Macron et la guerre civile en France

mardi 30 mai 2023.
 

On dit beaucoup de mal de Macron à propos du passage en force de la réforme des retraites. On le dit égotiste, arrogant et tout sauf habile. On oublie qu’il est l’homme de la situation, dont la fonction historique aujourd’hui consiste à poursuivre un projet qui le dépasse. Il convient en effet de se déprendre de la petite analyse « psychologique » pour considérer objectivement une politique qui, pour être brutale et parfois tragiquement irrationnelle, n’en a pas moins un sens précis dans l’histoire de nos sociétés. Les caractéristiques personnelles et même sociologiques d’un individu comptent à l’évidence mais seulement pour avoir fait de Macron ce chef de guerre qu’on admire ou qu’on déteste. La haine, voire la rage qu’il inspire chez beaucoup, s’explique par l’intelligence des raisons et des effets de son action. Certes Macron n’est pas Napoléon, et pas Poutine non plus. Cette guerre ne mobilise ni avion ni char, elle est sourde, diffuse, de long cours, à la fois politique et policière, idéologique et budgétaire, parlementaire et fiscale. Elle n’est pas dirigée contre un ennemi extérieur, elle vise la population, et volontiers sa part la plus pauvre, celle des emplois subordonnés et des travaux les plus durs. Elle affaiblit, dénature et détruit, quand les circonstances et le rapport de force le permettent, tout ce qui pourrait s’opposer au grand projet d’une « société fluide » idéalement faite d’entrepreneurs innovants, de jeunes rêvant aux milliards et d’une masse d’individus qui ne doivent compter que sur eux-mêmes pour survivre au sein d’une concurrence généralisée. Il convient de ne pas prendre à la légère le programme sur lequel Macron s’est fait élire en 2017, et qui promettait une « révolution ». C’était le titre de son livre de campagne qui, contrairement à ce qu’on a beaucoup dit, ne se réduisait pas à une petite opération de marketing. Cette révolution par le haut est celle des premiers de cordée, des oligarques de chez nous, des économistes mainstream et des éditorialistes bien en cours. En un mot, cette révolution néolibérale annoncée est toujours, et même plus que jamais, à l’ordre du jour. Soyons clairs, Macron n’a rien inventé, il est l’acteur d’un scénario qui déroule ses effets depuis longtemps. Ce qu’il a pour lui de particulier, c’est un parcours politique « hors cadre », suffisamment « disruptif » pour ne pas s’embarrasser des formes élémentaires de la démocratie, encore moins du dialogue social, et pas même de la légalité quand il faut par exemple défendre manu militari des projets « écocidaires » suspendus par la justice, comme c’est le cas avec nombre de « méga-bassines ». Macron est le « transgressif » et le « brutal » qu’il fallait pour accélérer le processus de transformation en profondeur de la société, au moment même où il aurait pourtant été bien plus urgent de réfléchir « en responsabilité » à son bien-fondé social, écologique et politique.

On explique souvent l’impasse du pouvoir actuel par l’usage de moyens fort peu conformes au libéralisme politique. C’est opportunément que la constitution de la Ve République offre au président des procédures pour court-circuiter et le parlement et l’opinion. Qu’il en use et en abuse, fragilisant ainsi une démocratie dite représentative déjà bien ébranlée, c’est l’évidence, mais ces formes de brutalisation ne suffisent pas à caractériser le sens de l’action elle-même. En d’autres termes, le 49.3 n’est ici que l’arme générique d’une guerre plus spécifique, comme le sont d’ailleurs les forces policières et leurs usages immodérés de la violence.

Certains ont cru à tort que le néolibéralisme n’était qu’une doctrine suffisamment hétéroclite ou incohérente pour ne pas avoir à trop s’en inquiéter. D’autres ont pensé que cette doctrine était déjà passée aux oubliettes et avec elles les politiques et les modes de gouvernement qui y trouvent leur rationalité, comme s’il avait suffi d’en constater les effets catastrophiques sur la nature et la société pour en être définitivement libérés. Autant d’erreurs accumulées d’analyse, qui ont conduit à beaucoup d’aveuglements. Il est urgent que l’on comprenne bien en quoi le néolibéralisme est une doctrine de guerre civile, au sens où Michel Foucault avançait en matière de méthode d’analyse du pouvoir que « la guerre civile est la matrice de toutes les luttes de pouvoir, de toutes les stratégies du pouvoir » (Michel Foucault, La société punitive. Cours au Collège de France, 1972-1973, EHESS-Gallimard-Seuil, 2013, p. 15) Ce que l’actuel gouvernement sait parfaitement bien, puisqu’il la met sciemment et systématiquement en œuvre tout en accusant les divers « ennemis de la république » d’en être responsables, selon un retournement qui a tout du déni.

1- La peur de la démocratie

Le néolibéralisme – doctrine qu’Édouard Philippe saluait en 2019 devant l’Autorité de la concurrence en rendant hommage à l’un de ses principaux fondateurs, Friedrich Hayek, et à sa conception de l’État comme gardien juridique de la concurrence économique efficace – est né au tournant des années 1930 avec l’objectif de mettre en place un ordre politique ferme et cohérent qui protégerait la propriété privée et garantirait les échanges marchands concurrentiels – les « libertés économiques ». Il fallait « rénover le libéralisme » en faisant de l’État la membrane protectrice de la concurrence marchande, parce que la politique du laissez-faire des libéraux classiques et leur doctrine de l’État minimal avaient échoué à préserver le marché du puissant et dangereux désir d’égalité des masses. Dès le départ, les thuriféraires du néolibéralisme ont ainsi explicitement identifié le principal problème qui menaçait leur projet de fluidification du marché par l’État : la démocratie toujours susceptible de mettre en danger les libertés économiques. Leur stratégie politique, qui trouve ses racines dans une démophobie profondément réactionnaire, est restée invariable de Hayek à aujourd’hui. Elle consiste à contenir, à neutraliser ou à détruire toutes les forces qui s’attaqueraient aux intérêts économiques privés et au principe de la concurrence en se prévalant de la justice sociale dénoncée comme un mythe.

Au premier rang de ces forces on trouve les syndicats, l’opposition « collectiviste », les mouvements sociaux, les majorités électorales « manipulées par des démagogues ». Les doctrinaires néolibéraux ont consacré d’innombrables pages à imaginer les moyens de tenir en joug la démocratie, n’hésitant pas à souhaiter un droit d’exception donnant tout pouvoir au gouvernement sur les organes parlementaires, ce que l’un deux, Alexander Rüstow, a appelé la « dictature dans les limites de la démocratie ». D’autres ont été parfois jusqu’à souligner l’utilité de la violence fasciste pour sauver la « civilisation européenne » de la « barbarie » socialiste (Ludwig von Mises). D’autres voies plus « légales » sont également praticables selon les circonstances, par exemple l’instauration d’une « constitution économique » permettant de sanctuariser dans le droit toutes les conditions d’une économie capitaliste pour les mettre à l’abri des choix politiques et de la volonté populaire. Tout doit être fait pour faire échec à « l’État social » que l’un des leurs, Wilhelm Röpke, considère comme un « fruit pourri » . En lieu et place de cet État social, il faut construire et défendre un « État fort » que ce dernier définit comme un « État totalement indépendant et vigoureux qui ne soit pas affaibli par des autorités pluralistes de type corporatiste ».

2-Une guerre qui n’en finit pas

Mais est-il légitime de parler de « guerre civile » pour décrire la mise en place de l’État fort néolibéral contre les forces sociales et politiques hostiles au capitalisme ou simplement désireuses de plus d’égalité et de solidarité ?

À cet égard, l’histoire ne trompe pas quand elle se répète avec cette régularité. Dès 1927, Mises applaudit à Vienne lorsque les pouvoirs d’urgence donnés à la police pour réprimer une manifestation ouvrière firent 89 morts. Les trois « prix Nobel d’économie », Friedrich Hayek, Milton Friedman et James Buchanan se réunirent, dans le cadre de la Société du Mont-Pèlerin, pour célébrer en 1981 la dictature de Pinochet au faîte de sa répression. Röpke soutint l’apartheid en Afrique du Sud tandis que Hayek envoya un exemplaire de son livre La Constitution de la liberté au dictateur portugais Salazar pour, disait-il dans la lettre qui l’accompagnait, « l’aider dans ses efforts de concevoir une constitution protégée des abus de la démocratie ». Thatcher, qui correspondait avec Hayek, fît de La Constitution de la liberté le livre de foi du Parti conservateur : elle réprima militairement la grève des mineurs en faisant trois morts et plus de vingt mille blessés tandis qu’elle s’attaqua durement aux émeutes urbaines des Noirs et des Indo-Pakistanais tout en laissant l’extrême droite ratonner librement. Lorsqu’il était gouverneur de Californie au tournant des années 1970, Reagan introduisit l’obligation au paiement de la scolarité et la répression du mouvement étudiant par la Garde nationale californienne fit un mort. Lors de son premier discours en tant que Président devant le Parti républicain après sa victoire de 1981, il remercia entre autres Hayek, Friedman et Mises pour « leur rôle dans [son] succès ». « La guerre civile habite, traverse, anime, investit de toutes parts le pouvoir », disait Foucault, « on en a précisément les signes sous la forme de cette surveillance, de cette menace, de cette détention de la force armée, bref de tous les instruments de coercition que le pouvoir effectivement établi se donne pour l’exercer » (Ibid, p. 33).

L’imposition de l’ordre du marché par la neutralisation ou la destruction de la démocratie ne peut cependant susciter l’adhésion de la société à terme, à l’exception des classes pro-business qui y trouvent toujours leur compte. Pour cette raison, la stratégie de l’ennemisation, de la constitution d’ennemis rendus responsables du chaos, est essentielle à la politique de guerre civile néolibérale, car, à travers la bataille culturelle et médiatique qu’elle déclenche et que l’État cherche à contrôler à tout prix, elle rassemble autour du pouvoir la coalition sociale de ceux qui prennent parti contre l’ennemi social désigné. Pour les néolibéraux, tous ceux qui critiquent la « civilisation capitaliste » relèvent de la catégorie d’ ennemi : dans les années 1920, Mises voyait dans la Russie soviétique un « peuple barbare » ; dans les années 1940, Röpke faisait des ouvriers « des envahisseurs barbares au sein de leur propre nation », et, à la fin des années 1950, il assimilait les Noirs d’Afrique du Sud à une « majorité écrasante de barbares noirs » ; dans les années 1980, Hayek traitait les étudiants contestataires des seventies de « barbares non-domestiqués » et Buchanan les appelait les « nouveaux barbares », tandis que Thatcher désignait les syndicats de mineurs comme l’« ennemi de l’intérieur ».

3-Le macronisme ou la forme convulsive du néolibéralisme

On passe par conséquent à côté du néolibéralisme si on oublie son caractère intrinsèquement autoritaire. La formule de Hayek : « Je préfère un dictateur libéral à une démocratie sans libéralisme » résume à elle seule l’attitude des néolibéraux à l’égard de la démocratie : acceptable quand elle est inoffensive, elle doit être niée d’une manière ou d’une autre, y compris par les moyens les plus violents, lorsqu’elle menace le droit illimité du capital.

Le macronisme n’est donc pas violent par hasard ou par accident. Il est une des formes politiques que peut prendre le néolibéralisme car il est conforme à sa stratégie de neutralisation de la puissance de décision collective quand cette dernière s’oppose à la logique du marché et du capital. Sa particularité historique tient qu’il radicalise la logique néolibérale à contretemps, dans une période où tous les signaux sociaux, politiques et écologiques sont au rouge, de sorte qu’il ne peut qu’aggraver toutes les crises latentes ou ouvertes. Le résultat est devant nous : les raidissements convulsifs de Macron engendrent des résistances massives et déterminées de la société.

Ceux qui ont interprété le néolibéralisme macronien comme une troisième voie modérée, à distance de l’ultralibéralisme et du socialisme, se sont lourdement trompés. Et ceux qui ont cru y voir une alternative à l’extrême droite, ont porté l’illusion à son comble. A cet égard, le macronisme n’est pas un rempart, c’est un tremplin, pour une double raison : parce qu’il accentue et élargit le ressentiment contre les élites et les institutions ; parce qu’il utilise des méthodes, notamment les violences policières, qui ne dépareraient pas dans le tableau de ce qu’on appelle pudiquement « l’illibéralisme ». Il suffit d’écouter un ministre de l’intérieur comme Gérald Darmanin pour se rendre compte de l’hybridation en cours entre macronisme et extrême droite.

Macron croit utile à sa cause de jouer les défenseurs de « l’ordre républicain », et croit même malin de comparer les manifestants contre la réforme des retraites à l’extrême droite trumpiste à l’assaut du Capitole ou à opposer les « émeutes » de la « foule » à la « légitimité du peuple qui s’exprime via ses élus ». Le raisonnement est ici aussi simple qu’il est sophistique : tout ce que le gouvernement ordonne ou décide de protéger est, de ce fait même, légitime et démocratique, fût-ce lorsque ce dernier recourt au 47.1, au 44.3 ou au 49.3 en vue de couper court aux débats parlementaires. Et, inversement, toutes celles et ceux qui osent manifester leur opposition au gouvernement au nom de valeurs démocratiques, écologiques ou redistributives se retrouvent taxés non seulement d’illégalité mais d’illégitimité voire de néofascisme inavoué. On a vu une opération rhétorique similaire à l’encontre des Gilets jaunes, assimilés déjà aux ligues de 1934.

Dénoncer « les factions et les factieux » comme il l’a fait n’a d’autre sens que de fabriquer de l’ennemi à l’intérieur même de la société selon une tradition bien établie des auteurs néolibéraux. C’est là un aspect et un ressort essentiel de toute guerre civile. Avec le néolibéralisme contemporain, cette ennemisation vise toutes celles et ceux qui, à travers leurs pratiques, leurs formes de vie ou leurs luttes, paraissent aujourd’hui menacer la logique normative du marché ou la supposée unité indivisible de l’État. Dans le cours chaotique du macronisme, on a assisté à l’invention continue de catégories d’ennemis en fonction des circonstances, qu’il s’agisse du « populisme », de l’« islamo-gauchisme », de la non-mixité, de la théorie du genre, du « séparatisme », du « communautarisme », du « postcolonialisme », du « wokisme », du « déconstructionnisme » ou du « terrorisme intellectuel ». Avec la décision de dissoudre « Les Soulèvements de la Terre » qui a défendu à Sainte-Soline un modèle d’agriculture non-productiviste, ce sont maintenant les termes d’« éco-terrorisme » et d’ « ultra-gauche » qui vont être systématiquement utilisés pour neutraliser toute critique de l’écologie marchande de Macron. Les avantages d’un tel vertige dénonciateur ne sauraient être sous-estimés. Il présente l’immense intérêt de constituer celles et ceux qui dénoncent les diverses formes d’inégalité et de prédation en ennemis de la République, et de maintenir par-là la croyance en la fonction pacificatrice de l’État, niant précisément par cette opération la guerre menée par ce même État contre les adversaires de l’ordre néolibéral.

On voit par conséquent ce que l’invitation foucaldienne à envisager tout pouvoir – et donc le pouvoir néolibéral lui-même – selon la « matrice » de la guerre civile comporte de décisif, dans une conjoncture comme la nôtre. Elle permet de ne pas céder à l’illusion selon laquelle l’État aurait, par essence, pour fonction d’harmoniser les différences et les points de vue par un « dialogue » si possible rationnel entre les « partenaires » pour au contraire l’envisager comme un acteur de premier plan dans la conduite de la guerre civile. Mais elle permet aussi de prendre toute la mesure de la portée des mobilisations en cours, en mettant au jour la cohérence profonde qui relie la politique de régression de l’État social et la politique écocidaire de Macron.

Derrière le « chaos » que Macron a déclenché, il convient de déceler l’autre monde que portent en eux les « factieux ». En quoi la défense d’une vie digne pour les travailleurs les plus âgés et les futurs retraités et la défense de la nature contre des projets destructeurs offrent-elles aujourd’hui une rare puissance de coalition ? Parce qu’en chaque cas, il est question d’une vie désirable et d’un monde habitable. Et ce désir et cette habitation sont inconciliables avec la subordination de la vie et la domination du monde par le capital et son État. Il faudra s’y faire : les logiques du commun et du capital, devant l’urgence des crises et face au raidissement néolibéral, apparaissent comme irréconciliables au plus grand nombre. C’est en ce sens qu’il n’y a pas de « dialogue » et de « compromis » possible entre ceux qui mènent la guerre civile et la grande masse de la population qui en est la cible.

Pierre Dardot, Haud Guéguen, Christian Laval et Pierre Sauvêtre sont les coauteurs du Choix de la guerre civile, Une autre histoire du néolibéralisme, Lux, 2021.


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