« Perfect days » de Wim Wenders : un film poème pour penser notre humanité

dimanche 31 mars 2024.
 

« Perfect days ». L’Insoumission.fr publie un nouvel article de sa rubrique « Nos murs ont des oreilles – Arts et mouvement des idées ». Son but est de porter attention à la place de l’imaginaire et de son influence en politique, avec l’idée que se relier aux artistes et aux intellectuels est un atout pour penser le présent et regarder le futur.

Dimanche 10 mars, les Oscars à Hollywood. L’occasion d’y revenir et de parler du splendide film de Wim Wenders qui y concoure. Un film pour penser notre humanité. Un film sur les bifurcations de la vie. Un film pour penser notre devenir et celui de la planète. Un signe de mondialisation des sentiments et des enjeux humains. Une œuvre politique et poétique à la fois. Notre article.

« Quand on va au cinéma, on lève la tête. Quand on regarde la télévision, on la baisse », Jean-Luc Godard

Dimanche 10 mars a eu lieu la cérémonie des Oscars. Y ont figuré des films brillants que nous avons abordés ici. La zone d’intérêt de Paul Glaser. The old oak de Ken Loach, Killers of the flower moon de Martin Scorcese. Et d’autres non moins remarquables. Les filles d’Olfa de Kaouther Ben Hamia, mi-fiction, mi-documentaire auscultant le patriarcat dans l’intime d’une famille tunisienne. Oppenheimer de Christopher Nolan sur la création de la bombe atomique aux USA.

Anatomie d’une chute de Justine Triet, le grand film français sondant les relations de couple et l’ambiguïté des circonstances. Le discours politique et solidaire de la cinéaste Palme d’or lui vaut l’hostilité de toute la macronie et le blacklistage de la France aux Oscars. Les spectateurs – à la manière dont on souhaite l’intervention citoyenne en politique – et l’équipe d’Anatomie d’une chute ont réussi à faire éclater les obstacles : plus de 3 millions d’entrées dans le monde, une ribambelle de prix et 5 nominations. Nul doute que nous pourrons voir et revoir ces œuvres sur grand écran dès la semaine prochaine.

Parmi ces productions, un film-monde admirable – même s’il n y a pas été oscarisé : Perfect days du réalisateur allemand Wim Wenders. Acteur japonais Kôji Yakusho, ayant reçu le prix d’interprétation mérité à Cannes. Un film pour penser notre humanité. Un film sur les bifurcations de la vie. Un film pour penser notre devenir et celui de la planète. Un signe de mondialisation des sentiments et des enjeux humains.

« Tant que nous sommes parmi les hommes, pratiquons l’humanité », Sénèque / De la colère

L’histoire se déroule à Tokyo. Un homme nettoyeur des toilettes publiques. En résistant spirituel à la société de consommation. Il aime son travail. Un rituel perfectionniste au service de son prochain dans une architecture futuriste des latrines. Son nom : Hirayama. Comme le dernier personnage du cinéaste nippon Ozu dans « Le goût du saké ». Ses journées qui se succèdent à la manière dont peut varier un thème musical. Rien du super-héros. Du courage et de la dignité. Et au final, une résignation qui n’est pas une soumission. Un choix de vie. Une vie qui se construit après une défaite.

Le comédien, Kôji Yakusho, qui l’incarne est juste parfait. Il nous partage la capacité du personnage à vivre intensément chaque moment. Intime ou professionnel, au service du bien commun. Ne pas craindre la répétition. On n’épuise rien qui vaille au premier regard. Et on aimerait bien comme lui trouver de la joie dans ce « si peu » auquel il confère la dimension d’une offrande. Chaque fois renouvelée. Ce « si peu » n’est pas une apologie de la misère, ni de la soumission. C’est un choix. L’emploi est stable. Le salaire permet une vie monacale mais digne. Ainsi que l’hospitalité et des cadeaux. La frugalité n’est pas la pauvreté.

La vie du personnage est faite de réitérations quotidiennes. Du réveil au boulot puis hamam et la lecture du soir. Avec le livre qu’on a sous la main. Un polar de Highsmith, un roman de Faulkner. Une routine interrompue parfois par des surgissements doux. Rarement des événements. Un collègue ou son amie, un passant ou sa nièce, le commerçant…

L’accueil et la tendresse pour recevoir les dissonances. La vie se déroule comme une partition. Avec ses refrains et ses couplets. À l’image des K7 qu’il écoute – objets totem de spéculation pour d’autres, de plaisir nostalgiques pour lui. Elles sont la bande musicale du film. Patti Smith, Van Morrison, The Rolling Stones, The Animals, Ottis Redding, le Velvet… Ou Lou reed dont la chanson donne le titre au film.

Cette musique – et d’autres signes, les rêves de monsieur Hirayama par exemple – sont la trace d’un passé antécédent. Douloureux certainement. Qui marque le visage de l’interprète entre deux grands sourires. Sans doute la cause de la bifurcation. Ces signes ne sont pas tus. Mais ce qui compte pour nous, c’est ce qu’il est devenu. Ce qu’il transmet aussi à la jeune génération tout en speed et connexions. Musique, lecture, photo… Modestement. Sans leçons. À son image.

« Si l’on m’apprenait que la fin du monde est pour demain, je planterais quand même un pommier », Martin Luther King

Au cœur d’une mégalopole hyper-productiviste et concentrée, la place immense du rapport à la nature et au cosmos. Les parcs urbains, le ciel et les boutures comme d’immenses paysages. « Perfect days » est une apologie de la modération et de l’humilité. Contre la société consumériste. Au cœur d’une ville-temple du marché. Un éloge de la capacité à saisir le bonheur dans le moment présent. Les paysages de road-movies, chers à Wenders, percent les gratte-ciel de Tokyo. Et l’errance de son personnage est ici intérieure. Un hymne à la beauté du quotidien. Un vaccin contre la recherche de la nouveauté à tout prix et de la dématérialisation. Épicure n’est pas l’apôtre de l’excès.

Peu de mots. Presque un retour au muet – « Les mots sont clairement surestimés », dit Wenders. Le langage n’a pas disparu tout à fait. Il est réduit à sa part congrue. Ici, ce sont les notes, les musiques, les regards et les gestes qui font langue. Le silence ici ne vaut pas acquiescement. C’est une écoute observante du monde.

Les difficultés sociales et la destruction de notre éco-système liées au capitalisme japonais jalonnent délicatement le film. Même si ce n’est pas son sujet principal, cela en est la trame. Le monde bouge et les refuges se font rares. Option occupation de l’espace, émerveillement et générosité contre les valeurs libérale en proue : l’égoïsme, l’accomplissement social, la compétition…

On n’oublie pas que ce monde ne changera pas seulement avec nos attitudes personnelles. On n’oublie pas Andréas Malm qui dit dans « Comment saboter un pipeline » : « Si le changement climatique représente une forme d’apocalypse, celle-ci n’est pas universelle mais inégale et combinée : l’espèce est une abstraction en bout de chaîne tout autant qu’à la source. L’entrée dans la troisième décennie du millénaire a été marquée par la signature d’un nouveau plan de relance pour l’imagination dystopique.

Les feux de brousse n’avaient pas fini de gronder à travers l’Australie, carbonisant une surface plus grande que l’Autriche et la Hongrie réunies, projetant des flammes à 70 mètres dans les airs, immolant 34 êtres humains et plus d’un milliard d’animaux, envoyant leurs fumées au-dessus du Pacifique jusqu’en Argentine et brunissant les sommets enneigés de Nouvelle-Zélande, qu’un virus s’échappait d’un marché alimentaire de Wuhan, en Chine ».

Et qui concluait avec la position anti-gandhienne de Mandela : « J’ai appelé à la contestation non-violente tant qu’elle était efficace », comme « une tactique qu’on devrait abandonner quand elle ne serait plus efficace »

On raconte rarement des histoires avec la routine, les habitudes et le quotidien. Il n’y a pas d’Esthétique à ce sujet. Avec ce road movie des courtes distances, on pense au poète Francis Ponge qui dans « Le parti pris des choses » faisait du galet l’objet de son texte ou Georges Perec avec « Tentative d’épuisement d’un lieu parisien ». Plus que l’assujettissement à la société de consommation, il s’agit de l’inépuisable beauté et le mystère du quotidien.

Le film – touché par la grâce – n’est pas une mise en garde. Pas même une histoire. Juste une invitation. Au voyage d’un homme qui pourrait nous ressembler dans une ville lointaine qui est un peu la nôtre. Wenders s’est éclipsé de la fiction depuis 10 ans. Se consacrant au documentaire sur l’art des musiciens du Buena vista social Club à la chorégraphe Pina Bausch en passant par le photographe Salgado. Pour revenir cette année avec deux films splendides : le documentaire : « Anselm : Le bruit du temps » et « Perfect days ». Un pendant – 40 après – de Tokyo ga, le film que le réalisateur allemeand avait déjà tourné au Japon. Deux poèmes de l’art et de l’ordinaire dans un monde à changer.

Par Laurent Klajnbaum


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