11 mars : « La colère est toujours là » : contre la réforme des retraites, les manifestants refusent de se résigner

dimanche 12 mars 2023.
 

Partout en France, la septième journée de mobilisation a donné lieu au même constat ce samedi : le mouvement social, bien que moins fourni, ne désarme pas. Emmanuel Macron, lui, avance imperturbablement, comptant faire adopter son texte le 16 mars. L’intersyndicale demande désormais une « consultation citoyenne ».

SurSur le pavé parisien, Delphine et Émilie, enseignantes en collège et maternelle, en sont à leur cinquième mobilisation contre la réforme des retraites. Mais ce samedi 11 mars, elles avouent finir par douter de l’efficacité des manifestations. « C’est clair que le mépris affiché par le président pousse à aller plus loin », glisse l’une. « Je cherche des solutions tout en restant dans la légalité, je ne veux pas finir en prison », énonce l’autre. Toutes les deux disent « se questionner » sur leur vote au second tour de la présidentielle, en faveur d’Emmanuel Macron.

Leur sentiment reflète bien l’humeur – aussi changeante que la météo au-dessus des cortèges sur tout le territoire – des participant·es à cette septième journée de mobilisation. Exactement un mois plus tôt, le 11 février, le nombre de Parisien·nes ayant répondu à l’appel des huit syndicats de travailleurs et travailleuses n’avait jamais été aussi grand depuis plus de trente ans. Et le 7 mars, quatre jours avant ce samedi maussade, le record pour toute la France avait été dépassé selon les chiffres du ministère de l’intérieur, pour la deuxième fois depuis la deuxième journée de mobilisation le 31 janvier.

Les chiffres annoncés par le ministère de l’intérieur pour ce 11 mars ne sont pas aussi exceptionnels : 368 000 personnes sur tout le territoire, dont 48 000 à Paris – soit la plus faible affluence depuis le début du mouvement. La CGT a quant à elle dénombré plus d’un million de participant·es sur tout le territoire, et 300 000 à Paris.

Pourtant, en une poignée d’heures, le bras de fer s’est encore durci. Et le pouvoir, raidi. Vendredi 10 mars, le gouvernement a déclenché la procédure de « vote bloqué », autorisée par l’article 44-3 de la Constitution : les sénateurs n’auront droit qu’à un seul vote sur l’ensemble du texte. Lequel devrait être adopté d’ici dimanche soir à la Chambre haute, comme attendu par le gouvernement, pour être définitivement validé jeudi 16 mars, le lendemain d’une nouvelle (et ultime ?) journée de manifestation.

Emmanuel Macron a aussi répondu vendredi, par deux fois, à la demande pressante des dirigeants de l’intersyndicale qu’il les reçoivent à l’Élysée. Dans un courrier, il a refusé toute rencontre au motif qu’il entend respecter « le temps parlementaire ». Lors d’une conférence de presse avec le premier ministre britannique, Rishi Sunak, qu’il recevait à Paris, le chef de l’État a ensuite déclaré que la réforme devait aller à son « terme ». Quant aux questions sur la nécessité éventuelle de recourir à l’article 49-3 à l’Assemblée nationale, pour faire adopter définitivement le texte sans majorité parlementaire, il a rétorqué qu’il ne ferait « pas ici de politique-fiction ».

La volonté du président d’avancer coûte que coûte n’a pas échappé à Claude, Marie-Claire, Brigitte et Djida, manifestantes à Paris samedi. Chasuble orange CFDT sur le dos, elles qui ont dépassé la cinquantaine exercent un travail physique pour le compte d’associations franciliennes. Et elles ne décolèrent pas.

« Les gens sont en train de se résigner, ils comprennent que la réforme va passer. Mais on continuera à se battre jusqu’au bout, même s’ils nous méprisent. La colère est toujours là », lâche l’une. « Tout le monde sait qu’après 55 ans, pour les employeurs, on est de la merde. On attend quoi, qu’on soit au chômage plus longtemps en fin de carrière ? », clame l’autre. « Nous représentons les fameux travailleurs invisibles de la pandémie, ceux qu’on était censé récompenser. Et voilà notre récompense, deux ans de travail de plus. Et encore, on ne vous a pas parlé du niveau de retraite des femmes… Tout ça est lamentable », grondent en chœur leurs amies.

Les syndicats dénoncent le « double bras d’honneur » du président

Dans le carré officiel en tête de manifestation, les dirigeants syndicaux utilisent des termes à peine plus policés. Tous évoquent « un double bras d’honneur » du président, au Parlement et au mouvement social. « Dans la réponse à notre lettre, le président nous explique qu’il faut respecter le “temps parlementaire”. Mais au moment même où j’ai reçu le mail contenant sa réponse, j’entendais Olivier Dussopt annoncer l’utilisation de l’article 44-3 au Sénat, qui empêche justement la discussion parlementaire, relate Frédéric Souillot, le dirigeant de FO. Ce qu’ils font, cela s’appelle du mépris. »

« Les remontées que nous avons de nos militants, c’est une forme de sidération devant les non-réponses du gouvernement, renchérit Laurent Berger pour la CFDT. On a un mouvement social jamais vu, des procédures parlementaires très bousculées, et 90 % de la population active qui est opposée à cette réforme. Et on a un pouvoir qui nous dit “non non, on continue”. Il y a un déni de la démocratie sociale qui vient de s’opérer, et un mépris de toute la population. »

« La réponse que fait le président de la République à notre courrier, c’est “allez vous faire voir”, tempête le leader de la CGT Philippe Martinez. Qu’est-ce qu’il faut faire de plus ? Il y a un risque que des citoyens, des salariés excédés, passent à autre chose. C’est peut-être ce que cherche le président de la République, d’ailleurs… »

L’inquiétude commence à être palpable sur les conséquences possibles de cette fin de non-recevoir du pouvoir. Et l’analyse est partagée d’un bout à l’autre de l’intersyndicale, y compris par ses membres réputés les plus sages.

« On aborde une phase dangereuse. S’ils misent sur la résignation, ils ont tort : la colère sera plus forte que la résignation, et c’est dangereux pour notre pays, considère ainsi Laurent Escure, le patron de l’Unsa. Il y aura des rebonds de cette colère, même si la réforme passe. »

Pascale Coton, spécialiste respectée du dossier des retraites à la CFTC, et secrétaire générale du syndicat chrétien de 2011 à 2015, pointe sans détour le risque de voir renforcé le Rassemblement national : « Ils sont en train d’installer au pouvoir un autre parti. » Sentiment partagé par Benoît Teste, le dirigeant de la FSU, premier syndicat de l’enseignement : « Le déni de démocratie, ça fait peur. Derrière, le risque du RN est énorme. »

François Hommeril, à la tête de la CFE-CGC, décrit l’opposition syndicats-exécutif comme « deux trains qui avancent sur deux voies parallèles ». « On a essayé de jeter des ponts de l’une à l’autre, mais ça n’intéresse pas le président, il ne souhaite pas entrer en contact avec le pays réel », considère-t-il.

À la recherche d’une voie de sortie à cette confrontation qu’elle n’arrive pas gagner, l’intersyndicale a décidé de mettre une nouvelle demande sur la table : l’organisation d’une « consultation citoyenne » sur la réforme. « Il faut envisager la consultation du peuple », plaide Laurent Berger. « S’il est si sûr de lui, qu’il consulte les Français », gronde Philippe Martinez. « Mieux vaut une consultation citoyenne que la violence », insiste Frédéric Souillot. « C’est une voie nécessaire pour éviter que la crise sociale que nous traversons devienne une crise démocratique – et on en prend le chemin », estime Laurent Escure.

Il y a peut-être une forme de lassitude. On voit bien qu’il faut un nouveau souffle.

Benoît Teste, secrétaire général de la FSU

Cette demande découle aussi du constat que la tentative de « mettre le pays à l’arrêt » à partir du 7 mars n’a pas été concluante. Des grèves ont eu lieu, mais pas au niveau que pouvaient espérer certains parmi les plus radicaux des militants syndicaux. Comme Mediapart a pu le constater au Havre (Seine-Maritime), les grèves reconductibles n’ont pas attiré les foules.

Les seuls secteurs où le blocage se fait sentir sont les raffineries, où la production n’est pas stoppée mais où la distribution du carburant est bloquée, le ramassage des ordures dans certaines villes, et notamment à Paris où il est très perturbé, et la SNCF, où au moins un train sur deux est encore annulé ce week-end.

« Il y a peut-être une forme de lassitude, convient Benoît Teste. On voit bien qu’il faut un nouveau souffle et on a essayé de l’impulser le 7, mais on est retombé sur ce qui est la forme de ce mouvement : une journée de manifestations de masse, ce qui est excellent, mais qui ne renouvelle pas les choses. »

Des heurts avec la police inédits depuis le début du mouvement

Dans le cortège parisien, qui a avancé sur deux itinéraires différents entre la place de la République et celle de la Nation, on cherche aussi des alternatives pour se faire entendre. Beaucoup sont venus en famille ce samedi. Nelly, retraitée, Jérôme, technicien en lycée, et Orane, lycéenne, manifestent en famille et sur trois générations. Des trois, Nelly est sans doute la plus remontée : « Je viens défendre nos acquis et nos jeunes. Le pouvoir est méprisant, je crois vraiment que la seule solution, c’est de les prendre en otages, être plus méchants, je pense qu’on est trop gentils. »

Jérôme, son fils, temporise, et se dit « moins radical ». « Je pense que c’est ce qu’ils cherchent, ils sont provocateurs », se justifie-t-il. Pour Orane, c’est la première manifestation. « C’est important de savoir comment ça se passe. Au lycée on en parle très peu, mais je suis là pour mes parents qui ont des métiers fatigants », dit-elle. Aucun des trois ne croit réellement à l’organisation d’un référendum. Ce qui est sûr, pour Jérôme, c’est que les gens ne sont plus dans la rue uniquement pour les retraites, mais aussi pour dénoncer « une façon de gouverner ».

Sacha, la vingtaine, a participé à toutes les manifestations du mouvement. Pour lui, le « référendum serait une porte de sortie ». « Mais ce ne sera jamais fait », anticipe-t-il. Son seul espoir est qu’un « vrai mouvement insurrectionnel » se mette en branle.

Tout comme Thierry, la quarantaine, qui manifeste en famille avec femme et enfants. Journaliste pour une radio privée, il a déjà « perdu sept jours de paie pour faire la grève ». Il pense lui aussi qu’on ne pourra pas « échapper au blocage du pays ». « Mais est-ce que les syndicats ont le pouvoir de lancer ça ? Je ne sais pas, reconnaît-il. En tout cas, le niveau de défiance est tel qu’on ne pourra pas en rester là, il y a une telle colère, presque une haine… »

Au fil du défilé, beaucoup citent cette confidence d’un conseiller de l’exécutif, relayée par L’Opinion, qui estime que la seule chose qui freinerait l’adoption de la réforme serait « un scénario extérieur, un mort dans une manifestation, un attentat… ».

Est-ce la conséquence du durcissement de la confrontation ? Un net regain de tension s’est fait sentir samedi à Paris, amplifiant ce qui était déjà devenu visible le 7 mars. Contrairement aux précédentes manifestations, les forces de l’ordre étaient plus présentes et plus proches des manifestants du cortège de tête, au contact, comme c’était déjà le cas lors des manifestations gérées par le précédent préfet de police de Paris, Didier Lallement.

À l’avant du cortège, des heurts ont éclaté assez tôt. Peu avant Bastille, des groupes organisés en black blocs ont envoyé des projectiles sur des forces de l’ordre, qui sont immédiatement intervenues en avançant dans le cortège. Celui-ci s’est retrouvé découpé en plusieurs tronçons jusqu’à la hauteur de la place de la Bastille, à quelques centaines de mètres. Des affrontements, épars mais parfois violents, se sont poursuivis tout au long de l’après-midi. Puis en fin de défilé, cet incident pas vu depuis longtemps à Paris : le carré officiel a été pris à partie par des membres des black blocs, au point que le service d’ordre syndical a joué de la gazeuse pour les éloigner.

Quoi qu’il se passe, Emmanuel Macron a déjà perdu, et nous avons gagné, c’est mon sentiment profond.

Stéphanie, enseignante-chercheuse

« On se sent floués, bafoués, piétinés. On a du mal à savoir quelle valeur on va transmettre à nos enfants », confie Gaëlle, responsable socioculturelle dans une association, venue avec Oli, sa fille de 6 ans, et avec son frère Jérémy, conducteur de travaux dans le bâtiment. « À la fin des années 1990, j’ai été très impliquée dans le soutien aux sans-papiers, et je venais souvent par ici, j’ai beaucoup manifesté, raconte la mère de famille. Et puis je suis partie plusieurs années en Bretagne, j’ai moins défilé, et j’ai même beaucoup douté de l’utilité des manifs. »

Mais Gaëlle a vécu un nouveau déclic le 19 janvier dans la capitale : « J’ai à nouveau ressenti l’enthousiasme des grands rassemblements, à quel point on pouvait être fort ensemble, et j’ai absolument voulu transmettre ça à mon enfant. J’espère que sa génération trouvera d’autres formes de luttes, qu’elle saura réinventer l’engagement. »

Cet embryon d’espoir se retrouve chez bien d’autres manifestant·es, parfois accompagné d’un réel optimisme sur la portée du mouvement. « Quoi qu’il se passe, Emmanuel Macron a déjà perdu, et nous avons gagné, c’est mon sentiment profond », clame, rayonnante, Stéphanie, enseignante-chercheuse et militante FSU à l’université Gustave-Eiffel de Marne-la-Vallée (Seine-et Marne).

« Les syndicats ont donné le cadre, les gens s’en sont saisi, unis. Les travailleuses et les travailleurs ont compris le sens du texte de loi, ils ont aussi découvert qu’ils pouvaient s’approprier une loi pour débattre de son contenu, énumère Stéphanie. La bataille de l’opinion, nous l’avions déjà remportée lors de la première tentative de réforme en 2019, mais là, cette victoire s’est consolidée. »

« Des collègues en fin de course, qu’on tient à bout de bras pour qu’ils puissent tenir jusqu’à 62 ans alors qu’ils travaillent plus lentement, on en connaît. Comment va-t-on faire si on doit tous continuer jusqu’à 64 ans ?, interroge son amie Samia, responsable administrative et syndicaliste CGT dans le même établissement. On n’y arrivera pas. Les ressources humaines ne savent pas quoi faire de ces travailleurs âgés, ils n’ont pas de poste pour les reclasser. »

Mais lorsqu’on interroge Stéphanie sur la possible impasse qui semble se dresser face au mouvement de contestation, elle corrige aussitôt : « Une impasse ? Mais c’est Emmanuel Macron qui est dans une impasse. S’il continue dans cette voie, c’est sa seule responsabilité. Beaucoup de gens ne peuvent jamais partir en vacances, la retraite est leur seul horizon pour profiter un peu. Et on leur recule cet horizon de deux ans ? C’est d’une violence incroyable. »

Christophe Gueugneau et Dan Israel


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