La déportation des Tatars de Crimée sur ordre de Staline et Beria en mai 1944 fait partie des pires drames du 20ème siècle. Plus de 100000 meurent en déplacement et dans les mois suivants, de la faim, de la soif et d’absence de soins. Les militants tatars demandent la reconnaissance de cette tragédie comme génocide.
Le mépris, l’oppression et le racisme des gouvernants contre les locuteurs de langues minoritaires sont habituels à la surface de la terre (souvent avec la complicité d’une majorité de locuteurs de la langue d’Etat).
Les Tatars de Crimée présentaient cette "faiblesse" de parler le tatar (langue du groupe kiptchak, altaïque) à une époque où Staline déportait des minorités culturelles mais aussi celle d’habiter une zone militairement stratégique.
A) La décision de déportation
Des dizaines de milliers de Tatars vivent en Crimée (du mot tatar Qırım signifiant "ma colline", "mes hauteurs") depuis le 13ème siècle et sont devenus de nationalité russe à la fin du 18ème siècle (traité de Jassy, 1792).
Après l’occupation nazie de 1941 à 1944, les organes dirigeants du Kremlin décident d’expulser les Tatars de leurs villages de paysans, essentiellement vers la Sibérie.
Le premier écrit connu demandant la déportation des Tatars émane du NKVD (police politique stalinienne). Il avance deux arguments :
20000 Tatars de Crimée auraient déserté l’Armée rouge en 1941 (ce nombre ne s’appuie sur aucun fondement ; il correspond au nombre total d’entre eux mobilisés en 1941 et le courage de tatars dans l’Armée rouge n’a jamais été contesté, en particulier pendant la résistance héroïque de Sébastopol jusqu’en juillet 1942).
ils vivent dans une zone "frontalière" de l’URSS (la Crimée n’avait pas de frontière avec un autre pays que l’URSS).
B) L’arrêté de Staline
Staline signe en mai 1944, un arrêté du Comité d’Etat à la défense stipulant l’expulsion des Tatars de Crimée et leur transfert en Ouzbékistan "en qualité de peuplement spécial".
Cette opération apparaît comme facile vu la dissémination des personnes concernées dans des centaines de villages et bourgs, vu leur surprise inévitable en apprenant qu’ils disposent d’un temps très court pour tout quitter. De plus, la majorité est constituée d’enfants, de vieillards et de femmes.
Les déportés auront le droit d’emporter « des effets personnels, des vêtements, des ustensiles, de la vaisselle et des aliments à concurrence de 500 kilogs par famille. » L’historien Jean-Jacques Marie note "Tout le reste leur est confisqué : le bétail, la production céréalière, les chevaux et autres bêtes de trait, les étalons... La rafle est juteuse pour les NKvédistes ; aucun état n’est établi des biens abandonnés. La Sécurité peut donc prélever sa part sur le pillage organisé par l’Etat.
C) La rafle du 18 mai 1944 : témoignage d’un soldat
Cinquante ans plus tard, un soldat du NKVD nommé Vesnine raconte ainsi l’évènement :
« Dans la nuit du 18 mai, on nous mit en formation... et nous avançames dans une steppe interminable. A 3h30 nous arrivâmes dans l’aoul d’Oïssoul et c’est alors seulement que l’on nous donna connaissance de notre tâche : expulser les Tatars. Les servants des mitrailleuses furent disposés en ligne... A 4 heures du matin, l’opération commença. Nous entrions dans les maisons et nous lancions aux habitants l’injonction suivante :
Au nom du pouvoir soviétique, vous êtes expulsés dans d’autres régions de l’Union soviétique pour trahison de la patrie !
On leur donnait deux heures pour se préparer et on autorisait chaque famille à emporter 200 kg de bagages. »
Ainsi, le comité local du NKVD avait ramené à 200 kg les 500 kg autorisés par le décret signé de Staline...
Le plus souvent, les officiers réduisaient encore le délai et hurlaient aux victimes « Vous avez vingt minutes pour ramasser tout ce que vous pouvez emporter. »
D) Rafle et déportation : témoignage d’une victime
Tenzilé Ibrahimova (dont le mari combat loin dans les rangs de l’Armée rouge) n’a eu, elle, que cinq minutes pour quitter son logement avec ses trois enfants.
« On nous a chassés du village d’Adjiatmak...
L’expulsion a été conduite de façon très cruelle. Les soldats sont entrés à trois heures du matin alors que les enfants dormaient et nous donnèrent cinq minutes pour nous préparer et sortir de la maison. On ne nous permit pas d’emporter avec nous des affaires et des provisions. Ils se conduisaient avec nous si grossièrement que nous étions persuadés qu’ils allaient nous fusiller.
On nous chassa du village en nous laissant sans manger des jours entiers. Nous étions réduits à la famine mais on ne nous permit de rien prendre dans la maison. Les enfants affamés ne cessaient de pleurer. Mon mari se battait sur le front. J’étais seule avec mes trois enfants.
On nous chargea enfin dans des camions et l’on nous emmena à Evpatoria. Là, on nous chargea dans des wagons de marchandise, entassés comme du bétail.
Le voyage jusqu’à la gare de Zeraboulak dans la région de Samarkande dura 24 jours ; de là on nous emmena au kolkhoze Pravda dans le district de Khatirchinski... Nous travaillions et nous avions faim. Beaucoup d’entre nous vacillaient de faim sur leurs jambes. De notre village, on avait expulsé 30 familles. Il resta un ou deux survivants dans cinq familles. Tous les autres moururent de maladie. » Une de ses voisines dont le mari était au front, perdit aussi ses trois enfants, emportés par la faim.
Un autre survivant raconte en 1979 :
« Dans les wagons hermétiquement clos les gens mouraient comme des mouches à cause de la faim et du manque d’air : on ne nous donnait ni à manger ni à boire. Au milieu des steppes du Kazakhstan... on nous ordonna de jeter nos morts sur le bord de la voie, sans les enterrer puis nous repartîmes. »
E) Bilan de la déportation des Tatars de Crimée
Dès le 20 mai 1944, Serov et Koboulov (responsables de l’opération pour le NKVD) informent Beria que l’opération est terminée et réussie : 63 convois amenant 173287 personnes sont déjà en route, les derniers convois partiront le soir même. 6000 hommes ont été intégrés dans l’Armée rouge, 8000 mis à disposition du trust Moscovougol pour travailler dans les mines de charbon comme travailleurs forcés.
Le décompte précis des Tatars de Crimée déportés adressé par le mouvement tatar au 23ème congrès du PCUS fait état de 238500 Tatars déportés ; 109956 d’entre eux y trouvèrent la mort.
Les documents du KGB d’Ouzbékistan analysés par le général Grigorenko montrent que la mortalité des Tatars déportés est restée très forte après leur arrivée en Sibérie (13183 d’après le KGB en 1945, environ 20000 d’après Grigorenko).
En 1967, un décret soviétique retire les accusations portées contre les Tatars de Crimée.
Sous Gorbatchev, ils obtiennent l’autorisation de revenir chez eux.
Notre lecteur qui souhaiterait connaître le point de vue inverse (c’est à dire justifiant globalement la déportation des Tatars) peut cliquer sur le lien ci-dessous :
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