Macron, Amazon et Google : des documents que l’Élysée a voulu garder « secrets » démontrent une grande proximité

dimanche 24 juillet 2022.
 

Au nom du secret des affaires, l’Élysée avait refusé de transmettre à Mediapart les échanges entre les lobbyistes d’Amazon, Google et autres géants du numérique avec la présidence de la République. Le tribunal administratif nous a cependant donné raison et nous venons d’avoir accès à ces échanges, qui montrent la construction permanente d’un discours commun. Tout comme chez Uber, un lobbyiste d’Amazon a même œuvré pour la campagne d’Emmanuel Macron en 2017.

Le culte du secret ne concerne pas uniquement Uber. Mediapart a enfin eu accès, il y a quelques jours, et après trois ans d’attente, aux échanges entre des conseillers du président et les lobbyistes et dirigeants des Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) datant du second semestre 2017. Curieux de savoir quelle relation et quelle proximité la présidence entretenait avec ces multinationales, nous avions demandé en 2019 à l’Élysée de nous communiquer ces documents administratifs. Mais l’Élysée s’y était opposé, au nom du secret des affaires. Mais quelles « affaires » ? À entendre Emmanuel Macron à propos d’Uber, il s’agirait juste de développer l’emploi en France.

Il a donc pourtant fallu passer par la Commission d’accès aux documents administratifs puis par le tribunal administratif de Paris pour obtenir gain de cause. Le tribunal a estimé que dans les 90 pages communicables, une seule (une note de la DGFIP relative à la situation fiscale d’Amazon) et trois paragraphes sur une autre (un mail sur la stratégie fiscale de Microsoft) pouvaient porter atteinte au secret fiscal et n’avaient donc pas à être communiqués.

Tous les autres documents ont été finalement transmis à Mediapart et montrent comment Emmanuel Macron et ses conseillers travaillent main dans la main avec Amazon, Google ou Microsoft. On a parfois l’impression de lire l’élaboration d’une forme de coproduction dans la communication qui sera faite de part et d’autre sur le développement de ces géants du numérique en France. Et ce, alors même que ces entreprises étaient sous le coup de redressements fiscaux et que la « taxe Gafa » promise par l’exécutif tout au long du quinquennat ne verra pas le jour, remplacée par un impôt global sur les multinationales.

Questionné, l’Élysée n’a pas donné suite à nos sollicitations.

Ces documents donnent aussi à voir les coulisses des annonces, et les relations entre lobbyistes et conseillers. Les « Uber Files » ont permis de savoir que le lobbyiste Mark MacGann a travaillé dans l’équipe de campagne d’Emmanuel Macron en 2017.

Les documents administratifs que nous avons obtenus montrent que, lors de la préparation de cette même campagne, on trouvait également un lobbyiste d’Amazon, Jean Gonié. Il a « poussé » le thème de la transformation de la France en champion du commerce en ligne et de la logistique « durant la campagne présidentielle, au sein des groupes de travail d’En Marche auxquels il participait », est-il écrit dans une note que Fabrice Aubert, conseiller « institutions, action publique et transition numérique », adresse au président.

Alors comment s’étonner de retrouver la trace d’une forte proximité après l’accession d’Emmanuel Macron à l’Élysée ? « Je me réjouis de te revoir demain », s’enthousiasme Jean Gonié, responsable des affaires publiques d’Amazon, en septembre 2017 dans un mail envoyé à Fabrice Aubert. Leur rencontre est prévue pour préparer l’inauguration du centre logistique de Boves, non loin d’Amiens, en présence d’Emmanuel Macron et de plusieurs pontes d’Amazon, le 3 octobre 2017. Une inauguration qui donne lieu à la construction d’un discours commun. Le nombre d’emplois – « 500 CDI » – créés par le centre logistique est martelé partout, du dossier de presse aux propositions de prises de parole du président, en passant par le petit bristol que le président glissera dans le premier colis qu’il enverra lui-même depuis le centre . Seule ombre à l’idylle entre Amazon et l’Élysée : le contentieux fiscal

Pour amplifier ce chiffre, Fabrice Aubert réclame même que l’annonce de l’ouverture d’un autre site d’Amazon, à Brétigny-sur-Orge, en Essonne, soit faite lors de l’inauguration du site de Boves : « Nous apprécierions un report de la pose de la première pierre à Brétigny », demande-t-il à Jean Gonié début septembre. Une annonce qui sera même scénarisée dans les moindres détails. Ronan Bolé « fera l’annonce officielle de la création d’un second site de 1 000 emplois en Île-de-France » lors de l’inauguration, écrit Fabrice Aubert au président, ajoutant qu’Emmanuel Macron pourra « saluer cette bonne nouvelle pour l’économie francilienne ».

Seule ombre à l’idylle entre Amazon et l’Élysée, le contentieux fiscal. En amont de l’inauguration, Fabrice Aubert récupère « l’annexe fiscale d’usage » auprès de la direction des finances publiques (DGFIP), par l’intermédiaire du conseiller « fiscalité » du président. Amazon est alors en cours de négociation avec le fisc au sujet de son redressement fiscal. « Amazon fera part d’une demande dans le sens d’une plus forte convergence des taux de TVA entre États membres », ajoute Fabrice Aubert. Un ping-pong sur les sujets fiscaux qui sera également au menu lors de l’inauguration de l’usine, mais loin des caméras et du public, dans un échange « en aparté avec une délégation de la direction du groupe Amazon ».

Le vice-président d’Amazon « vous encouragera à soutenir la convergence du marché unique européen numérique », prévient Fabrice Aubert dans une note au président, ajoutant qu’il « exprimera un satisfecit concernant la reprise des discussions entre Amazon et la DGFIP concernant l’apurement du contentieux fiscal ». Il suggère une réponse, en anglais : « Même si je ne peux pas interférer avec des procédures particulières, mon souhait est que les débats au sujet des impôts payés par les Gafa de ces dernières années puissent être résolus dans un sens satisfaisant pour la France. » Les discussions entre Amazon et le fisc se solderont en février 2018, par un accord de règlement dont le montant n’a pas été divulgué.

Faut-il ouvrir ses portes à des entreprises qui paient pas ou peu d’impôts en France ? Sous le quinquennat de François Hollande, la question semblait plus complexe. En janvier 2017, Thierry Mandon, secrétaire d’État chargé de la recherche et de l’innovation, dit vouloir « faire émerger des champions français de l’IA » et tance les « sociétés internationales qui pillent nos chercheurs, sans payer leurs impôts chez nous ». C’est une autre direction que prend Emmanuel Macron quelques mois plus tard, puisque la présidence de la République va encourager l’installation d’un centre de recherche sur l’intelligence artificielle à Paris.

À l’occasion d’une rencontre avec plusieurs employés de Google en novembre 2017, Thierry Coulhon, conseiller « recherche » du président, apprend que Google hésite entre la France et l’Allemagne pour ouvrir un centre de recherche sur l’intelligence artificielle. « Un petit SMS du PR [président de la République – ndlr] à Eric Schmidt pourrait contribuer à faire basculer les choses du bon côté », écrit-il à ses collègues Cédric O et Fabrice Aubert. Les trois brouillonnent alors un projet de SMS que le président pourrait envoyer au patron d’Alphabet, maison mère de Google.

« Saurais-tu nous dire si le président a finalement envoyé son SMS à Eric Schmidt ? », relance quelques jours plus tard Fabrice Aubert. Nous ne connaissons pas la réponse, mais trois mois plus tard, le patron de Google, Sundar Pichaï, annonce l’installation du centre de recherche à Paris, promettant une dizaine d’emplois, lors du premier sommet « Choose France », organisé à Versailles le 23 janvier 2018. Une annonce relayée en vidéo, sur le compte de l’Élysée.

Contacté, Google confirme que la genèse de ce centre de recherche sur l’IA est la rencontre entre Emmanuel Macron et Eric Schmidt au salon VivaTech, en juin 2017, et que les rendez-vous se sont poursuivis jusqu’en janvier 2018, et indique qu’il est normal pour une entreprise de leur envergure d’avoir des rapports partenariaux avec les autorités publiques.

Là encore, les annonces se font alors que, dans le même temps, Google fait l’objet d’un redressement fiscal de 1,15 milliard d’euros, qu’il contestait devant le tribunal administratif. Ni dans la proposition de SMS, ni quelques mois plus tôt, à l’occasion du salon VivaTech, ce sujet n’est abordé. L’occasion se présente en juillet 2017, sur la proposition de Google.

Caroline Atkinson, responsable de la politique internationale de Google et ancienne conseillère de Barack Obama, est de passage en France, pour participer aux Rencontres économiques d’Aix-en-Provence. Image 7, l’agence de communication d’Anne Méaux, propose à Alexis Kohler un rendez-vous avec elle, insistant sur son rôle précédent dans l’administration Obama, et précisant qu’Alexis Kohler l’a « déjà rencontrée en 2016, dans [ses] précédentes fonctions », alors qu’il était directeur de cabinet d’Emmanuel Macron à Bercy . Celle-ci aimerait faire un détour par Paris pour évoquer divers sujets dont « la transformation numérique », « la concurrence » ou encore « la fiscalité ».

« Ne serait-ce pas l’occasion d’un échange franc sur les questions fiscales (celui que n’a pas eu le PR avec Schmidt) ? », s’interroge Cédric O, conseiller sur les questions numériques, dans la foulée, qui semble ainsi regretter qu’Emmanuel Macron ne prenne pas plus en considération cette thématique. Dans une note, les conseillers suggèrent au secrétaire général de « réitérer le message de fermeté de la France sur le nécessaire rééquilibrage entre États de la fiscalité des géants du numérique », et de « souligner que d’autres grandes sociétés du numérique, comme Amazon, ont fiscalement un établissement stable en France ».

Les conseillers évoquent aussi la récente condamnation de Google pour abus de position dominante. Si le redressement fiscal de Google a été dans un premier temps annulé en juillet 2017 par le tribunal administratif puis par la cour administrative d’appel, Google a finalement, en septembre 2019, accepté une transaction pour un milliard d’euros, pour solder ses contentieux judiciaires et fiscaux. Google nous indique avoir résolu ces désaccords fiscaux dans le cadre d’un accord financier, et avoir en parallèle poussé pour une réforme fiscale, coordonnée de manière internationale.

« La fiscalité des affreux Gafam », ainsi qu’ironise Cédric O dans un mail, est également au menu des discussions avec Microsoft. Nullement lorsque Cédric O rencontre Vahé Torossian en juillet 2017, directeur de Microsoft France, à en juger par les notes prises lors de l’entrevue que nous avons obtenues ; mais quelques mois plus tard, à l’initiative du lobbyiste de Microsoft, Jean-Renaud Roy, qui semble vouloir donner des éléments de langage à la présidence de la République lorsqu’il leur propose de leur présenter leurs initiatives pour payer davantage d’impôts en France, notamment dans la perspective du déploiement de son offre « cloud ». Fin août 2017, L’Express avait révélé que le fisc réclamait à l’entreprise 600 millions d’euros.

Dans son mail en novembre, Jean-Renaud Roy dit vouloir éviter au gouvernement « un problème de cohérence » ou « d’affichage », expliquant que « les redressements éventuels [...] peuvent être mis en échec », notamment faute d’établissement fiscal stable en France. « Des montants bien plus élevés que ceux des contentieux avec l’administration fiscale connus cette année pour d’autres entreprises pourraient fuiter dans la presse et témoigner de l’impuissance politique/publique », alerte-t-il. C’est pourquoi il propose une rencontre pour faire preuve de pédagogie.

« Nous n’interférons pas dans le traitement, par l’administration fiscale, des dossiers particuliers, même importants », tempère le conseiller « fiscalité » du président, mais il se dit « preneur d’un échange sur l’évolution de votre politique et votre appréhension générale de la fiscalité des GAFAM ».

Alexandre Léchenet


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