Dans les outre-mer, les choix de Macron attisent la colère et l’inquiétude

mardi 19 juillet 2022.
 

En plaçant les territoires ultramarins sous la tutelle du ministère de l’intérieur et en chargeant des personnalités clivantes de s’en occuper, le président de la République a consterné bon nombre d’élus et de hauts fonctionnaires. Des Antilles à la Nouvelle-Calédonie, la situation est aujourd’hui critique. Et la rupture bientôt consommée

Quelques mots, une poignée de promesses et de grandes généralités. Le passage de la déclaration de politique générale d’Élisabeth Borne consacré aux outre-mer n’aura pas suffi à rassurer les ultramarins, dont le niveau de défiance à l’égard du pouvoir exécutif et de la politique d’Emmanuel Macron est désormais abyssal. « Pour le moment, on reste sur notre faim », résume auprès de Mediapart Justin Daniel, professeur de sciences politiques de l’université des Antilles (UA).

Dans son discours du mercredi 6 juillet, la cheffe du gouvernement a rappelé les « doutes », les « craintes » et les « colères » qui se sont exprimées ces derniers mois dans le bassin océanique, mais aussi à la Réunion et à Mayotte, où Marine Le Pen a tutoyé les nuages des suffrages exprimés au second tour de l’élection présidentielle. « Je demande à tout mon gouvernement la plus grande attention pour les territoires ultramarins », a insisté la première ministre devant la représentation nationale.

Cette déclaration d’intention n’a pas convaincu les député·es des territoires concernés, déjà refroidis par la nouvelle architecture gouvernementale proposée deux jours plus tôt. « C’était un discours assez écologique parce qu’à l’image des éoliennes, ça a brassé beaucoup d’air, a ironisé le député réunionnais de la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes) Frédéric Maillot, regrettant, à l’instar de plusieurs de ses collègues, « le manque de considération » de l’exécutif pour les outre-mer.

En rattachant ces derniers au ministère de l’intérieur, comme l’avaient fait Nicolas Sarkozy et d’autres avant lui, Emmanuel Macron a suscité de vive critiques parmi les élu·es ultramarin·es. « Retour en arrière historique pour les outre-mer : plus de ministère de plein exercice mais sous la houlette du ministre de l’intérieur… quel message envoie-t-on aux ultramarins ? Prière de ne pas déranger ? Le mépris continue… », a réagi Karine Lebon, elle aussi députée Nupes de la Réunion.

Le sénateur socialiste de Guadeloupe Victorin Lurel, ancien ministre des outre-mer (2012-2014) sous le quinquennat de François Hollande, a également dénoncé « un recul évident », qu’il apparente à « une punition électorale ». « Depuis Nicolas Sarkozy, on n’avait plus fait ça. Ainsi, on revient au statu quo ante, avec probablement une sorte de mépris affiché. Je le dis très clairement, c’est un mauvais signal qui nous est envoyé », a-t-il indiqué dans les colonnes de France Info.

Un attelage gouvernemental incohérent

Deux mois après avoir conforté un ministère de plein exercice – rapidement abandonné par Yaël Braun-Pivet pour le perchoir de l’Assemblée nationale –, le président de la République a donc choisi de revenir dix ans en arrière, en confiant ce portefeuille clé à Gérald Darmanin. Celui-ci est aujourd’hui épaulé par deux ministres délégués – Jean-François Carenco (outre-mer) et Caroline Cayeux (collectivités territoriales) – et une secrétaire d’État – Sonia Backès (citoyenneté).

Pour des raisons évidemment très différentes d’un territoire à l’autre, cet attelage gouvernemental a consterné bon nombre de personnes, y compris dans l’appareil d’État, où plusieurs interlocuteurs soulignent auprès de Mediapart l’« incohérence » de ces nominations. En Nouvelle-Calédonie, par exemple, l’entrée au gouvernement de Sonia Backès, figure de la droite extrême et présidente – qui entend le rester – de la Province Sud de l’archipel, a soulevé de nombreuses questions.

« Participera-t-elle aux discussions locales sur le projet d’avenir pour la Nouvelle-Calédonie, soumis éventuellement à une consultation locale, selon le processus initié par Sébastien Lecornu [ancien ministre des outre-mer – ndlr], en tant que présidente de la Province Sud, dans le camp “loyaliste” ou aux côtés du ministre délégué aux outre-mer comme représentante de l’État ? Les deux “en même temps”, ce ne sera pas possible », a noté sur sa page Facebook le haut fonctionnaire Alain Christnacht, l’un des artisans des accords de Matignon-Oudinot (1988) et de Nouméa (1998).

La nouvelle secrétaire d’État chargée de la citoyenneté avait refusé de choisir entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen au second tour de la présidentielle de 2017.

Après un premier déplacement à la Réunion vendredi 8 juillet, Gérald Darmanin a annoncé qu’il se rendrait en Nouvelle-Calédonie à la fin du mois, avec Jean-François Carenco. Dans l’archipel du Pacifique, la situation politique est à l’arrêt depuis la tenue, le 12 décembre 2021, du troisième référendum d’autodétermination, maintenu par Emmanuel Macron malgré le boycott des indépendantistes. « Il faut savoir ce qu’on en tire comme conclusion après ce troisième référendum », a souligné le ministre de l’intérieur et des outre-mer sur BFMTV.

Mais avant même qu’un semblant de discussion sur l’avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie ne puisse reprendre, la nomination de la loyaliste Sonia Backès est venue ajouter du désordre à la confusion. « On finit par oublier que l’on doit être fier d’avoir une Calédonienne là-bas, mais parce que ça intervient à un moment de l’histoire où l’on a besoin de clarté et forcément, ça pose un problème », a affirmé Louis Mapou, premier indépendantiste kanak à avoir accédé, en 2021, au poste de président du gouvernement collégial de l’archipel.

Celle qui avait refusé de choisir entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen au second tour de la présidentielle de 2017 a construit sa vie politique en s’opposant à l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie. « Moi je n’ai colonisé personne, mes parents n’ont colonisé personne ! », s’était-elle emportée au début de sa carrière, au mépris de l’histoire de l’archipel. Depuis plusieurs mois, elle milite aussi pour « revenir sur le gel du corps électoral », maintenant que l’accord de Nouméa est arrivé à son terme.

Aussi technique qu’elle puisse paraître, cette question est fondamentale pour les indépendantistes. Elle constitue même la pierre angulaire du processus de décolonisation engagé il y a 30 ans sous l’égide de Michel Rocard. La remise en cause du corps électoral constitue, aux yeux du Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS), une dénaturation des accords qui ont permis de ramener la paix dans l’archipel, après des années de quasi-guerre civile. Or, à la place qui est désormais la sienne, nul ne sait si Sonia Backès aura la main sur cet épineux sujet.

Dans un tout autre registre, le nouveau ministre délégué des outre-mer, Jean-François Carenco, ancien secrétaire général du Haut-Commissariat de Nouvelle-Calédonie (1990-1991), est réputé pour avoir noué, à cette époque, des contacts cordiaux avec les indépendantistes, parfois rugueux avec les loyalistes. « Backès et Carenco incarnent deux idéologies antagonistes », souligne un connaisseur du dossier, qui voit une forme de « machiavélisme » derrière le choix de ce duo. « Il fallait avoir l’idée... »

Ancien préfet de Saint-Pierre-et-Miquelon (1996-1997), puis de la Guadeloupe (1999-2002), Jean-François Carenco est très connu au sein de la haute fonction publique, où d’aucuns émettent de profondes réserves quant à sa personnalité. Sa nomination, annoncée quasiment à chaque remaniement, a toutefois été saluée par les élus antillais, la fédération guadeloupéenne du Parti socialiste (PS) évoquant même un « haut fonctionnaire de qualité, réputé bon connaisseur de nos territoires ».

Parmi les personnes interrogées par Mediapart, tout le monde n’a pas la même lecture de la mise sous tutelle du nouveau ministre délégué des outre-mer. Si certains, notamment dans l’appareil d’État, y voient une façon de « cadrer » l’ancien préfet, d’autres perçoivent un message beaucoup plus politique derrière le retour de Beauvau – et de son aspect sécuritaire – dans les affaires ultramarines. « Ça confirme que la Guadeloupe est une colonie », estime notamment Élie Domota.

Le porte-parole du LKP, Liyannaj Kont Pwofitasyon (« Collectif contre l’exploitation »), au cœur de la poussée contestataire qui a saisi les Antilles en 2021, rappelle que Gérald Darmanin est aussi celui qui avait annoncé, fin novembre de la même année, l’envoi dans l’île des forces d’élite du GIGN et du RAID. « Nous sommes mobilisés depuis le 17 juillet 2021, mais personne ne nous répond, personne ne nous reçoit, dit le syndicaliste à Mediapart. La seule réponse de l’État, c’est la répression. »

Pour Justin Daniel, « le profil du ministre de l’intérieur suscite en effet bien des inquiétudes ». « Il y a une émotion, compte tenu de la situation actuelle qui reste extrêmement tendue dans certains territoires, souligne le professeur de sciences politiques, également président du Conseil économique, social, environnemental, de la culture et de l’éducation de Martinique (Césécem). Aux Antilles, on a eu l’impression de revivre le système de répression qu’on avait connu avant les années 1980. »

Le spectre de l’extrême droite

S’il comprend que cette mise sous tutelle des outre-mer « puisse passer, localement, comme une forme de recolonisation », Justin Daniel rappelle que le ministère de la rue Oudinot a connu « plusieurs statuts » sous la Ve République, qui n’ont jamais réellement changé la donne. « Tout ça n’a qu’une valeur symbolique. Ce qui compte, c’est le poids du ministère des outre-mer dans le concert gouvernemental. Or, il a toujours été assez faible… », dit-il, pointant l’indifférence de Bercy aux enjeux ultramarins.

« Ce qu’ont souhaité le président et la première ministre, c’est d’avoir un poids extrêmement fort face à Bercy, face aux difficultés interministérielles notamment », avait d’ailleurs glissé Gérald Darmanin, au moment de sa prise de fonctions. Avant d’ajouter, le lendemain, sur BFMTV : « Ce qui est sûr, c’est qu’il ne faut pas voir désormais le ministère de l’intérieur comme celui de la sécurité, c’est le ministère de la protection des Français au sens large. »

Mais au-delà de son poids au gouvernement, de sa proximité avec Emmanuel Macron et de son éventuelle faculté à peser sur les futurs arbitrages, rien, dans l’action de Gérald Darmanin, n’est de nature à rassurer les ultramarins. Ni sa vision de la gestion de l’ordre – le fiasco du Stade de France revient dans tous les échanges –, ni le pas de deux qu’il a entrepris, sous le précédent quinquennat, avec l’extrême droite, allant même jusqu’à juger Marine Le Pen « trop molle ».

Le sujet est de taille puisque derrière les différentes revendications sociales, économiques, institutionnelles ou encore écologiques qui traversent les outre-mer – chacun, bien sûr, avec ses spécificités –, perce un seul et même danger politique. Car si le succès qu’a enregistré dans ces territoires la candidate du Rassemblement national (RN) au second tour de la présidentielle est d’abord l’expression d’« un rejet massif du président de la République et de sa façon de gérer les enjeux locaux, il y a aussi une part d’adhésion », note Justin Daniel.

« En Martinique, je vois fleurir sur les murs des slogans extrêmement effrayants comme “Les Haïtiens dehors”, ajoute le professeur de sciences politiques. Il y a un risque d’enracinement dans les esprits si on ne réagit pas rapidement. » Pour lui, la situation dans les Antilles, où « l’État est perçu comme un corps étranger qui n’est pas planté dans le réel », en dit long sur le pouvoir macroniste au sens large. Un pouvoir qui conserve « une posture très verticale », tout en multipliant les signes de faiblesse.

Ellen Salvi


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