. L’institut Ipsos a de même demandé à son échantillon de dire s’il votait par adhésion ou par défaut. Le choix « par défaut » a été retenu par 41% des électeurs Mélenchon (les pourcentages sont respectivement de 34% pour Jadot, de 33% pour Macron, de 36% pour Pécresse, de 31% pour Le Pen et de 19% pour l’électorat Zemmour, plus « idéologique » que les autres).

Mélenchon a eu l’immense mérite de redynamiser une gauche en souffrance, le temps d’une élection. Mais cette gauche reste dans ses basses eaux, bien plus bas que les niveaux qu’elle a connus entre les années 1970 et 2017. Après 2017, on pouvait croire que les électeurs de gauche portés au vote Macron reviendrait dans la « famille » : ils ne sont revenus qu’à la marge et les nouveaux de 2022 n’ont pas compensé la perte enregistrée alors.

En 2017, le vote Mélenchon et la débâcle du socialisme ouvraient la voie à quelque chose de nouveau, pour relancer la machine et porter la gauche vers de nouvelles dynamiques majoritaires. Mais Mélenchon, après son succès, a tourné le dos à la « gôche » (comme il disait alors…) et a préféré s’adresser au « peuple », sans autre intermédiaire que le dispositif de la France insoumise. Le PCF a choisi de relancer son « identité », au risque de revenir à l’enfermement identitaire qui avait tant contribué à son déclin : il en paie chèrement l’addition, ne dépassant que faiblement le score communiste de la présidentielle 2007. Quant aux Verts, comme on l’a écrit ici à plusieurs reprises, ils ont pensé que l’urgence écologique les dispenserait de choisir entre l’insertion dans les logiques systémiques du capitalisme et le projet d’un processus de rupture.

Or ni les approches « populistes », ni les crispations identitaires, ni les balancements entre rupture et accommodement ne sont en état de répondre pleinement aux exigences de l’époque : retisser les liens de la combativité sociale et des constructions politiques, réconcilier la gauche et les catégories populaires, relégitimer l’action politique organisée, redonner à chaque programme et à chaque proposition le souffle d’un projet alternatif, casser la dynamique mortifère de l’extrême droite. Aucune de ces hypothèses n’est en état de maîtriser véritablement ce qui, depuis plus de deux siècles, est une contradiction incontournable. Comment respecter la diversité constitutive de la gauche, sans la transformer en « guerre des gauches » ? Mais comment respecter cette diversité – ce qui exclut ralliement et hégémonie contraignante – et en même viser à constituer des majorités durables, sans lesquelles aucune rupture n’est véritablement possible ?

Dans l’immédiat, il n’y a pas d’autre objectif que de dire non à la perspective solide d’une victoire des héritiers des fascismes. Si la simple abstention pouvait dire ce refus, sans quelque risque que ce soit, on pourrait se résoudre à l’idée qu’un non-vote ait la même légitimité qu’un vote contre. Mais dans un deuxième tour où deux candidats seulement restent en lice, on ne peut pas réfléchir comme si l’extrême droite était morcelée. Elle est rassemblée et des ponts redoutables ont commencé à se construire entre elle et une droite dite « classique » désormais vouée au ressentiment.

Roger Martelli


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