La planète économique ne tourne plus rond

lundi 23 janvier 2023.
 

La situation géopolitique, en particulier l’émergence de la rivalité entre la Chine et les États-Unis, ne peut se comprendre sans étudier les évolutions du mode de production capitaliste, dans le temps et dans l’espace.

Pour comprendre les relations internationales, il faut saisir où en est le capitalisme mondial. Habituellement, les grands enjeux géopolitiques sont pourtant perçus comme autonomes de la situation économique sous-jacente. Les choix politiques et les conflits interétatiques sont supposés avoir « des conséquences » sur l’économie.

Dans ce récit, explique Benjamin Bürbaumer, maître de conférences en économie à Sciences Po Bordeaux et auteur d’un ouvrage sur l’histoire de l’impérialisme, Le Souverain et le Marché (Amsterdam, 2020), « l’économie apparaît comme extérieure à ces tensions géopolitiques, comme si elles venaient interrompre le fonctionnement harmonieux de l’économie ». Mais ce récit est déjà celui d’un choix idéologique implicite, selon lequel le mode de production capitaliste est fondamentalement stable et n’est perturbé que par des « externalités ».

Si, à l’inverse, on considère que le mode de production capitaliste est instable et que cette instabilité participe des désordres géopolitiques, l’analyse doit alors aussi partir du désordre économique. Comme le souligne Benjamin Bürbaumer, « cela ne signifie pas que la politique n’a aucun rôle et qu’il existe un simple déterminisme économique ». Pour lui, en effet, « les régimes d’accumulation du capital offrent plusieurs voies aux acteurs politiques qui ont des projets hégémoniques ».

Il s’agit donc d’examiner la dialectique qui se joue entre les deux sphères, la situation géopolitique étant le produit complexe de l’instabilité capitaliste et des choix politiques élaborés pour y répondre. Cette dialectique est cruciale pour saisir l’émergence du conflit majeur entre la Chine et les États-Unis qui pourrait structurer le monde dans les prochaines décennies.

Pendant 40 ans, un régime néolibéral centré sur les États-Unis

Le début des années 2020 a confirmé la crise profonde du régime d’accumulation néolibéral, qui a été le mode de gestion dominant du capitalisme à l’échelle planétaire pendant près de quatre décennies. Mis en place à l’issue de la crise des années 1970, ce régime a permis de sauvegarder la puissance économique occidentale, et plus singulièrement, celle des États-Unis.

Jusque dans les années 1960, l’économie états-unienne était le cœur de l’économie mondiale, à la fois principale créditrice et productrice centrale. Ses produits inondaient la planète, alimentant en retour un système financier qui dominait via le dollar. Les États-Unis étaient alors en mesure de contrôler ressources et débouchés.

À la fin des années 1960, cependant, cette configuration se délite. La position concurrentielle des États-Unis se dégrade et, en 1971, le pays affiche des déficits courants, commerciaux et publics. Une crise violente secoue alors la superpuissance. Mais un nouvel ordre émerge dans les années 1980 et 1990. Les États-Unis prennent acte de leur déclin industriel et acceptent d’afficher un déficit commercial gigantesque. Ils deviennent alors non plus le centre de la production, mais le centre de la consommation mondiale.

Dans ce schéma, les profits des entreprises états-uniennes sont assurés différemment. La production industrielle est très largement délocalisée, les multinationales se concentrent désormais sur les services et la recherche. L’innovation, notamment dans le numérique, devient le point fort du pays, à l’origine de nouvelles multinationales. Mais ces nouveaux géants, les « Gafam », ne produisent pas directement des biens, comme leurs prédécesseurs. Ce sont principalement des fournisseurs de services qui ont su se rendre indispensables.

L’ordre néolibéral permettait de maintenir la centralité des États-Unis autour de trois grands piliers : le dollar, la puissance militaire et la capacité d’innovation.

La tertiarisation de l’économie implique une baisse globale de la productivité, contournée par une modération des salaires réels et par un recul de l’investissement productif. Enfin, pour que ce phénomène ne conduise pas à une baisse de la consommation et des profits, le système s’appuie sur une financiarisation qui permet de fournir des crédits aux ménages, aux compagnies et à l’État, et des revenus supplémentaires aux plus aisés et aux entreprises.

Dans ce régime d’accumulation néolibéral, la puissance états-unienne reposait sur un paradoxe apparent : sa force devenait ses déficits commerciaux et courants. Les nouveaux pays industrialisés, à commencer par la Chine qui émerge dans les années 1990 comme « l’atelier du monde », ou les puissances industrielles plus anciennes comme l’Allemagne, dépendaient fortement du marché des États-Unis.

Puisque les salaires états-uniens restaient sous pression, les producteurs devaient produire à coûts réduits, et dès lors, réprimer fortement leur demande interne. La Chine a ainsi retardé le développement de sa demande, et l’Allemagne a comprimé ses salaires pendant 15 ans. Dans ces conditions, ces pays devenaient encore plus dépendants des déficits états-uniens, alimentés par des importations massives.

Pour imposer sa puissance, l’Oncle Sam s’assurait de rester le centre financier du monde, afin que les excédents des pays producteurs viennent se recycler outre-Atlantique, pour financer les déficits jumeaux des États-Unis et la demande de dette de l’économie. Les banques de New York pouvaient s’appuyer sur le « roi dollar », qui restait le maître du jeu monétaire.

Le dollar était lui-même « assuré » par la puissance militaire du pays. Les opérations extérieures des années 1990, et surtout 2000, ont ainsi cherché à maintenir cette position de superpuissance, qui rendait le dollar incontournable. D’ailleurs, les dépenses militaires sont demeurées un poste central du budget fédéral et l’une des rares productions industrielles du pays à demeurer sur place.

L’ordre néolibéral permettait donc de maintenir la centralité des États-Unis autour de trois grands piliers : le dollar, la puissance militaire et la capacité d’innovation.

La crise du régime néolibéral

Dans les années 1990 et 2000, ce régime semble faire consensus. Le capitalisme occidental semble sauvé et une grande partie des pays émergents profitent d’un phénomène de rattrapage inédit, soit en s’intégrant dans la chaîne de production industrielle mondialisée (Chine, Turquie ou Mexique, par exemple), soit en fournissant à cette chaîne des matières premières (Russie, Brésil ou Indonésie, par exemple). Bloqué dans son développement dans les années 1970, le capitalisme s’est étendu pour survivre.

Cette situation n’en est pas harmonieuse pour autant. C’est ce que remarque Benjamin Bürbaumer : « Dès les années 1990, les attentes des États-Unis et de la Chine vis-à-vis de l’adhésion de cette dernière à l’OMC [Organisation mondiale du commerce – ndlr] (qui aura lieu fin 2001) sont très différentes. » À Washington, on y voit l’occasion d’accéder à de nouveaux marchés et à de la main-d’œuvre à bas coût. À Pékin, les attentes sont partagées entre ceux qui soutiennent un développement sous la contrainte externe et ceux qui défendent la protection, par l’accumulation de devises, contre cette contrainte.

D’ailleurs, dès les années 2000, on voit outre-Atlantique des résistances à l’ascension chinoise. Les critiques contre les « vols de propriété intellectuelle » se multiplient, tandis que la faiblesse du yuan est souvent fustigée à Washington. « Derrière l’interdépendance, les intérêts contradictoires se développent », résume Benjamin Bürbaumer.

Et ces contradictions ne vont pas tarder à s’aggraver encore. Car le régime néolibéral est incapable de tenir ses promesses. La fin du processus de redistribution des richesses en Occident devait freiner la baisse de la productivité en stimulant l’investissement. Mais rien de tout cela ne s’est produit. La révolution informatique, puis Internet, n’ont pas, à la différence des révolutions industrielles du passé, fait repartir les gains de productivité à la hausse, malgré un léger rebond à la fin des années 1990.

Or, sans une nouvelle dynamique de productivité, le système est voué à s’essouffler en tirant toujours plus sur la dette, malgré des revenus des ménages sous pression. En 2007, la crise des subprimes révèle cette contradiction au grand jour et met en danger le système en fragilisant son pilier financier. La contradiction éclate le 15 septembre 2008, avec la faillite de Lehman Brothers.

Pour répondre à l’urgence, les grandes banques centrales, et la Réserve fédérale des États-Unis en particulier, viennent à la rescousse du secteur financier, qu’elles soutiennent directement avec le quantitative easing, c’est-à-dire une politique de rachat massif de titres. En parallèle, la Chine lance un plan massif d’investissement afin de combler la faiblesse de la demande occidentale.

Cette double réponse fonctionne à court terme. La finance états-unienne rebondit et la croissance se stabilise. Selon les chiffres du Bureau de l’administration de Washington, la croissance aux États-Unis, durant la décennie 2010-2020, est proche de celle des années 2000-2010, à 1,7 % par an en moyenne. Mais c’est moitié moins que lors des deux décennies précédentes.

Car si l’incendie de la crise financière a été contrôlé, rien n’a été réglé sur le fond. La finance subventionnée par les banques centrales devient un vase clos qui, loin de favoriser l’investissement, concentre les flux de capitaux. Les contradictions de la tertiarisation s’amplifient aussi, se traduisant par une baisse du chômage sans amélioration notable des revenus ni de la demande. Les inégalités continuent de se creuser en Occident. La productivité continue de s’affaiblir.

Dans ce contexte, les dépendances du régime néolibéral commencent progressivement à être perçues comme des entraves et des faiblesses par ses principaux protagonistes, mais aussi par des puissances plus secondaires sur le plan économique. En 2008, la Chine joue le jeu de l’interdépendance, dans son propre intérêt. Sa relance massive dans les investissements industriels et les infrastructures permet d’assurer une demande à l’Allemagne et des bénéfices à recycler à la finance états-unienne. Le rétablissement de la croissance devait permettre la poursuite du développement chinois.

L’intégration de la Chine dans le régime d’accumulation néolibéral a permis une élévation du niveau de vie. Mais pour passer du statut de « revenu moyen » à celui de « revenu élevé », cette intégration ne suffit plus.

Mais la faiblesse structurelle de la demande occidentale, aggravée encore par la longue crise de la zone euro (2011-2013), plonge la Chine dans une crise de surproduction. Pékin change alors de logique et décide de stopper la relance de la production. La baisse des prix des matières premières qui suit fragilise alors les grands pays émergents producteurs comme le Brésil, qui sombre dans la crise politique en 2015-16, ainsi que la Russie, qui use de sa puissance militaire pour intervenir en Ukraine dès 2014.

Pour Pékin, la situation est désormais changée. La relance de 2008 a fortement développé son outil productif et en a fait un assureur en dernier ressort du capitalisme mondial. Cela amène naturellement la Chine à prétendre à des ambitions hégémoniques. Mais, en parallèle, cette relance s’est faite en poursuivant la réduction de la part de la consommation dans le PIB et en causant une surproduction. Une situation qui renforce à la fois la nécessité de trouver des débouchés externes sûrs et de développer la demande intérieure. Autrement dit, de s’autonomiser de façon croissante d’une dépendance à un Occident incapable de répondre à ces besoins.

C’est dans ce cadre que se dessine la politique de Xi Jinping qui arrive au pouvoir en 2013 et identifie, dès 2015, le problème central du pays : le « piège du revenu moyen ». L’intégration de la Chine dans le régime d’accumulation néolibéral a permis une élévation du niveau de vie. Mais pour passer du statut de « revenu moyen » à celui de « revenu élevé », cette intégration ne suffit plus.

Aux sources économiques de la rivalité sino-états-unienne

La nouvelle politique chinoise est fondée sur plusieurs piliers. D’abord, une zone d’influence privilégiée est développée pour capter ressources et marchés. C’est la « nouvelle route de la Soie » (« Belt and Road Initiative ») : la Chine utilise la dette pour développer et soutenir de nombreux pays émergents qui, en 2013-2015, ont sombré dans la crise. Le deuxième pilier est une intensification de l’investissement technologique pour pouvoir monter en gamme. Le troisième passe par la financiarisation et le développement immobilier, afin d’absorber la surproduction des années 2008-2013.

Une telle ambition ne peut laisser indifférent aux États-Unis. Car c’est le centre névralgique du régime d’accumulation qui est ici contesté. Le développement interne chinois menace triplement les intérêts de Washington : non seulement les excédents chinois ne viendraient plus alimenter la finance transatlantique et la dépendance à la consommation états-unienne reculerait, mais la Chine vient attaquer de front la suprématie technologique des États-Unis, dont on a vu l’importance économique mais dont on connaît également l’importance militaire.

Logiquement, de l’autre côté du Pacifique, on supporte donc également de moins en moins la dépendance productive et le déficit commercial vis-à-vis de la Chine. On y voit un transfert de richesses qui alimente une puissance devenue hostile. Le discours antichinois devient progressivement dominant. Avec l’élection de Donald Trump en 2016 bien sûr, mais pas seulement.

Car c’est désormais un des rares points de consensus dans la politique états-unienne. L’administration Biden va donc poursuivre la politique de Trump et même l’amplifier. « Biden va plus loin que Trump face à la Chine, remarque Benjamin Bürbaumer. En augmentant les droits de douane, ce dernier entravait la circulation de marchandises, tandis qu’en bloquant les exportations de semi-conducteurs, Biden entrave la production elle-même. » Car c’est bien sur le front technologique que ce conflit prend forme, comme l’a montré dès 2019 l’interdiction de l’entreprise Huawei aux États-Unis.

À la veille du double choc, sanitaire et militaire, de 2020-2022, le régime néolibéral fondé sur les interdépendances entre producteurs industriels et consommateurs est donc en voie de désagrégation. Certes, les liens économiques demeurent forts, mais chacun semble chercher à réduire sa dépendance, et ces mouvements mêmes conduisent à de fortes tensions. Dans un contexte où le gâteau économique croît moins vite, la captation de la valeur pour réaliser l’accumulation du capital nécessaire à l’ordre interne et à la puissance externe devient plus difficile et, nécessairement, plus conflictuelle.

L’effondrement de la mondialisation

Le début des années 2020 ne va faire qu’aggraver cette situation. « Avec la crise sanitaire, la mondialisation est devenue à nouveau tangible », souligne Benjamin Bürbaumer. Selon le chercheur, les difficultés d’approvisionnement et les perturbations des chaînes logistiques sont venues « rappeler l’infrastructure matérielle » de ce mode d’organisation de l’économie mondiale. Une infrastructure dans laquelle les dépendances sont devenues des vulnérabilités.

Dans cette situation, la guerre en Ukraine a fait prendre conscience du retour de la rareté des matières premières et de l’énergie. Mais cette rareté n’est pas que le fait du conflit. Elle est aussi le produit du néolibéralisme, de son organisation des marchés et de l’aggravation de la crise écologique. Autrement dit : cette rareté est là pour durer. Désormais donc, la mondialisation ne produit plus de la désinflation, mais de l’inflation. Et cela achève de déstabiliser les équilibres du régime néolibéral.

Voici donc le système économique des pays avancés pris en étau entre inflation et récession.

Car l’inflation faible était la clé de voûte du fonctionnement de ce régime. La mondialisation de la production devait fournir des biens bon marché à des salariés des pays avancés dont les revenus réels étaient sous pression. Mais désormais, la hausse des prix frappe ces salariés par l’effondrement de leurs salaires réels et rend, en même temps, la production industrielle dans ces pays beaucoup trop chère. Les déficits commerciaux s’accroissent et, cette fois, traduisent des vulnérabilités. Or, pour répondre à cette poussée inflationniste, il n’y a d’autre solution que la baisse de la demande, autrement dit la récession par la hausse des taux.

Voici donc le système économique des pays avancés pris en étau entre inflation et récession. Là encore, c’est assez constitutif d’un capitalisme sans gains de productivité qui ne peut sortir de ce piège et se retrouve soumis à une forme de bas régime permanent.

La crise de 2020 ne sera donc pas aussi bénigne que l’on pouvait le penser. Malgré une reprise assez rapide début 2021, elle devrait marquer une nouvelle cassure dans la tendance qui, depuis les années 1970, voit les crises économiques réduire le rythme moyen de croissance des économies avancées. Les évolutions de la productivité sont d’ailleurs très préoccupantes, car l’emploi augmente plus vite que la croissance grâce aux aides publiques. La profitabilité des entreprises est à assurer dans ces conditions dégradées. La lutte pour la captation d’un « gâteau » réduit de la croissance risque donc d’être de plus en plus tendue.

Ce qui est important, c’est que la Chine ne fait cette fois-ci pas exception. Si le pays a été l’un des rares en 2020 à éviter la contraction de son PIB grâce à une politique « zéro Covid » très dure, la poursuite de cette politique a fini par peser sur l’activité. Surtout, à partir de l’automne 2021, Pékin a, en tentant de reprendre le contrôle de la bulle immobilière, fait éclater cette dernière, qui était à la fois intenable et centrale dans la croissance chinoise depuis 2015.

Voilà donc la Chine sous pression et, de ce fait, encore plus contrainte de trouver des relais de croissance. Comme la croissance occidentale ne lui laisse aucun espoir de ce point de vue, il lui faut accélérer sur la montée en gamme et la sécurisation de sa zone d’influence.

Vers un nouveau régime bipolaire ?

Sur tous les fronts, la dégradation de l’ordre mondial néolibéral est donc complète. La situation centrale des États-Unis est clairement contestée et les interdépendances de la mondialisation sont désormais des vulnérabilités. Certes, il existe toujours des dépendances issues de l’ancien régime, mais il semble inéluctable que ces dernières se réorganisent au sein de grandes zones d’influence. Le retour en arrière semblant impossible, un nouvel ordre économique mondial va devoir se constituer.

Il est impossible de déterminer les contours de cet ordre, mais on peut en tracer quelques caractéristiques à partir de la situation actuelle. Le besoin de contrôle des ressources et des débouchés et le rejet des interdépendances, mais aussi l’affaiblissement de la croissance, semblent devoir plaider en faveur d’un régime d’accumulation centré sur des zones d’influence, capable de concentrer des ressources, des sites de production, des technologies et des marchés.

A priori, seuls les États-Unis et la Chine sont capables de constituer de telles zones. Mais dire cela n’est pas suffisant. Il faut aussi en dessiner les contours et les organisations internes. C’est évidemment plus délicat. Il semble néanmoins que, dans cette nouvelle logique, les États-Unis ne se contentent plus d’être de simples consommateurs. Ils pourraient être des exportateurs de ressources, notamment de gaz et de pétrole. La croissance états-unienne du troisième trimestre 2022 est entièrement due aux exportations d’hydrocarbures. C’est un moyen de renforcer des dépendances, notamment avec l’Union européenne.

Il y aura nécessairement des tensions sur les zones stratégiques encore incertaines.

À l’inverse, l’aventure guerrière russe condamne cette puissance économique à dépendre de façon croissante de la Chine. Or, comme le souligne Benjamin Bürbaumer, Pékin avait identifié depuis longtemps le commerce maritime par les détroits d’Asie du Sud comme une faiblesse. Avoir accès aux ressources russes par voie terrestre et en profitant des investissements de la route de la Soie semble donc une opportunité pour la République populaire.

Reste qu’il y aura nécessairement des tensions sur les zones stratégiques encore incertaines : le Moyen-Orient, l’Afrique, l’Amérique centrale et l’Asie orientale. Dans ces régions, les deux zones d’influence chercheront à extraire des ressources, à construire des sites de production pour éviter ne plus dépendre de l’adversaire et à contrôler des routes commerciales. Ces tensions peuvent dégénérer comme dans les années 1950 à 1980, dans des conflits locaux ou des guerres civiles.

Il peut également y avoir des tensions internes aux zones d’influence. Pékin ne peut sans doute pas s’offrir le luxe d’un aventurisme russe incontrôlé, et l’on ignore si Moscou peut accepter un rôle de puissance vassale de la Chine. En Europe, l’Allemagne a fondé son modèle économique sur l’exportation et ne peut se permettre de rompre avec la Chine, mais tend, par ses besoins énergétiques, à se rapprocher des États-Unis. C’est aussi dans ce cadre qu’il faut comprendre la visite du chancelier allemand Olaf Scholz à Pékin, contre l’avis de ses alliés et d’une partie de son opinion publique, et les tensions avec la France.

Enfin, il faut préciser que cette hypothèse d’une nouvelle bipolarité du monde est soumise à deux conditions. La première est que la Chine parvienne à s’autonomiser sur le plan technologique. Si cela n’est pas le cas, la République populaire ne parviendra pas à sortir de sa dépendance aux marchés occidentaux. Pour le moment, comme le note Benjamin Bürbaumer, « la Chine dépense beaucoup en droits de brevets, c’est le signe d’une dépendance technologique vis-à-vis du reste du monde, mais aussi de sa volonté de s’approprier ces technologies ».

C’est dans ce cadre qu’il faut comprendre la première grande bataille de cette nouvelle époque autour des semi-conducteurs. La décision de Washington de bloquer les exportations de ces composants indispensables obère la capacité productive de la Chine. C’est donc une arme redoutable pour laquelle Washington conserve encore une supériorité.

Mais comme Pékin n’a d’autre choix que de consommer des semi-conducteurs de plus en plus performants, cela renforce les tensions, notamment autour de Taiwan, premier producteur mondial de ces composants et pesant pour près de 90 % de la production mondiale. Tant que Washington réduit la capacité technologique de la Chine, les États-Unis pourront réduire la capacité d’autonomisation de la Chine. Mais ce faisant, ils rendent la pression sur Pékin encore plus forte pour trouver des portes de sortie.

Enfin, la deuxième réserve à propos de ce nouveau régime d’accumulation du capital concerne son efficacité. Il existe en effet deux différences de taille avec l’ancienne guerre froide. D’abord, il ne s’agit pas vraiment de deux types de capitalisme concurrents. Le capitalisme occidental s’étatise rapidement et se rapproche du fonctionnement du capitalisme chinois. Certes, il existe des différences notables, mais il est difficile de faire la promotion d’un modèle ou de l’autre comme plus efficace. Dans les deux cas, le mode de production est sous perfusion et fonctionne à bas régime.

Et c’est là le deuxième problème : ce nouvel ordre économique mondial pare au plus pressé et gère les priorités. Mais il ne règle pas les contradictions et les insuffisances du capitalisme contemporain. La constitution de zones d’influence ne permettra pas de redresser les gains de productivité. L’impasse est ici plus profonde. C’est une différence fondamentale avec l’après-Seconde Guerre mondiale. Et cela n’augure rien de bon, car les tentations de diversions politiques, et donc de confrontations, vont être aiguisées, rendant le monde plus dangereux.

Romaric Godin


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