La Suède, historiquement à gauche, bascule à droite

lundi 19 septembre 2022.
 

Les élections législatives du 11 septembre ont été marquées par une progression de l’extrême droite, suffisante pour faire tomber la coalition de gauche sortante. Le conservateur Ulf Kristersson, candidat au poste de premier ministre, doit mener des négociations pour obtenir une majorité parlementaire.

Mercredi soir, l’incertitude qui planait encore sur les résultats des élections législatives tenues le 11 septembre en Suède s’est dissipée. Avant que les votes par anticipation et ceux des Suédois de l’étranger ne soient comptés, les quatre partis de droite et d’extrême droite hostiles au gouvernement sortant ne disposaient que d’un siège d’avance au Riksdag (le Parlement monocaméral du pays).

Maintenant que la quasi-totalité des suffrages sont dépouillés, le doute n’est plus permis. L’écart s’est creusé au bénéfice des droites, qui détiennent 176 sièges sur 349. La première ministre sociale-démocrate, Magdalena Andersson, première femme à ce poste dans l’histoire de ce pays pourtant réputé pour ses politiques en faveur de l’égalité des genres, en a tiré les conséquences en annonçant sa démission.

Elle a appelé ses adversaires à la responsabilité face à l’extrême droite, dont le soutien parlementaire sera indispensable à la viabilité d’une coalition alternative. Si celle-ci échouait à fonctionner, Magdalena Andersson, qui reste à la tête de son parti, le SAP, a prévenu qu’elle resterait disponible.

Le dirigeant conservateur des Modérés, Ulf Kristersson, a publié sur sa page Facebook un message martial : « Maintenant nous allons remettre la Suède en ordre. » Une tonalité qui s’inscrit parfaitement dans le climat d’une campagne dominée par les enjeux sécuritaires.

Candidat au poste de premier ministre, c’est lui qui devra mener les négociations avec les chrétiens-démocrates, les libéraux mais aussi les Démocrates de Suède. Le parti d’extrême droite devrait renoncer à sa revendication de postes gouvernementaux, mais monnayera cher son soutien.

Le scrutin de 2022 confirme que la Suède n’en a pas fini avec les majorités serrées, composées grâce à des alliances fragiles, faisant cohabiter des partenaires idéologiquement hétérogènes. Depuis 2014, les sociaux-démocrates du SAP avaient dirigé ainsi le pays à la tête de gouvernements minoritaires formés avec les Verts, qui nécessitaient le soutien parlementaire de la gauche radicale mais aussi de partis auparavant ancrés dans le bloc de droite.

Désormais, la droite conservatrice devra accorder les préférences des libéraux, pro-marché et centristes sur les enjeux culturels, avec celles d’une extrême droite xénophobe, autoritaire et s’érigeant en protectrice de l’État social. Les Démocrates de Suède ont des arguments à faire valoir : leur ascension électorale, régulière de scrutin en scrutin, est en effet impressionnante.

Il y a encore seize ans, le parti aux origines néonazies végétait sous la barre des 4 %, dont le dépassement est obligatoire pour qu’une force politique soit représentée au Parlement. Une fois ce cap symbolique et matériel franchi en 2010, la formation dirigée par Jimmie Åkesson a bouleversé le système partisan suédois en continuant à progresser de trois à sept points lors de chaque nouveau scrutin général.

Depuis dimanche, les Démocrates de Suède sont même devenus la deuxième force du pays. Avec 20,5 % des suffrages, ils peuvent également se targuer d’être le premier parti à la droite de l’échiquier politique, après avoir devancé d’un point et demi les Modérés, qui jouissaient de ce statut depuis plus de quatre décennies.

De ce double point de vue, les résultats du 11 septembre sont historiques. Ils consacrent la fin d’une originalité suédoise par rapport à ses voisins nordiques, dont les paysages politiques ont été plus précocement affectés par une dynamique de droite radicale.

Au-delà de la dimension quantitative de cette progression, c’est sa dimension qualitative qui interpelle. Non contents de gagner plus de voix et de sièges, les Démocrates de Suède font sauter depuis quelques années le cordon sanitaire qui était autrefois dressé autour d’eux, et dont il ne reste plus grand-chose.

Lorsqu’ils étaient encore faibles, raconte le politiste Anders Ravik Jupskås dans un ouvrage académique récent, personne ne les considérait comme un acteur légitime et leur condamnation était unanime dans la classe politique. Jusqu’au scrutin législatif de 2014, tous les leaders de partis développaient même un discours tolérant et/ou social sur l’immigration, y compris le chef des Modérés, expliquant qu’elle avait été « un bien pour le pays et que le pays aurait encore besoin de plus de migrants pour préserver son État social ».

À partir de cette date, les Modérés, qui avaient réuni jusqu’à 30 % des suffrages en 2010, ont connu un déclin électoral qui a concerné à la fois le segment le plus centriste de leur base, dont une partie est retournée du côté social-démocrate, et de manière bien plus massive le segment « autoritaire », dont les voix ont nourri la croissance de l’extrême droite. En parallèle, le parti a vu les centristes et les libéraux pactiser avec le centre-gauche et s’effaroucher d’une éventuelle coopération avec les Démocrates de Suède, pourtant de plus en plus puissants.

Face à cette impasse stratégique, les Modérés ont choisi de durcir le ton sur l’immigration et l’insécurité. Le risque était de consolider l’extrême droite en allant sur son terrain de prédilection. Comme le montre une récente étude portant de la fin des années 1970 jusqu’à 2017, c’est le destin de la majorité des tactiques d’« accommodation » qui ont été menées par les partis de droite mainstream. Et c’est ce qui s’est produit en Suède en 2018 comme cette année, alors même que, dans l’ensemble de la population, les opinions xénophobes sont en recul sur les trois dernières décennies.

Surtout, les Modérés et leurs alliés ont contribué à la normalisation des Démocrates de Suède dans l’arène parlementaire, en leur permettant d’obtenir des postes de responsabilité au Riksdag. Ils ont enfin affirmé explicitement, par la voix de leur leader actuel Ulf Kristersson, qu’une coopération formelle pouvait désormais être envisagée avec eux pour gouverner le pays. De son côté, Jimmie Åkesson compte bien aller jusqu’au bout de la transformation de son parti en une formation débarrassée de ses membres et de ses discours les plus ouvertement violents et haineux.

« Cette élection est historique, commente Yohann Aucante, maître de conférences à l’EHESS et spécialiste des systèmes politiques scandinaves. Les Démocrates de Suède n’ont jamais été aussi proches d’être intégrés dans le jeu politique ordinaire, comme cela s’est déjà produit au Danemark ou en Finlande avec les partis de la même famille. Ils ne cessent d’ailleurs de se présenter comme des partenaires potentiels. Avec la taille qu’ils ont atteinte, ils sont désormais incontournables si la droite veut gouverner. »

En somme, alors que le bloc de droite avait gouverné le pays de 2006 à 2014 sur des bases relativement modérées, il s’est désagrégé au fur et à mesure qu’a progressé une force nativiste farouchement hostile à l’immigration et au multiculturalisme, cultivant la nostalgie d’un pays dont le caractère uni et solidaire aurait été dû à une homogénéité ethnoculturelle perdue. Et c’est en faisant de cette force une de ses composantes, et non plus un adversaire externe, que le bloc de droite tente de se recomposer pour diriger à nouveau la Suède.

Une stabilité médiocre à gauche

De l’autre côté du spectre politique, les sociaux-démocrates sortants ont certes progressé, pour atteindre 30,5 % des suffrages. En comparaison de leurs homologues européens, la performance a de quoi impressionner. Le SAP reste cependant dans des étiages bas par rapport aux performances qu’il a historiquement réalisées depuis qu’il est devenu un parti de gouvernement, dans l’entre-deux-guerres. Hormis 2018, il faut remonter à 1920 pour retrouver un score plus médiocre.

Il reste que le gouvernement n’a pas été sanctionné pour sa politique sanitaire contestée face au Covid-19, dont aucune des autres forces politiques n’avait intérêt à faire un enjeu électoral. Et après huit ans au pouvoir, cette stabilité est notable. Elle est en partie due à l’image plutôt positive de la première ministre Magdalena Andersson. Cette artisane de l’évolution sociale-libérale du SAP a été perçue comme rassurante par l’électorat modéré.

Sur le fond, les sociaux-démocrates ont fait voter l’adhésion à l’Otan du pays à un moment où le soutien populaire à cette option n’avait jamais été aussi élevé. Et de manière certainement plus décisive, le gouvernement a réagi face à une inflation qui s’approche des 9 % sur l’année.

« Le gouvernement a dépensé plusieurs milliards de couronnes pour les ménages les plus modestes et les classes moyennes », indique Yohann Aucante, qui mentionne notamment l’attribution de « primes » et « l’amélioration de l’assurance-chômage », dont la couverture s’était dégradée sous le poids des réformes d’inspiration néolibérale.

Les partenaires écologistes des sociaux-démocrates ont quant à eux progressé légèrement jusqu’à 5,1 %. Critiqués à la fois par la mouvance activiste pour le climat, en raison de leurs compromis avec le centre, et par la droite en raison de leur radicalité supposée, ils peinent à devenir un acteur autre que subalterne dans l’espace politique suédois. Au total, ils n’ont cependant pas été sanctionnés pour leur participation gouvernementale, là où le parti de la gauche radicale, qui avait pris la responsabilité de faire tomber l’exécutif à l’automne 2021, a reculé à 6,7 %.

Pris ensemble, les trois partis de gauche ont amélioré la part des suffrages et des sièges qu’ils détenaient il y a quatre ans. Mais le temps est décidément révolu où ils pouvaient prétendre approcher ou dépasser une majorité absolue à eux seuls. Et le partenaire le plus fiable dont ils disposent, le Parti du centre, résolument engagé contre l’extrême droite, a lui-même reculé et perdu sept sièges par rapport à 2018. D’où la supériorité en sièges acquise par les partis de droite, dans leurs variantes libérale-conservatrice ou nativiste.

La faible assise de la future majorité et son caractère composite ne laissent pas présager de grand bouleversement dans les politiques publiques. Le nucléaire est certes un sujet qui a fortement clivé les deux camps qui se sont affrontés – la droite promouvant une relance de cette énergie, tandis que la gauche plaide pour un mix énergétique où sa part déclinera progressivement. « Mais ce n’est pas la culture suédoise que d’entamer un revirement engageant pour des décennies si le mandat de départ n’est pas large », indique Yohann Aucante.

Avec le remplacement du centre-gauche par les droites au gouvernement, c’est plutôt sur le terrain des politiques migratoires et sécuritaires qu’un tournant répressif pourrait être pris de manière significative. La campagne a été marquée par une surenchère en la matière, alimentée par la hausse des morts violentes liées au trafic de drogues. Si c’était le cas, la politique suédoise poursuivrait son cheminement sur la voie de la banalisation, dans un sens non seulement néolibéral mais aussi autoritaire.

Fabien Escalona et Donatien Huet


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