Le Rapport 2022 sur l’écart entre les besoins et les perspectives en matière de réduction des émissions du Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE-UNEP) [1] portant sur l’écart entre les insuffisantes promesses de baisses des GES pour ne pas dépasser de 1,5°C la température terrestre d’ici 2100 par rapport à la température d’avant l’ère industrielle et la réalité des politiques réellement mises en œuvre constate que « [l]es pays ne sont même pas en passe d’atteindre les CDN [contributions déterminées au niveau national, volontaires faut-il le préciser, issues de la COP de Paris en 2015 et rehaussées par la suite] qui sont pourtant très insuffisantes au niveau mondial. » Mais on peut se consoler en se disant qu’« [e]ntre 2010 et 2019, la croissance annuelle moyenne [des GES] était de 1,1 %, contre 2,6 % entre 2000 et 2009 [et que t]rente-cinq pays représentant environ 10 % des émissions mondiales ont plafonné leurs émissions de CO2 et d’autres GES. »
Pourtant, cette décélération entre les deux premières décennies de ce siècle, on ne la voit pas quand on examine l’évolution de l’étalon de mesure par excellence de la densité du gaz carbonique dans l’atmosphère soit celle de l’observatoire de Mauna Loa à Hawaï qui enregistre cette densité depuis 1958. Il y a bien eu une décélération du taux de croissance mais entre les deux dernières décennies du siècle dernier. Depuis lors, la réalité a plutôt été une accélération du taux de croissance :
Les trois premières années de la présente décennie laisse voir une possible décélération de ce taux. Ce serait la moindre des choses quand on sait que le GIEC fixe comme objectif une baisse mondiale de 43% des émanations annuelles de gaz à effet de serre (GES) d’ici 2030 par rapport à 2019. Cette baisse implique au minimum un taux de croissance nul en 2025 ce qui signifie une formidable décélération sur deux à trois ans. Et dire que la décélération de 2020 à 2022 est plus dû aux effets de la pandémie qu’à autre chose :
Dans les années 1960, le taux de croissance mondial du dioxyde de carbone atmosphérique était d’environ 0,8 ± 0,1 ppm par an. Au cours du demi-siècle suivant, le taux de croissance annuel a triplé, atteignant 2,4 ppm par an au cours des années 2010. Le taux annuel d’augmentation du dioxyde de carbone atmosphérique au cours des 60 dernières années est environ 100 fois plus rapide que les augmentations naturelles précédentes, telles que celles qui se sont produites à la fin de la dernière période glaciaire il y a 11 000 à 17 000 ans. […] Les experts du cycle du carbone estiment que les « puits » naturels - processus qui éliminent le carbone de l’atmosphère - sur terre et dans l’océan ont absorbé l’équivalent d’environ la moitié du dioxyde de carbone que nous avons émis chaque année au cours de la décennie 2011-2020. […] L’océan a absorbé suffisamment de dioxyde de carbone pour abaisser son pH de 0,1 unité, soit une augmentation de 30 % de l’acidité. […] la dernière fois que les quantités de dioxyde de carbone atmosphérique ont été aussi élevées remonte à plus de 3 millions d’années, au cours de la période chaude mi-pliocène, lorsque la température de surface mondiale était de 4,5 à 7,2 degrés Fahrenheit (2,5 à 4 degrés Celsius) plus chaude que pendant la période préindustrielle. Le niveau de la mer était au moins 16 pieds plus haut qu’il ne l’était en 1900 et peut-être jusqu’à 82 pieds plus haut.
eut-on compter dans l’avenir sur les puits de carbone que sont l’océan et la végétation absorbant tous deux la moitié des émissions de gaz carbonique ?
Le budget carbone mondial se concentre de plus en plus sur l’étude des puits naturels, ces processus terrestres et océaniques qui absorbent et stockent le carbone. Les puits de CO2 océaniques et terrestres continuent d’augmenter en réponse à l’augmentation du CO2 atmosphérique, bien que le changement climatique ait réduit cette croissance d’environ 4 % (puits océanique) et 17 % (puits terrestre) au cours de la décennie 2012-2021. Une partie de la réduction est due au changement climatique lui-même. L’océan se réchauffe, et un océan plus chaud n’en consommera pas autant. Les changements d’affectation des terres, en particulier la déforestation, sont une source importante d’émissions de CO2 - équivalant à environ un dixième de la quantité de CO2 provenant des émissions de combustibles fossiles. Les émissions dues au changement d’affectation des terres devraient atteindre 3,9 milliards de tonnes de CO2 en 2022. La plantation de nouvelles forêts compense la moitié des émissions de la déforestation… [4]
La décélération signalée par l’UNEP serait-elle alors due à une baisse du tiers des GES qui ne sont pas du CO2 ? Selon la NOAA, les émanations de méthane, après une croissance plus lente entre 1990 et 2010, ont repris du poil de la bête dans la dernière décennie. Plus précisément, « [l]es taux de croissance mondiaux du méthane atmosphérique signalés par la NOAA pour 2020 et 2021 sont les plus importants depuis le début des mesures systématiques en 1983 » [5].
Deux facteurs expliquent cette augmentation soudaine : le premier est l’augmentation des émissions de méthane à cause du réchauffement du climat ; le second est contre-intuitif : il s’agit de la diminution de la pollution de l’air, induite par la réduction temporaire des activités durant le confinement. […] [Ces découvertes] montrent, d’une part, que le changement climatique a déjà des conséquences sur les zones humides — ce qui pourrait l’amplifier en retour. Les efforts de réduction de la pollution de l’air pourraient par ailleurs, paradoxalement, mener à une augmentation des concentrations de méthane dans l’atmosphère. [7]
Quant aux émissions de d’oxyde nitreux atmosphérique et de l’hexafluorure de soufre atmosphérique, les deux autres GES en importance, elles sont en nette croissance depuis l’an 2000.
L’emprise du profit est une invitation aux mensonges systématiques On voit bien que les mesures globales des GES provenant directement de l’atmosphère, mesures qui par définition ne peuvent pas être segmentées ni par pays ni par secteurs mais seulement par type de molécule, démontrent non pas une décélération des émanations de GES mais une accélération y compris du gaz carbonique. Par contre, les mesures prises à la source proviennent des États, qui eux-mêmes bien souvent se fient sur les émetteurs « s’auto-régulant », pour ensuite être colligées par l’ONU. Comme la lutte contre les GES exige de mobiliser de grandes ressources financières qui augmentent les coûts de production et ceux sociaux aux dépens des profits, États comme entreprises on intérêt à minimiser leurs statistiques d’émanations. Ces esquives sont d’autant plus faciles que les engagements nationaux sont volontaires et que faire du zèle nuirait aux positions concurrentielles.
Les exemples ne manquent pas. Récemment, le gouvernement canadien révélait que « [l]e volume des émissions de gaz à effet de serre issus des sables bitumineux est beaucoup plus important qu’on ne le pense, selon une étude des chercheurs du ministère fédéral de l’Environnement et du Changement climatique. L’étude, publiée dans le journal scientifique PNAS Nexus (en anglais), estime que ces émissions seraient de 65 % plus élevées que ce que disent les pétrolières » [9]. Mais il y a pire. Selon The Guardian,
Les compensations (offsets) de carbone forestier approuvées par le premier certificateur mondial et utilisées par Disney, Shell, Gucci et d’autres grandes entreprises sont en grande partie sans valeur et pourraient aggraver le réchauffement climatique, selon une nouvelle enquête. La recherche sur Verra, la principale norme carbone au monde pour le marché des compensations volontaires en croissance rapide de 2 milliards de dollars (1,6 milliard de livres sterling), a révélé que, sur la base de l’analyse d’un pourcentage important des projets, plus de 90 % de leurs crédits de compensation pour la forêt tropicale - parmi les plus couramment utilisés par les entreprises – sont susceptibles d’être des « crédits fantômes » et ne représentent pas de véritables réductions de carbone. [10]
La probabilité de minimiser les émanations des GES provenant du méthane quand elles sont comptabilisées à la source paraît substantielle surtout quand ce sont de super-émetteurs :
Les émissions de méthane du secteur industriel ont été largement sous-estimées, ont découvert des chercheurs de Cornell and Environmental Defense Fund. À l’aide d’une voiture Google Street View équipée d’un capteur de méthane de haute précision, les chercheurs ont découvert que les émissions de méthane des usines d’engrais à l’ammoniac étaient 100 fois plus élevées que l’estimation autodéclarée de l’industrie des engrais. Ils étaient également sensiblement plus élevés que l’estimation de l’Environmental Protection Agency (EPA) pour tous les processus industriels aux États-Unis. [11]
Plus de 1 000 sites « super-émetteurs » ont rejeté le puissant méthane, un gaz à effet de serre, dans l’atmosphère mondiale en 2022, peut révéler le Guardian, principalement à partir d’installations pétrolières et gazières. La pire fuite a craché la pollution à un rythme équivalent à 67 millions de voitures en marche. Des données distinctes révèlent également 55 « bombes au méthane » dans le monde - des sites d’extraction de combustibles fossiles où les seules fuites de gaz de la production future libéreraient des niveaux de méthane équivalents à 30 ans de toutes les émissions de gaz à effet de serre aux États-Unis. Les émissions de méthane sont à l’origine de 25 % du réchauffement mondial aujourd’hui et il y a eu une augmentation « effrayante » depuis 2007, selon les scientifiques. Cette accélération peut être la plus grande menace pour maintenir le réchauffement climatique en dessous de 1,5 ° C et risque sérieusement de déclencher des points de basculement climatique catastrophiques, selon les chercheurs. [12]
On peut aussi s’interroger à propos des statistiques d’émanations des GES provenant de l’agro-industrie qui combinent CO2, méthane et oxyde d’azote : « La contribution de la production alimentaire mondiale à la crise climatique est complexe car elle implique plusieurs gaz à effet de serre importants, qui ont tous des capacités différentes à piéger la chaleur et à persister dans l’atmosphère pendant des durées différentes. Des études antérieures ont converti l’impact du méthane et d’autres gaz en une quantité équivalente de CO2 sur 100 ans, mais cela a minimisé la puissance élevée du méthane sur des échelles de temps plus courtes » [13].
À ces petits mensonges qui s’additionnent il faudrait ajouter ceux d’une méthodologie douteuse. Les statistiques nationales ne prennent pas en compte les GES émis par les trafics maritime et aérien internationaux bien qu’ils soient ajoutés dans la compilation finale mondiale. Il n’en est cependant pas de même pour les émanations militaires de GES pour lesquelles il n’y a aucune obligation de déclaration sauf volontaire : « Les forces armées sont parmi les plus gros pollueurs de la planète mais évitent tout examen car les pays ne sont pas tenus d’inclure leurs émissions dans leurs objectifs, selon les scientifiques. On estime que les armées du monde combinées et les industries qui fournissent leur équipement créent 6% de toutes les émissions mondiales, selon Scientists for Global Responsibility (SGR) » [14]. Ce à quoi il faut ajouter les GES dus aux guerres. La méthodologie de la comptabilité des GES dus à la combustion de la biomasse fait l’hypothèse héroïque de son remplacement à 100% alors qu’il y faut des dizaines d’années surtout pour les forêts nordiques et sans compter l’intensification des maladies et feux de forêts engendrés par le réchauffement climatique.
Quand les gouvernements envoient aux grandes entreprises exportatrices les plus polluantes un signal de laisser-faire en leur accordant gratuitement, au nom de la concurrence, plus de droits de polluer qu’ils produisent de GES [15], les invite-il à prendre au sérieux la comptabilité de leurs émanations de GES ? Quand l’ONU et ses organismes, sur la base de statistiques tronquées et de méthodologie problématique, envoient un faux signal de début de succès de décélération des émanations de GES, allègrement repris par les grands médias clefs tels The Economist, n’invite-elle pas malgré les déclarations alarmistes de son Secrétaire général à baisser les bras face aux gouvernements et transnationales qui paraissent avoir pris le tournant pro-climat alors qu’ils n’ont même pas ralenti la cadence ?
Marc Bonhomme, 30 avril 2023
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