Désoccupation de la Crimée : les Tatars et la voie de la décolonisation

jeudi 3 août 2023.
 

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18 mai 1944 Rafle et déportation par Staline des Tatars de Crimée

En 2020, lorsque j’ai mené mon enquête ethnographique en Crimée, peu de gens s’attendaient à ce que le pays soit bientôt désoccupé. En Ukraine continentale également, l’expression « L’année prochaine à Bakhtchisaray » semblait naïve et maladroite, car ceux qui l’utilisaient savaient pertinemment qu’ils se berçaient d’illusions. Pourtant, trois ans plus tard, la désoccupation de Bakhtchisaray devient une possibilité réelle. En outre, de nombreux commentateurs affirment qu’« il n’y aura pas de paix sans la Crimée », et la majorité de la population ukrainienne soutient l’idée de la désoccupation de la péninsule.

Il est donc logique de réfléchir à notre relation avec la péninsule et avec les personnes qui y vivent, en particulier les Tatars. L’État et la société ukrainiens doivent comprendre la nature de cette relation et la base de la souveraineté de l’Ukraine sur la Crimée. Cette compréhension devrait être au cœur d’une stratégie de réintégration de la Crimée. L’absence de réflexion sur cette question au cours des premières années de l’indépendance de l’Ukraine est une des causes qui ont conduit à l’annexion de la Crimée.

Nous ne pouvons pas nous permettre de laisser passer la deuxième chance de rectifier le cours des choses.

Les Tatars de Crimée : de la négligence politique à la reconnaissance

Avant 2014, les Ukrainiens qui n’avaient pas beaucoup d’attaches avec la Crimée, à l’exception de souvenirs de vacances d’été, ne se souciaient guère de la péninsule et des Tatars. L’État ukrainien a également mal interprété la difficile situation postcoloniale de la péninsule en rejetant, à tort, la responsabilité de l’instabilité « interethnique » sur les Tatars eux-mêmes. Cela a permis aux groupes pro-russes et soutenus par la Russie de faire ce qu’ils voulaient, de la formation de groupes paramilitaires cosaques à l’achat de toute la côte sud. Le manque de vision stratégique et d’attention de l’Ukraine à l’égard de la Crimée a facilité son annexion par la Russie.

Aujourd’hui, alors que la guerre russo-ukrainienne est considérée par beaucoup comme une guerre anti-coloniale, il serait normal que la désoccupation de la Crimée soit appréhendée comme faisant partie du processus global de décolonisation. Cependant, il ne peut y avoir de véritable décolonisation sans compréhension de la dynamique du pouvoir qui s’est formée en Crimée, tant dans l’histoire lointaine que dans l’histoire récente, et de notre propre rôle dans la perpétuation de cette dynamique.

Les premières mesures en ce sens ont déjà été prises par le gouvernement ukrainien qui, depuis 2014, a enfin reconnu les Tatars de Crimée, historiquement opprimés, comme un peuple autochtone, qui ayant vécu en Crimée depuis des siècles, bien avant que la Russie ne la colonise en 1783.

Cette politique reconnaît, entre autres, le droit des Tatars à l’autodétermination, légitime les organes d’autogouvernement démocratiquement élus – le Mejlis et le Kurultay – et reconnaît la déportation de 1944 comme un génocide. Les chercheurs en sciences sociales, les écrivains et les journalistes ukrainiens, qui avaient jusque-là ignoré la question des Tatars de Crimée, leur accordent désormais une place centrale dans leurs travaux, en mettant notamment l’accent sur les rencontres entre Ukrainiens et Tatars. Les Ukrainiens s’efforcent également de mieux connaître la culture des Tatars de Crimée et de manifester leur solidarité aux personnes déplacées. Si ces tentatives permettent essentiellement d’inverser des décennies d’ignorance et d’injustice, la solidarité semble prendre fin lorsque la question du statut de la Crimée commence à se poser. Les Ukrainiens se rendent ainsi volontiers au Musafir, un restaurant tatar de Crimée populaire à Kyiv, mais n’envisagent presque jamais sérieusement la revendication d’auto- nomie ou d’autres formes d’autodétermination des Tatars de Crimée.

La question du statut de la Crimée après la désoccupation se posera inévitablement et, malheureusement, nous ne sommes pas prêts à y répondre. Comment cela se fait-il ?

À qui appartient la Crimée ? Révisionnisme historique et droit international

Tout d’abord, une sorte de révisionnisme historique a été mis en avant afin de chercher à justifier la revendication ukrainienne sur la Crimée, au détriment d’une démarche cherchant à combler les lacunes, à interroger les idées fausses et à conceptualiser l’histoire et le présent de la Crimée en termes postcoloniaux. Ce révisionnisme historique a également été utilisé comme instrument politique de légitimation, en contournant une forme de légitimation plus conventionnelle et pourtant indéniable, telle que le droit international. Enfin, la question de la forme que pourrait prendre aujourd’hui l’autodétermination des Tatars de Crimée est elle-même controversée et ambiguë, tant au sein de la société tatare de Crimée que de la société ukrainienne dans son ensemble.

Depuis 2014, les études historiques qui sont au cœur de toute discussion publique sur l’histoire de la Crimée et son rôle dans la création de l’État ukrainien ont suivi un manuel de propagande russe en construisant un récit parallèle de la « Crimée ukrainienne ». Dans leurs tentatives de « démystifier les mythes russes », les historiens professionnels et amateurs, les journalistes et les écrivains ont produit d’autres mythes qui reprennent la logique russe de revendication historique du territoire en remplaçant simplement « russe » par « ukrainien ». Parmi les exemples les plus récents, on peut citer l’article d’Ukrainer intitulé « Yalta : une ville au climat sain et à la résistance culturelle », qui démontre l’ukrainité de Yalta par le fait que Lesia Ukraiinka et Mykhailo Kotsiubynskyi y ont séjourné, rendant la ville plus ukrainienne par leur simple présence. La réalité est quelque peu différente. Ainsi, dans son livre

The Blood of Others, Rory Finnin montre que Lesia Ukrainka et Mykhailo Kotsiubynskyi ont vu et décrit la Crimée dans leurs romans comme un pays tatar, assurant le lien entre le territoire et le peuple indigène. (À l’inverse, les auteurs russes, tels que Léon Tolstoï et Anton Tchekhov, évoquent une Crimée du 19e siècle totalement russifiée) Un autre exemple est constitué par l’accumulation sur l’internet ukrainien d’archives, de documents muséographiques, de matériel éducatif et d’informations intitulés « La Crimée, c’est l’Ukraine ». Dans un article intitulé « La grande réinstallation des Ukrainiens en Crimée », les auteurs affirment que c’est parce que les « migrants » ukrainiens ont « travaillé sans relâche » dans la période d’après-guerre (1944-1954) que la Crimée a été essentiellement « réanimée » et finalement transférée à l’Ukraine.

Le problème d’un tel révisionnisme historique est qu’il sélectionne des événements historiques pour légitimer la domination d’un État sur un territoire – ce que fait au demeurant l’État russe de son côté. Les auteurs ne cherchent pas à comprendre ni les dynamiques de pouvoir ni les formes de gouvernement que l’on retrouve dans d’autres contextes coloniaux, mais ils tentent de prouver la revendication historique unique de l’Ukraine sur la Crimée. Le récit est donc non seulement discutable pour ceux qui connaissent l’histoire de la péninsule, mais il conduit également à l’opposition entre Tatars et Ukrainiens. Comme nous le verrons, les Ukrainiens restent en moyenne hostiles à l’idée même de l’auto- détermination des Tatars de Crimée, même si elle est garantie par le droit international.

Toutefois, l’Ukraine n’a pas besoin d’instrumentaliser son histoire et de construire de tels récits pour récupérer la Crimée – nous avons le droit international pour cela. C’est au droit international, qui garantit l’intégrité territoriale et la souveraineté, que nous devons faire appel, et non à l’histoire. De même, si le droit international relatif aux peuples autochtones avait été davantage mis en avant, peu de gens auraient des doutes ou des inquiétudes quant aux droits des Tatars de Crimée à l’autodétermination.

Décolonisation : la responsabilité collective de l’Ukraine à l’égard des Tatars de Crimée

L’Ukraine a cependant encore besoin de faire un retour historique pour comprendre comment se comporter vis-à-vis de la Crimée et des Tatars. L’un des chemins de ce détour historique, dont elle a le plus grand besoin, est le postcolonialisme. La conceptualisation de la Crimée comme colonie de peuplement a été avancée par des universitaires ukrainiens (Maksym Svietchentsev et Martin-Oleksandr Kysly) et internationaux (Rory Finnin, Sasha Chestakova et Anna Engelhardt), mais elle reste extrêmement marginale. Dans cette approche, l’histoire de la Crimée est une histoire de colonisation, de dépossession et d’effacement par l’Empire russe, l’Union soviétique et la Fédération de Russie. Le peuple autochtone – les Tatars de Crimée – a été au cours des siècles la principale victime de l’impérialisme russe : ils ont été privés de leurs terres, dépossédés, soumis à un nettoyage ethnique et à l’oppression. Lorsqu’ils ont finalement été autorisés à revenir, dans les années 1990, ils ont entamé un processus de décolonisation en tentant de récupérer leurs terres (par le biais de la samovozvraty), de retrouver une voix politique et de reconstruire leur patrimoine culturel. Cependant, comme l’indique Rory Finnin, ni les élites ukrainiennes ni les élites (pro)russes de Crimée n’ont admis la nécessité de rétablir la justice et ont schématisé le conflit en Crimée en « termes interethniques » en occultant les hiérarchies coloniales.

Quel est le rôle de l’Ukraine dans cette conceptualisation ? L’Ukraine n’est clairement pas un État colonialiste, car elle n’a ni conquis la Crimée ni imposé son propre statut d’État. La Crimée a été rattachée à l’Ukraine par un mécanisme juridique pour des raisons économiques, et sa population a voté en faveur de l’indépendance de l’Ukraine lors du référendum légitime de 1991. Cependant, ce n’est pas parce que l’État ukrainien n’a pas colonisé la Crimée qu’il n’a pas de responsabilité collective à l’égard des Tatars de Crimée. Depuis 1954, année de l’intégration de la Crimée à la République socialiste soviétique d’Ukraine, les élites politiques ukrainiennes de Crimée et de Kyiv se sont opposées au retour des Tatars de Crimée dans leur patrie, comme le révèlent les archives du Parti [communiste ukrainien]. Des centaines de personnes qui ont tenté de rentrer chez elles dans les années 1960, 1970 et 1980 ont été à nouveau violemment déportées, expulsées de leurs maisons, se sont vus refuser des permis de construire et des inscriptions administratives, etc.

Le cadre colonial nous oblige à nous considérer non seulement comme des victimes de l’impérialisme russe – ce qui crée un lien de solidarité entre les Ukrainiens et les Tatars de Crimée – mais aussi comme des sujets complices de l’oppression des Tatars. Lorsque la nation tatare a été déportée en 1944, les colons russes et ukrainiens ont occupé leurs maisons, utilisé leurs meubles et leur vaisselle et cultivé leurs jardins. L’article mentionné plus haut sur les Ukrainiens en Crimée n’apporte pas la preuve d’une « Crimée ukrainienne », mais la preuve de la complicité des colons ukrainiens qui sont allés volontairement « réanimer » la terre qui avait été dépeuplée par la force.

Conclusion

L’histoire révisionniste qui cherche à prouver la présence historique de l’Ukraine en Crimée a contribué involontairement à une série d’idées fausses et de malentendus. Si la Crimée est historiquement ukrainienne, pourquoi les Tatars de Crimée y auraient-ils des droits particuliers ? En quoi leur statut de peuple autochtone empiéterait-il sur les droits des Ukrainiens ou des autres citoyens de Crimée ? La discussion est d’autant plus complexe qu’il n’existe pas de consensus au sein de la communauté tatare de Crimée sur la forme d’autodétermination la plus souhaitable : autonomie ? statut spécial ? discrimination positive ? En outre, étant donné que les Tatars de Crimée ne représentaient que 13% de la population avant 2014, quelles seraient les implications de leur autonomie pour le reste de la population de la Crimée ? Enfin, qu’en est-il des autres peuples indigènes, tels que les Karaïmes et les Krymtchaks : devraient-ils également demander l’autonomie ?

Ces questions sont pertinentes et doivent être examinées sérieusement. Cependant, toute discussion de ce type devrait se fonder sur une profonde compréhension contextuelle du déséquilibre historique des pouvoirs en Crimée et sur le droit international, et non sur l’ignorance, comme l’illustrent les récentes déclarations du conseiller du chef du cabinet du président ukrainien, Mykhailo Podoliak, qui a rejeté le statut d’autonomie de la Crimée, au grand dam de nombreux commentateurs tatars de Crimée. Un retour sur l’histoire aidera les Ukrainiens à comprendre l’histoire du territoire que nous sommes sur le point de désoccuper et la manière dont nous devrions nous y comporter.

Le droit international contribuera à résoudre les tensions entre les différents groupes en délimitant les droits, les devoirs et les privilèges, ainsi que le cadre constitutionnel et les dispositions d’application.

De nombreux Tatars de Crimée réfléchissent sérieusement à la forme d’autodétermination qu’ils préfèrent et au statut juridique de la Crimée sur la base du cadre juridique international. De leur représentation politique au sein du gouvernement de Crimée à la protection du patrimoine culturel, il existe de nombreuses façons de réaliser l’autonomie. Toutefois, la tâche principale des Ukrainiens est de donner la priorité aux voix des Tatars de Crimée, de faire preuve d’attention et de respect à l’égard d’un peuple qui reste aujourd’hui à nos côtés. Après tout, la seule façon de rendre la Crimée égalitaire et juste est d’y inclure les voix précédemment exclues et opprimées.

Mariia Chynkarenko Politologue, chercheur associé à l’Institut des sciences humaines de Vienne.

Traduction : Patrick Silberstein.

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