Macron, la foule et la faute

vendredi 31 mars 2023.
 

En employant le mot « foule », pour lui dénier toute légitimité, Macron transpire un imaginaire forgé dans l’entre-soi bourgeois et inégalitaire du XIXe siècle

IlIl y avait la foule sentimentale chantée par Souchon, il y aurait désormais la foule sans légitimité dixit Macron. L’usage de ce terme de « foule », pour désigner celles et ceux qui contestent dans la rue son passage en force à l’Assemblée, va plus loin que la tension entre légalité et légitimité qui se situe au cœur de la crise politique actuelle.

Le président de la République continue certes de justifier ad nauseam sa politique pyromane par l’usage de procédures existantes dans la Constitution et au nom d’un processus électoral où il s’autorise à transformer un vote anti-Le Pen en manifestation d’adhésion à son propre programme et à sa méthode qui constituent pourtant autant de marchepieds pour l’extrême droite.

Illustration 1Agrandir l’image Lors de la manifestation contre la réforme des retraites à Paris, le 7 mars 2023. © Photo Laurent Hazgui pour Mediapart Mais en affirmant, mardi 21 mars au soir, devant les parlementaires de son camp, que la « foule » n’a « pas de légitimité face au peuple qui s’exprime à travers ses élus », Macron transpire un imaginaire forgé dans l’entre-soi bourgeois et inégalitaire du XIXe siècle et cristallisé par l’ouvrage de Gustave Le Bon, La Psychologie des foules.

Publié en 1895, ce best-seller traduit en dix-sept langues, qui connut quinze éditions en moins d’un quart de siècle, se veut à la fois fondateur d’une nouvelle discipline - la façon dont se comportent des entités collectives au-delà des individus qui le composent - et une sorte de guide pratique dans la mesure où « la connaissance de la psychologie des foules constitue la ressource de l’homme d’État qui veut, non pas les gouverner — la chose est devenue aujourd’hui bien difficile — mais tout au moins ne pas être trop complètement gouverné par elles ».

Gustave Le Bon, à la fois médecin, anthropologue, éditeur et vulgarisateur scientifique, a pu revêtir le « costume trop grand de père du totalitarisme », selon l’historien Olivier Bosc, notamment en raison d’une interview donnée par Mussolini en 1926 à un journaliste français dans laquelle le dictateur fasciste affirmait : « J’ai lu toute l’œuvre de Gustave Le Bon ; et je ne sais pas combien de fois j’ai relu sa Psychologie des foules. C’est une œuvre capitale, à laquelle je reviens souvent, encore aujourd’hui. »

Illustration 2 Le rejet de la « foule » et sa prétendue « illégitimité » par Macron ne s’inscrit cependant pas dans cette vision d’extrême droite reconduite dans les années 1970, lorsque le célinien Pierre Duverger crée et anime une association, Les amis de Gustave Le Bon, pour republier les œuvres alors quelque peu oubliées du penseur polygraphe.

La phrase de Macron ne constitue pas non plus une simple opposition entre les foules à potentialités révolutionnaires et les processus de la démocratie participative, même s’il s’agit bien de réactiver le rôle pacificateur de la démocratie électorale face au risque de la subversion et de la barricade, déjà activée lors de la première élection au suffrage universel direct du 23 avril 1848, durant laquelle les ouvriers furent invités à troquer l’urne contre le fusil, quitte à oublier certaines des violences électorales qui émaillèrent le scrutin, ainsi que le rappelle l’historien Olivier Ihl dans cet article.

La dénonciation de l’illégitimité de la foule qui manifeste aujourd’hui procède aussi, voire surtout, d’une vision de la société exprimée en son temps par Gustave Le Bon, dont Emmanuel Macron se fait aujourd’hui le digne héritier, qui peut se résumer par trois aspects essentiels.

D’abord, la foule incarnerait le domaine de l’irrationnel. Pour Gustave Le Bon, « peu aptes au raisonnement, les foules sont au contraire très aptes à l’action ». Au cœur de son texte se trouve en effet cette interrogation : pourquoi des individus rationnels se soumettent-ils aux passions collectives quand ils sont immergés dans une dynamique d’ensemble ? En août 2021, dans un entretien au Monde, Clément Beaune, alors secrétaire d’État aux affaires européennes, affirmait : « En 2022, il nous faudra incarner le camp de la République et de la raison. » En ce début d’année 2023, il s’agit toujours de réduire les opposants au pouvoir actuel à une agrégation de personnes aux actions dictées par leurs émotions, par nature excessives, et par leurs passions prétendument mauvaises.

Illustration 3Agrandir l’image « Ça c’est pour l’ennemi du dehors, pour le dedans, voici comme l’on combat loyalement les adversaires… » Gravure de Marie Louis Bosredon (1815-1881) © BnF Ensuite, la foule est identifiée à la populace, la partie basse du peuple. Une étymologie possible du terme « foule » est en effet l’ancien français « folc », qui a donné « Volk » en allemand, apparenté à vulgus en latin, soit le « petit peuple » ou le « vulgaire », mais qui a aussi donné le mot « troupeau ». En prétendant opposer la foule et le « peuple » représenté par ses élus, Emmanuel Macron ne convoque pas seulement une rationalité politique qui mettrait toute la légitimité politique du côté de la légalité procédurale et toute incarnation du peuple du côté de la représentation électorale.

Il embrasse en réalité la vision de la bourgeoisie du XIXe siècle dont Gustave Le Bon est un des meilleurs représentants. Ce dernier endossait la plupart des préjugés de son siècle sur l’infériorité des femmes manifestée par la « craniologie », l’inégalité des races et des civilisations, mais aussi l’image des classes laborieuses comme « classes dangereuses » et celles du petit peuple comme un lieu pathogène.

Il représentait aussi une époque – la fin du XIXe siècle et le début du XXe - dont l’économiste Thomas Piketty a montré, dans Le Capital au XXIe siècle, qu’elle était l’une des plus inégalitaires que l’humanité ait connues. Et qu’il a fallu pour s’en émanciper une guerre mondiale en 14-18, une crise inédite en 1929 et un certain nombre de compromis sociaux-démocrates, que ce soit ceux portés par le Front populaire en France ou ceux activés par le New Deal de Roosevelt aux États-Unis.

Dans le rejet de la foule qui manifeste aujourd’hui ne se joue donc pas seulement la défense de la monarchie républicaine face aux potentialités révolutionnaires de protestataires en colère, mais aussi la menace agitée d’une « populace » qui déjà « grognait » sous la plume des éditorialistes, et pourrait désormais se « déchaîner » contre un monde vertigineusement injuste qui ne tient que par toujours plus d’autoritarisme.

Enfin, l’usage du vocabulaire de la foule cherche à véhiculer avec lui celui de la violence. Pour Gustave Le Bon, ainsi qu’il l’écrit dans l’introduction de son best-seller, « les civilisations ont été créées et guidées jusqu’ici par une petite aristocratie intellectuelle, jamais par les foules. Ces dernières n’ont de puissance que pour détruire. Leur domination représente toujours une phase de désordre. Une civilisation implique des règles fixes, une discipline, le passage de l’instinctif au rationnel, la prévoyance de l’avenir, un degré élevé de culture, conditions totalement inaccessibles aux foules, abandonnées à elles-mêmes ».

Que le président de la République évoque les foules aujourd’hui, alors que les manifestations deviennent « sauvages » et non quand des millions de personnes manifestaient sans aucune dégradation de biens, marque avant tout une volonté de trier à l’intérieur du mécontentement populaire entre le bon grain manifestant pacifiquement et l’ivraie protestataire brûlant des effigies de Macron ou graffitant « Qui aurait pu prédire la révolution » sur la place de la Concorde.

Une tentative de semer la zizanie osée alors que les « violences » de la foule sont limitées, comme on l’a vu jeudi 16 mars au soir, dans le « triangle d’or » de la Madeleine, où celles et ceux qui enflammaient les poubelles ne s’en prenaient pas aux boutiques de luxe de LVMH. Et alors que les leaders syndicaux qui appellent à manifester jeudi 23 mars avaient alerté l’Élysée du caractère explosif de la situation dans une lettre antérieure à l’usage du 49-3 et refusent aujourd’hui la dichotomie entre bons et mauvais manifestants, à l’instar de Philippe Martinez qui affirmait , mercredi 22 mars, que « le gouvernement cherche à envenimer les choses. C’est une vieille tactique pour discréditer le mouvement. Impressionner les gens, leur faire peur et essayer de reprendre la main sur l’opinion publique ».

L’usage du mot « foule » pour en délégitimer la capacité d’action constitue donc une nouvelle faute d’un président isolé et retranché dans une « verticale du vide » qui prend la démocratie en otage en faisant un usage inédit des possibilités autoritaires des institutions de la Ve République, quitte à précipiter une crise de régime.

Au risque que cette façon de fouler aux pieds la foule se retourne contre lui. Que l’on convoque pour cela Édith Piaf et la possibilité « qu’emportés par la foule », les opposants à une réforme inique et impopulaire ne finissent par former « qu’un seul corps ».

Ou qu’on lise dans le détail Gustave Le Bon, qui rappelait aussi dans son ouvrage que « quand l’édifice d’une civilisation est vermoulu, les foules en amènent l’écroulement. C’est alors qu’apparaît leur rôle. Pour un instant, la force aveugle du nombre devient la seule philosophie de l’histoire ».

Joseph Confavreux


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