Niger : « Une intervention militaire serait très dangereuse pour la stabilité de la région »

mardi 15 août 2023.
 

Pour Oumar Berté, avocat et auteur d’un livre sur la Cedeao et ses évolutions face aux « changements anticonstitutionnels », une intervention militaire de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest semble improbable, tant les risques sont élevés. Entretien.

Mardi matin, le régime militaire issu d’un coup d’État au Niger a informé la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (Cedeao), dont une délégation voulait se rendre à Niamey, qu’elle ne pouvait pour l’instant pas venir pour des raisons « de sécurité ». Cela « est tout à fait regrettable », a déclaré le porte-parole de la diplomatie états-unienne Matthew Miller. « Nous allons continuer d’essayer, tout en reconnaissant la difficulté » de trouver une solution négociée, a-t-il ajouté.

Jeudi, les dirigeants de la Cedeao doivent se réunir à Abuja, au Nigeria pour un « sommet extraordinaire » concernant la situation au Niger. Pour Oumar Berté, avocat au barreau de Paris et auteur de La Cedeao face aux changements anticonstitutionnels de pouvoir en Afrique de l’Ouest (L’Harmattan, 2022), une intervention militaire semble très improbable. Selon lui, un scénario qui verrait la mise en place d’un gouvernement civil plus légitime que les militaires putschistes et le retrait du président déchu Mohamed Bazoum n’est pas à exclure.

Mediapart : Quelles leçons peut-on tirer des précédentes interventions de la Cedeao ?

Oumar Berté : Sur le plan juridique, les premières interventions ont été réalisées dans un flou juridique total, voire même dans des conditions juridiques contestables. Il n’y avait pas de base légale. Plus récemment, notamment en 2017 en Gambie, lorsque le président Yahya Jammeh avait refusé de quitter le pouvoir malgré sa défaite électorale, la Cedeao avait obtenu en revanche un mandat du Conseil de sécurité de l’ONU qui lui demandait d’user de tous ses moyens pour rétablir l’ordre constitutionnel.

Donc, implicitement, elle a considéré que ce mandat lui permettait d’user de la force. Parallèlement il y a eu des discussions engagées avec Yahya Jammeh, et le président guinéen Alpha Condé a tenté une médiation de dernière chance qui a abouti au départ en Guinée équatoriale de Yahya Jammeh et évité le recours à la force, même si les troupes de la Cedeao, sous l’égide du Sénégal, étaient entrées en Gambie.

Le bilan de la Cedeao en matière d’intervention est cependant très maigre et se pose la question de sa crédibilité politique sur la question de la démocratisation de ses États membres et surtout en matière de réponse aux changements anticonstitutionnels au regard de son non-engagement au Mali et au Burkina Faso.

Est-ce que les deux problèmes qui se posent à la Cedeao sont d’une part des démocraties défaillantes dans la région et aussi les dissensions entre les différents partenaires sur les modalités (intervention ou négociation) ?

Effectivement. La Cedeao souffre de deux sérieux problèmes. Le premier est l’écart entre ce qui est affiché en termes d’objectifs démocratiques par les États membres de l’organisation et la réalité sur le terrain. Les États membres se sont engagés à respecter les droits humains et la démocratie. En cas de violation des droits humains, tout citoyen ou toute citoyenne peut recourir à la Cour de justice de la Cedeao. Mais nombreuses sont les décisions qui ne sont pas respectées, il y a une indifférence des États à ce sujet, alors qu’ils doivent s’assurer que ces jugements sont respectés. C’est un manquement à leur obligation.

Si une intervention militaire doit avoir lieu, les risques pour la Cedeao sont majeurs.

Le deuxième problème est le laxisme de la Cedeao envers ses États membres. Ainsi, lorsque en Guinée le président Alpha Condé a tenté de se maintenir au pouvoir par tous les moyens, il a violemment réprimé les manifestations. Selon les textes de la Cedeao, cela aurait dû entraîner une intervention. C’est un exemple, mais il y en a plein d’autres.

Une intervention militaire au Niger est-elle toujours possible ?

Je ne crois pas possible une intervention militaire, car les risques sont trop élevés. Pourquoi ? Ce n’est pas la première fois qu’un ultimatum a été lancé par la Cedeao et qu’il n’aboutit pas à l’usage de la force. Les putschistes savent comment l’utiliser en présentant la Cedeao comme un instrument des puissances étrangères, en particulier la France. La Cedeao est confrontée à une situation particulièrement délicate. Si une intervention militaire doit avoir lieu, les risques pour la Cedeao sont majeurs. D’abord pour la sécurité du président nigérien déchu en raison de la configuration du palais présidentiel, ce qui complique toute opération. Mohamed Bazoum est détenu dans ce palais situé à l’intérieur d’une caserne militaire, où résident les quelque 700 militaires qui étaient censés le protéger.

Deuxièmement, les militaires jouent sur le souverainisme et la lutte contre l’impérialisme, ce qui a permis de mobiliser les gens dans les rues pour soutenir le coup d’État. C’est exactement ce qui s’est passé au Mali. En cas d’intervention militaire, il y a un risque que les militaires mobilisent les gens dans la rue, et le peuple constituerait dans ce cas un bouclier humain.

Et, dernier aspect, une intervention militaire au Niger serait particulièrement dangereuse pour la sécurité du pays et aussi pour la stabilité de l’ensemble de la région. Ce pays est confronté à une crise sécuritaire depuis des décennies. Une intervention militaire risque de fragiliser la chaîne de commandement et cela ouvrirait un boulevard aux groupes armés terroristes. La situation pourrait vite échapper à la Cedeao. Et même si elle réussit à remettre le président Bazoum en place, les troupes devraient rester sur place pendant plusieurs années, d’autant plus que la confiance entre Bazoum et les haut gradés sera rompue. Dans un tel contexte, cela paraît très difficile pour Bazoum d’assumer ses fonctions de président et d’avoir encore une autorité sur ces mêmes militaires.

La Cedeao s’est-elle mise dans une impasse en brandissant tout de suite la menace d’une intervention militaire ?

Pour la Cedeao, ce qui s’est passé au Niger était le coup d’État de trop. Elle a voulu mettre la barre très haut en posant cet ultimatum. Mais rien ne s’est passé, et par conséquent les militaires nigériens sont décomplexés et rassurés, à tel point qu’ils ont nommé un nouveau Premier ministre lundi. Des discussions sont nécessaires, mais cela semble impossible avec les militaires au pouvoir. Les textes de la Cedeao sont très bien ficelés, ils prévoient des organes de médiation avec un État en cas de crise. Elle a puisé dans ce mécanisme en envoyant une mission à Niamey, mais elle n’a pas franchi le seuil de l’aéroport. La discussion a été impossible avec les militaires.

À quoi peut-on s’attendre jeudi à l’occasion de la réunion extraordinaire ?

Il faut s’attendre à ce que la Cedeao justifie ses décisions. On peut aussi s’attendre à ce qu’elle modère son discours, car elle s’est rendu compte que le côté va-t-en-guerre n’a pas produit les effets escomptés. Elle va sûrement privilégier la médiation avec les militaires, ce qui va peut-être conduire à des accords politiques, comme on l’a vu par le passé, par exemple en 2012 au Mali. On pourrait assister au retrait du président Bazoum et à la mise en place d’un gouvernement civil plus légitime que les militaires putschistes. On pourrait s’acheminer vers un scénario de ce type. Vu la manière dont la situation se déroule, un retour de Bazoum au pouvoir semble très compromis, voire impossible.

François Bougon

• Mediapart. 9 août 2023 à 19h25 :


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