Diabolisation des gauches et déni des violences d’extrême droite : la rengaine perverse du pouvoir

samedi 14 octobre 2023.
 

La rhétorique sur les « extrêmes qui se rejoignent » a désormais laissé place à pire : une inconséquente diabolisation de l’ensemble de la gauche, fondée sur une relativisation des violences en provenance de l’extrême droite. Celle-ci est sciemment respectabilisée.

Face à un pouvoir prêt à toutes les outrances verbales pour se maintenir droit dans ses bottes, il pourrait être tentant de cesser de relever chaque faute, absurdité, schématisation ou mensonge sorti de la bouche de ses représentant·es ces derniers jours.

Faute à la fois historique et idéologique d’opposer une « foule » prétendument sans légitimité à un peuple dont le droit d’expression et la puissance d’incarnation n’existeraient que par la médiation de ses élu·es et un vote tous les cinq ans, avec consigne de se taire entre chaque élection.

Absurdité de mettre en parallèle ce qui s’est passé au soir du 16 mars, jour de 49-3, à savoir quelques feux de poubelles et de vélos dans le quartier de la Madeleine, avec ce qui s’est déroulé au Capitole, à Washington, en janvier 2022, ou à Brasilia en janvier 2023, ainsi que l’a fait le président de la République dans son allocution du 22 mars, avant même les manifestations ayant fait des blessés graves (le 23 mars dans toute la France et le 25 mars à Sainte-Soline).

Schématisation que de tirer un trait d’égalité entre l’ultragauche, l’extrême gauche et la gauche parlementaire incarnée par La France insoumise à propos de laquelle Emmanuel Macron a affirmé, lundi 27 mars, qu’elle voulait « délégitimer l’ordre raisonnable, nos institutions », au motif que ses député·es ne respectent pas les us et coutumes d’une Assemblée nationale que le pouvoir exécutif n’hésite pas à piétiner par ailleurs.

Mensonge reconnu par Gérald Darmanin sur France 5, lundi 27 mars, à propos de l’utilisation de LBD à Sainte-Soline, contrairement à ce que le ministre de l’intérieur avait lui-même affirmé auparavant : « Non, les gendarmes n’ont pas lancé de LBD en quad. »

Ces tartes à la crème politiques sur la préservation de l’ordre républicain, la violence inacceptable des opposant·es au gouvernement ou le courage des forces de l’ordre en dépit de quelques moutons noirs insultant les interpellé·es ou faisant un usage excessif de la force, prennent cependant aujourd’hui une dimension nouvelle.

Le pouvoir actuel, précocement installé dans la petite musique des « extrêmes qui se rejoignent », entonne en effet désormais un nouveau refrain, à la fois ignoble sur le plan politique et incendiaire sur le plan républicain. Il s’agit de diaboliser toute opposition de gauche, assimilée à une logique insurrectionnelle, tout en exonérant pour cela l’extrême droite de sa dimension violente.

Le procédé se joue en trois temps. Il s’agit d’abord de placer un signe d’égalité entre l’ultragauche, l’extrême gauche et la gauche d’opposition au Parlement. Le parti Renaissance a ainsi appelé, dans un tweet daté du dimanche 26 mars, à propos de la législative partielle en Ariège, à voter pour la candidate du Parti socialiste « qui affrontera au second tour la candidate d’extrême gauche investie par La France insoumise », en jugeant que « l’ensemble des forces républicaines et démocrates doivent se rassembler autour de sa candidature face au projet de rejet, de division et d’insurrection porté par La France insoumise ».

Distinguer extrême gauche et ultragauche

Cette assimilation de tout un pan de la gauche parlementaire à l’extrême gauche et à l’insurrection est prolongée par une identification, maintes fois faite ces derniers jours par le ministère de l’intérieur, entre l’extrême gauche et l’ultragauche, elle-même assimilée en creux à un simple agrégat de « casseurs » dans le cadre d’une catégorisation davantage policière que politique.

Cette confusion était particulièrement présente dans le bilan dressé par le ministre de l’intérieur de la mobilisation massive du jeudi 23 mars. Interrogé depuis la salle de commandement de la préfecture de Paris, Gérald Darmanin a d’abord parlé de « la bordélisation » voulue « par l’extrême gauche », puis affirmé : « Nous avons pu documenter que l’ultragauche est derrière cette violence », avant de conclure, une phrase plus loin, que la « violence est organisée par l’extrême gauche »…

Dans un article, l’historien Nicolas Lebourg rappelait qu’il était possible de repérer des différences entre ces deux catégories, au sens où « là où l’extrême gauche, sous ses diverses formes (trotskystes, maoïstes, etc.), cherche à se saisir de l’État par une stratégie léniniste, l’ultragauche cherche des formes de combat et d’auto-organisation à l’intérieur de la société », à travers une histoire allant de Rosa Luxemburg aux « zones d’autonomie temporaire », en passant par le situationnisme.

Dans ce texte de 2018, le chercheur dressait un constat qui vaut encore aujourd’hui : « L’ultragauche en France connaît une montée en puissance lors du mouvement social de 2006, contre le CPE [contrat première embauche] de Villepin, puis s’est vigoureusement relancée lors des manifestations contre la loi sur le travail en 2016. Son essor est clairement fonction de moments où l’État a voulu totalement passer outre syndicats, partis d’opposition, manifestations populaires, pour imposer seul son point de vue par l’usage de la force, juridique (le 49-3 brandi par Manuel Valls) et physique (l’affirmation de son monopole de la violence légitime). »

Au-delà de ces distinctions évidentes entre gauche parlementaire, extrême gauche et ultragauche, faut-il rappeler que la première ministre, Élisabeth Borne, a commencé sa carrière comme conseillère du premier ministre Lionel Jospin – d’ailleurs issu de l’extrême gauche –, alors à la tête d’un gouvernement dont Jean-Luc Mélenchon occupa le poste de ministre délégué à l’enseignement professionnel ?

Et que le directeur de cabinet de Matignon, Aurélien Rousseau, a débuté en politique sous les couleurs du Parti communiste français et est censé connaître l’histoire politique de la gauche française, lui qui fut élevé par une mère militante du Parti socialiste unifié (PSU) de Michel Rocard et une grand-mère élue communiste ?

Double jeu dangereux

À cela, il faut ajouter que l’extrême gauche se situe aujourd’hui à un de ses plus bas étiages historiques. Alors que ses candidats réunissaient plus de 10 % des voix au premier tour de l’élection présidentielle de 2002, elle paraît, vingt ans après, groupusculaire, et on a même vu le Nouveau Parti anticapitaliste (NPA) s’autodétruire en fin d’année dernière.

Entre une extrême gauche réduite à peau de chagrin, une ultragauche ultraréprimée et ultraminoritaire, et La France insoumise qui joue le jeu des institutions et des alliances partisanes au point d’avoir formé une alliance électorale avec la majeure partie des écologistes et des socialistes, la France est a priori loin de cette situation pré-insurrectionnelle catalysée par une gauche radicalisée que voudrait décrire le pouvoir actuel.

Le gouvernement s’engouffre pourtant sans fard dans une telle vision, au moment même où il reconnaît a posteriori l’inanité de sa méthode sur les retraites en affirmant désormais, contre toute évidence vu son comportement passé, vouloir éviter le 49-3, élargir sa majorité parlementaire et négocier avec les syndicats et les corps intermédiaires.

Ce ne serait qu’une manœuvre politicienne classique, comparable à la manière dont, en Mai 68, le général de Gaulle avait voulu réduire l’expression d’un mouvement tectonique de la société et de la jeunesse françaises à de la « chienlit », si ne s’y ajoutait aujourd’hui un double jeu autrement plus dangereux.

Il s’agit en effet, dans un second temps, de fondre sous la catégorie floue de « violences » des actions politiques qui n’ont guère à voir les unes avec les autres. Outre que s’en prendre aux personnes et aux biens n’entre pas dans la même catégorie, outre que briser des vitres et briser des vies ne peuvent se situer sur le même plan, il faut s’arrêter sur la phrase prononcée mercredi 22 mars par Emmanuel Macron : « Quand les États-Unis ont vécu ce qu’ils ont vécu au Capitole, quand le Brésil a vécu ce qu’il a vécu, il faut dire : “On respecte, on écoute”, mais on ne peut accepter ni les factieux ni les factions. »

Quel que soit le sens dans lequel on la lise, elle est non seulement inacceptable mais aussi inquiétante et pernicieuse. Elle choque bien sûr toutes celles et ceux qui ne peuvent dresser d’équivalence sur la forme entre les feux de poubelles qui se sont produits à Paris au soir du 49-3 et l’investissement des lieux centraux du pouvoir que sont le Capitole à Washington ou le palais présidentiel à Brasilia. Et elle indigne aussi celles et ceux qui ne peuvent accepter le parallèle dressé entre des manifestant·es en colère défendant la santé des corps des travailleurs et travailleuses, et des militants d’extrême droite encouragés au plus haut niveau politique à pénétrer et à renverser les institutions.

On peut cependant la lire aussi, en creux, comme une forme de relativisation de ces violences subversives en provenance de l’extrême droite trumpiste et bolsonariste. Si ce qui s’est passé au soir du 49-3 est comparable à ce qui s’est produit au Brésil et aux États-Unis, alors l’inverse est logiquement tout aussi vrai. Les mises à sac des plus importantes institutions des deux grandes républiques d’outre-Atlantique par des militants suprémacistes et masculinistes ne seraient ainsi pas d’une autre nature mais seulement d’une autre échelle que des affrontements de rue à propos d’une réforme passée en force sans vote parlementaire.

Se prépare ici ce qui constitue le troisième temps de cette nouvelle et toxique rengaine du pouvoir, à savoir la relativisation de la violence en provenance de l’extrême droite, avec laquelle cette dernière a pourtant historiquement partie liée. L’extrême droite a toujours présenté deux visages, l’un prenant la forme de violences de rue, l’autre prétendant être un parti comme un autre.

Brevet de républicanisme à Marine Le Pen

Cette mécanique qui porte la stratégie de normalisation de l’extrême droite joue aujourd’hui à plein. Alors que le maire de Saint-Brévin, cible de militants d’extrême droite, voit son domicile incendié pour avoir voulu mettre en place un centre d’accueil de réfugié·es, alors que des « Waffen Assas » attaquent des cortèges étudiants, les députés du Rassemblement national (RN) se présentent comme les acteurs sensés d’un ordre tranquille.

Le compte de campagne présidentiel de Marine Le Pen, rendu public à la mi-mars, a pourtant montré que l’ancien chef du GUD (Groupe Union Défense), organisation emblématique de cette violence d’extrême droite, était demeuré le principal prestataire communication de la candidate du Rassemblement national.

À cette aune, la fameuse phrase du ministre du travail Olivier Dussopt, un ancien socialiste, décernant un brevet de républicanisme à Marine Le Pen en jugeant que celle-ci était « bien plus républicaine » que certain·es élu·es de gauche marque un tournant politique vertigineux qui fait le choix conscient de respectabiliser l’extrême droite pour mieux démoniser la gauche.

Le refrain de cette rengaine dangereuse qui s’est installée depuis plusieurs jours dans les éléments de langage du gouvernement et semble lui servir de dernière ligne de conduite a été forgé à travers la formule de mauvais hypokhâgneux répétée deux fois lors de son entretien télévisé par Emmanuel Macron. En dénonçant à deux reprises les « factieux et les factions », le président a surtout commis deux fautes successives.

D’abord réduire les factieux aux militants de gauche mobilisés contre sa réforme impopulaire en négligeant les fachos dont une partie, si le fascisme se manifeste par la violence, l’antisémitisme et le racisme, se trouve dans sa propre police. L’interpellation de jeunes manifestant·es par certains éléments de la BRAV-M enregistrée et relayée par Mediapart, Loopsider et Le Monde est un des révélateurs du fait que le risque factieux se trouve sans doute en priorité au sein des forces de l’ordre, dont le vote se dirige par ailleurs vers le Rassemblement national à près de 60 %.

Ensuite, Emmanuel Macron commet la faute de considérer que la démocratie serait une structure stable et irénique, sans divisions ni factions, c’est-à-dire sans opposition. Pourtant, comme l’a, parmi d’autres, montré l’historien au Collège de France Patrick Boucheron dans son ouvrage Conjurer la peur. Sienne, 1338, la démocratie ne peut tenir dans ses principes et ses pratiques que si elle sait organiser la conflictualité dans des cadres où se mêlent légalité, légitimité et respect de l’adversaire. Si du moins l’objectif sincère est de repousser le spectre de la guerre intestine qui plane sur toute cité à prétention démocratique, qu’il s’agisse de Sienne au Moyen Âge ou de Paris ou Tel-Aviv aujourd’hui.

Joseph Confavreux


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