Dix ans après la mort de Clément Méric, l’antifascisme en ébullition

vendredi 16 juin 2023.
 

Manifestation, colloque, concerts, hommages aux morts… Le mouvement antifasciste s’enrichit de nouveaux collectifs et réfléchit à sa stratégie face à des groupes fascistes de plus en plus visibilisés et une extrême droite de plus en plus institutionnalisée.

« Pas de fachos dans nos quartiers, pas de quartier pour les fachos » ; « On n’oublie pas, on pardonne pas, le fascisme ne passera pas » ; « Siamo tutti antifascisti » ; « Et derrière l’extrême droite se cache le capital »…

Les slogans classiques chantés dans la manifestation combative partie du métro Barbès dimanche 4 juin, à Paris, pour rejoindre la place Gambetta ne traduisent pas vraiment l’ébullition de l’antifascisme contemporain, marquée par une réflexion stratégique renouvelée et la création de nombreux collectifs.

À l’occasion du dixième anniversaire de la mort du militant antifa Clément Méric sous les coups de néonazis, le 5 juin 2013, le « week-end international antifasciste » a rassemblé des milliers de personnes venues parfois de toute l’Europe. Les concerts, notamment celui du rappeur Médine samedi soir, ont craqué sous le nombre, mais le meeting antifasciste, sous-titré « S’organiser, lutter, vaincre », organisé samedi de 10 heures à 17 heures à la Bourse du travail de Paris, a aussi fait salle comble.

« État et extrême droite », « S’organiser dans une perspective de victoire », « Dépasser les cadre antifasciste » ou « De l’antifascisme à la totalité »… Les prises de parole rassemblant des activistes en provenance d’Espagne, d’Italie, d’Allemagne ou « d’Irlande occupée » convergeaient dans leur volonté de solidifier une réponse antifasciste internationaliste face à la vigueur actuelle de l’extrême droite à l’échelle européenne.

Julien Dohet, 47 ans, est venu spécialement de Liège en Belgique pour rendre hommage à Clément Méric, mais aussi parce que « l’extrême droite s’organise internationalement ». « Cela nous contraint à faire de même, précise-t-il. Récemment, Jordan Bardella est venu dans la banlieue de Liège soutenir un groupe financé par le Rassemblement national, qui s’intitule Chez nous. En Belgique francophone, nous sommes encore plus nombreux que les fascistes, et nous avons été en mesure d’empêcher la réunion avec Bardella de se tenir, mais ce n’est pas le cas partout. »

Beaucoup d’interventions du colloque insistaient aussi sur la nécessité de ne pas cantonner l’antifascisme à ce qui est identifié comme son mode d’apparition privilégié, à savoir la contestation des groupes fascistes dans la rue.

Ouvrant la discussion titrée « Perspective internationale : dépasser le cadre antifasciste », la représentante de l’Action antifasciste Paris-Banlieue rappelait qu’un tel intitulé ne visait pas à « reléguer au second plan cette dimension de l’antifascisme, mais à faire le constat que la forme groupusculaire et affinitaire, nécessaire lorsque combattre le fascisme dans la rue oblige à une forme de secret, n’est pas à la hauteur de la fascisation actuelle, qui oblige à articuler la lutte antifasciste et la lutte contre le capitalisme autoritaire permettant son avènement ».

Victor, membre de L’Offensive, groupe antifasciste lillois, soulignait ainsi la nécessité de « vaincre culturellement le fascisme en développant au niveau local un autre modèle de société ». « Quand le quartier de Wazemmes a été menacé par des fascistes dans une boucle Telegram, prend-il comme exemple, on ne s’est pas contentés d’organiser une tournée de sécurisation, comme on l’aurait fait il y a quelques années. Nous avons aussi organisé un événement politique et festif fondé sur les solidarités populaires. »

Un représentant de GegenMacht.info, un média alternatif antifasciste allemand, jugeait de même à la tribune que « la lutte contre le fascisme ne peut se faire seulement dans la rue, mais [doit se faire] aussi dans la société, dans la mesure où il faut faire reculer des partis comme le Rassemblement national et non seulement des groupuscules néonazis ».

De nouveaux collectifs émergent

L’ébullition de la lutte antifasciste contemporaine était encore davantage visible dans la manifestation du dimanche 4 juin, qui a rassemblé 5 000 personnes selon les organisateurs, 1 950 selon la préfecture de police, et a été marquée par la présence de nombreux collectifs créés parfois tout récemment.

Six jeunes gens, qui préfèrent ne pas donner leur nom ni être pris en photo, brandissaient ainsi un drapeau du Garam, le Groupe autonome antifasciste révolutionnaire de Montpellier, fondé il y a moins d’un mois dans cette ville.

Pourquoi créer un nouveau collectif antifasciste ? « Nous voulions rendre présentes les causes LGBT et féministes dans le milieu antifasciste, parce que les luttes queers doivent être antifascistes et inversement. Certain·es d’entre nous ont été hier à la Pride des banlieues, tandis que d’autres ont assisté au colloque à la Bourse du travail. Il est important pour nous de nous défendre des attaques des fascistes comme celles qui ont eu lieu dans les facs à Montpellier, mais aussi de nous autodéfendre en tant que queers et de réparer les dégâts subis par des individus victimes du fascisme et du racisme. »

Autre groupe tout juste créé, et qui faisait sa première apparition publique dans la manifestation parisienne du dimanche 4 juin, Tsedek !, un collectif de juifs et juives décoloniales dont les deux priorités sont « la lutte contre le racisme d’État en France » et celle « pour la fin de l’apartheid et de l’occupation en Israël-Palestine ».

Déborah, doctorante de 29 ans, et Jonathan, médiateur culturel de 35 ans, témoignent de l’importance de « construire ensemble un front juif antiraciste et décolonial » et insistent sur « l’importance de faire vivre des perspectives internationalistes contre le colonialisme, le fascisme et l’impérialisme en se mettant en réseau ».

La petite organisation antifasciste de Thomas* n’a pas encore fait d’apparition ouverte, même si elle existe déjà informellement. Vêtu d’un T-shirt siglé « Une vie de lutte plutôt qu’une minute de silence », comme beaucoup de manifestant·es, il explique venir d’une « banlieue parisienne qui pullule de fafs [acronyme de “France aux Français” désignant les militant·es d’extrême droite – ndlr] ». « On doit donc maîtriser le moment où l’on s’affiche comme antifascistes, explique-t-il, parce que les fascistes se sont développés plus rapidement que nous ces dernières années, notamment en intégrant une dimension sociale à leur combat et en cherchant à former les esprits dès le lycée. Il est important de se restructurer, pour le futur de la lutte antifasciste, qui sera fait par les prochaines générations. Moi j’ai 27 ans mais je considère déjà que ce sont les plus jeunes présents aujourd’hui qui constituent l’avenir de l’antifascisme. »

L’importance de la transmission

Ce thème de la transmission des luttes antifascistes si situe au cœur d’une manifestation qui marque par son caractère intergénérationnel. Jean-Michel et Jean-Luc portent des montres et des T-shirts identiques, des casquettes noires et des lunettes de soleil. Ils sont jumeaux, doivent faire pas loin de quatre mètres à eux deux, ont 57 ans et en font largement dix de moins.

« On veut éviter aux nouvelles générations de repartir de zéro et leur permettre de faire mieux que nous, indique le premier. Et pour cela il est important de parler des combats du passé avec les jeunes d’aujourd’hui, comme celles et ceux avec lesquels j’ai pu discuter hier ou avant-hier. »

Adhérent à la CGT et membre du comité Marche du 23 mai 1998, une association antillaise qui veut honorer la mémoire des esclaves, Jean-Michel insiste sur deux éléments à ses yeux essentiels.

« D’abord, le fait de rester vigilants. Il y a trente ou quarante ans, on a cru qu’on avait gagné. On était beaucoup dans le quartier du Luxembourg, où traînaient aussi beaucoup de skins qu’on a réussi à mettre dehors. Moi qui suis noir, quand j’allais dans des concerts de hard rock ou de heavy metal, il m’arrivait au début d’être regardé comme si j’aurais dû me contenter d’aller voir de la musique antillaise, mais on s’est vite imposés. On pensait avoir réussi, mais on s’est trompés. »

Ensuite, le fait de « toujours rappeler les articulations entre le racisme, le fascisme et l’économie ». « Quand j’ai commencé à militer à la CGT, rappelle-t-il, personne ne disait ouvertement qu’il votait à l’extrême droite. J’ai vu cela changer ces dernières années. Dans notre section, on a fait le ménage, mais je vois comment cette idée que la situation économique serait meilleure si les “étrangers” n’étaient pas là a pu infuser. »

Présent·es en tête du cortège, Nicolas Norrito et Charlotte Dugrand, les infatigables éditeurs de Libertalia, qui publient aujourd’hui l’élégant et émouvant ouvrage Clément Méric, une vie, des luttes, composé par les parents et proches du militant tué il y a dix ans, insistent aussi sur cette dimension.

« Ce livre est aussi un document destiné à des générations pour lesquelles ce meurtre qui nous réunit aujourd’hui est déjà de l’histoire, explique Nicolas Morrito. Il s’agit non seulement d’évoquer l’engagement et la vie de Clément, mais aussi d’en faire un point d’appui pour continuer le combat antifasciste. »

Joseph Confavreux


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message