Le mouvement social de 2023 et le spectre de la Révolution française

samedi 8 avril 2023.
 

par Olivier Tonneau

Enseignant-chercheur à l’Université de Cambridge

Quand François Ruffin dit à Apolline de Malherbe que la mairie d’Abbeville a été occupée pour la première fois depuis, peut-être, la Révolution française, celle-ci lui demande : « La Révolution française, vous souhaitez qu’on y retourne ? » François Ruffin aurait pu lui rappeler que la Révolution française n’a pas été provoquée par le peuple mais par le roi ; que ce n’est pas le peuple qui a renversé un pouvoir légitime, mais le roi qui a commis un coup d’état contre son propre peuple. Rappel de faits dont la ressemblance avec ceux que nous vivons n’est pas fortuite.

En 1788, la France est écrasée par la dette publique et paralysée par le refus des élites de voir augmenter leurs impôts. Louis XVI convoque une « assemblée de notables », sorte de cénacle des privilégiés, qui ne porte aucun fruit : c’est pourquoi il convoque les Etats-Généraux, avec pour mission de trouver des issues à la crise. Le pays ressent profondément le besoin d’un renouveau démocratique, c’est-à-dire de la possibilité pour les forces vives du pays de participer à sa politique : c’est le sens du best-seller de Siéyès, Qu’est-ce que le Tiers-Etat. Sur le conseil de Necker, Louis XVI accepte donc de doubler la représentation du Tiers-Etat, qui comptera autant de députés aux Etats-Généraux que la noblesse et le clergé réunis. La campagne pour l’élection des députés passionne le pays tout entier, d’autant que le mode de suffrage est le plus ouvert que l’on ait jamais connu, tous ayant le droit de vote. Mais dès la réunion des Etats, il s’avère que le doublement des députés du Tiers n’était qu’une manœuvre. Comme par le passé, on votera par ordre : la noblesse aura donc une voix, le clergé une autre et le tiers la sienne. Que les députés du Tiers soient deux fois plus nombreux que les autres ne fera donc aucune différence.

Ces derniers exigent donc un mode de suffrage qui soit conforme à la constitution des Etats-Généraux : on doit voter par tête. Bien entendu, si ce mode de suffrage était adopté, il suffirait au Tiers-Etat de glaner quelques voix dans les autres ordres – parmi les nobles progressistes et surtout parmi les membres du bas clergé qui sont les plus pauvres des députés, les plus proches du peuple et souvent les plus révolutionnaires – pour être en majorité. De surcroît, si l’on vote par tête, alors la séparation des députés en ordre n’a plus de sens : c’est pourquoi les députés rebaptisent les Etats-Généraux « Assemblée nationale ».

Par ces décisions, les députés du Tiers-Etat ne font que dérouler la logique même du processus initié par le roi : convoquer le pays tout entier pour résoudre la crise, et tirer les conséquences de la reconnaissance par le roi lui-même de la transformation démographique et sociale du pays. Ils ne font rien d’illégal puisque les modalités de vote n’avaient pas été préalablement définies. La première violence est donc le fait du roi qui envoie l’armée expulser les députés du Tiers de la salle de délibération. Tout le monde connaît la phrase de Mirabeau lorsque l’on cherche encore à les expulser de la salle du Jeu de paume où ils s’étaient réfugiés :

« Nous sommes ici par la volonté du peuple, et nous n’en sortiront que par la force des baillonettes ».

Le peuple a les oreilles grand ouvertes pour l’entendre. Ils sont nombreux à être venus à Versailles, à occuper les tribunes, à surveiller un pouvoir dont ils se méfient. Les informations circulent sans cesse entre Versailles et Paris. On apprend ainsi que le roi a fait masser des troupes autour de Versailles – pourquoi ? Une seule explication plausible : il s’apprête à disperser l’assemblée qu’il a lui-même convoquée, il se méfie du peuple qui pourrait défendre ses représentants, et se prépare à mater toute résistance. Le peuple se sachant menacé, il se prépare : il prendra la Bastille parce qu’il espère y trouver des armes.

A aucun moment, durant ces événements, l’initiative du désordre ne revient au peuple. Celui-ci, en revanche, a compris que la convocation des Etats-Généraux signait la fin d’un absolutisme qu’il n’a jamais accepté. Au fondement de la monarchie française, il y a le principe selon lequel le Roi gouverne dans l’intérêt de ses sujets, c’est-à-dire conformément à leur volonté : « Vox populi, vox dei ».

Jusqu’à Richelieu, le pouvoir royal était tempéré par un dense réseau de contre-pouvoirs – parlements, états régionaux, guildes, corporations, municipalités, églises – qui, pour n’être pas démocratique, n’en était pas moins, en un sens, représentatif. Le peuple ne cessait d’ailleurs, dans la lutte pour ses droits, de s’appuyer sur les uns contre les autres, en appelant parfois au roi contre la noblesse, parfois à celle-ci contre celui-là, sa faiblesse matérielle ne lui permettant pas une action autonome. C’est avec Richelieu que commence la mise au pas de ce qu’on appellerait aujourd’hui les « corps intermédiaires » et qu’émerge une doctrine politique nouvelle : à la République (terme qui désigne alors la monarchie tempérée, c’est-à-dire organisée conformément aux nécessités de la res publica) succède l’absolutisme.

Cet absolutisme, les Français ne l’ont jamais accepté. Certains historiens ont pourtant cru voir dans la fin des « jacqueries » vers la fin du XVIIe siècle une acceptation de l’autorité absolue du roi. Mais si les actions violentes n’ont plus lieu, c’est justement parce que Richelieu ayant désarmé la noblesse et neutralisé les corps intermédiaires, le peuple ne peut plus compter sur aucun allié de circonstance. Les signes de son refus du pouvoir sont ailleurs : tout au long du dix-huitième siècle, la fraude, le refus de l’impôt, toutes les formes passives de résistance s’accroissent fortement. Le peuple fait la grève civique. Il reçoit la convocation des Etats-Généraux comme une merveilleuse nouvelle, mais n’en garde pas moins toute sa méfiance envers le roi.

Certains historiens prennent au pied de la lettre la fréquence, dans les cahiers de doléances, d’expression d’humble respect pour le monarque. Ce ne sont en réalité que des formules de politesse convenues, dont le sens s’éclaire si l’on constate que tout au long des cahiers du Tiers, on ne trouve aucune mention élogieuse des Bourbons mais, en revanche, mille éloges d’Henri IV et Saint-Louis, devenus dans l’imaginaire collectif les rois à l’écoute du peuple, le premier avec sa poule-au-pot, le second rendant justice assis sous un chêne. Henri IV et Saint-Louis sont des modèles proposés à Louis XVI : le temps de l’écoute et de la justice est venu. En expulsant les députés du Tiers, le roi montre qu’il ne l’a pas compris. Le peuple prend les armes, non pour renverser l’ordre des choses mais pour le rétablir, non pour enfreindre la loi mais pour contraindre le monarque à la respecter.

Nous y sommes aujourd’hui. C’est apparemment le recours au 49.3 qui vient d’élargir le mouvement social de contestation de la réforme des retraites à un mouvement politique de contestation du pouvoir.

A chaque étape de la Révolution, le roi ne fera de concessions qu’acculé par le peuple. Encore est-il insincère dans ses déclarations, insincérité qu’il avouera lui-même dans la lettre qu’il laisse derrière-lui lorsqu’il tente de fuir pour l’étranger mais est arrêté à Varennes. Fuite qui constituait une véritable trahison et fait naître le mouvement républicain en France.

Ainsi le premier parallèle entre la situation actuelle et celle d’hier se trouve-t-il dans le mépris de l’Assemblée. Mais un second parallèle se profile, qui concerne les rapports entre le peuple et l’Assemblée elle-même.

A l’aube de la Révolution, quand l’opposition au pouvoir royal était emmenée par les Parlements, le peuple prit le parti de ceux-ci contre le roi. Il est des historiens pour se gausser de cette méprise, car les parlementaires étaient des nobles qui défendaient leurs privilèges et non point du tout les intérêts du peuple. Nulle méprise, en réalité : le peuple revenait aux stratégies du dix-septième siècle et s’appuyait sur les forces qu’il avait à sa disposition. Quand les nobles ont pris parti pour le roi dans la première phase de la Révolution, il s’est aussitôt tourné contre eux. Aujourd’hui les membres du mal-nommé Parti Républicain devraient s’en souvenir.

L’Assemblée elle-même n’avait pas l’aveugle confiance du peuple. Parce qu’elle était censée le représenter, les offenses qui lui étaient faites étaient autant d’offenses faites à lui-même et il la défendait. Mais il savait que la majorité des députés du Tiers ne défendait pas ce qu’il exigeait lui-même : l’abolition de l’arbitraire à tous les échelons du pouvoir, la justice devant l’impôt, la réforme agraire. De même, l’indignation face au 49.3 n’est pas le signe d’un parlementarisme niais parmi les manifestants. La lutte politique et sociale qui s’engage a des motivations bien plus profondes, particulièrement chez les jeunes, pénétrés de l’urgence de la crise environnementale, donc de la nécessité d’une reprise en main des biens communs, et convaincus qu’il existe bien peu, dans l’Assemblée elle-même, de parlementaires prêts à prendre les mesures qu’exige leur survie.

Emmanuel Macron, comme Louis XVI, serait fou d’espérer que « ça se tasse ». Mais les parlementaires seraient tout aussi fous de croire que la crise actuelle se réglera par la simple restauration des modalités habituelles de la décision politique. Il y a longtemps que le peuple est entré, comme au dix-huitième siècle, en grève civique ; la crise des gilets jaunes a montré que la rupture était consommée avec ses représentants ; la crise actuelle est peut-être une dernière opportunité, pour ceux-ci, d’en prendre véritablement conscience et de prendre les seules mesures qui puissent la résoudre. Plus que jamais, la convocation d’une assemblée constituante, dont les membres ne seraient pas choisis dans une classe politique discréditée, s’impose comme une nécessité vitale pour la régénération d’un pays en voie de décomposition.


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