Macron et le néolibéralisme

mardi 9 avril 2024.
 

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En 2017, lors de sa victoire, Emmanuel Macron avait le vent dans les voiles, politiquement parlant. Il avait certes gagné face à Marine Le Pen au second tour mais avec une confortable avance et après un débat télévisé où cette dernière s’était ridiculisée toute seule. La discussion politique durant les débats entre les candidats présidentiels avait été riche aussi : cela contribuait à la légitimité d’une élection démocratique. Macron lui-même, et l’appareil médiatique autour de lui, s’était empressé de faire oublier qu’il était ministre de François Hollande et qu’il était son protégé. Ces médias s’étaient employés à construire une image de petit technocrate bien propret, « rationnel » et centriste. Si une large partie de la population française ne se reconnaissait pas dans son libéralisme, Macron donnait à tout le moins l’impression que la compétence et la rationalité économique seraient au centre de sa présidence. Sa victoire n’était pas une bonne nouvelle à gauche mais laissait au moins présager discussion et débat sur la conduite des affaires. Par la suite, la France gagna la coupe du monde de Football en 2018 : le moral était au beau fixe. Il faut voir la vitesse à laquelle le président épuisa tout ce capital politique et cette légitimité. Dès novembre 2018, les Gilets Jaunes se réunissaient pour la première fois annonçant près d’un an de contestations et de répressions brutales.

Macron a décidé de ne pas suivre l’exemple de ses prédécesseurs. Ceux-ci avaient d’abord une période active avec de nombreuses interventions, puis, une fois le capital politique épuisé par le train des réformes néolibérales, ils prenaient le rôle du président lointain, laissant le premier ministre prendre la critique. Macron, son capital politique dilapidé, a voulu continuer dans son style jupitérien. Le fond de son programme était et est toujours le train des réformes néolibérales sans aucun autre projet de société. C’est fondamentalement un projet de mise au pas de tout ce qui peut échapper au marché. Ce programme voit l’État social, la société, la nature, la culture, les sciences, tous les champs qui n’obéissent pas directement à des logiques de marché ou économiques, comme des anomalies à mettre au pas. Ces anomalies n’existent, d’après ses adeptes, qu’à cause de l’entêtement, de la paresse, de la bêtise de politiques lâches et de petits privilégiés paresseux comme les cheminots ou les profs. Elles n’existent que par inertie et seront abolies par la « marche en avant de l’histoire ». En ce sens, elles sont à leurs yeux déjà de l’histoire ancienne, des cadavres encore en soin palliatif qu’il faut s’empresser de débrancher – cadavres immoraux et irrationnels qui jugulent le plein déploiement de notre potentiel économique. Cette entreprise destructrice est couplée avec la défense systématique des gros intérêts et acteurs privés, au détriment de la rationalité économique la plus élémentaire – sans même parler du mépris envers les résultats des sciences « dures ». Ce programme a toujours des éléments de vengeance et d’obscurantisme à peine voilés contre les professions intellectuelles qui osent contredire son dogme.

Le macronisme, par ailleurs, est absolument creux derrière le volet économique et (anti-)social. On peut rapidement résumer ce volet économique à quelques points. Il faut libérer le potentiel économique du pays, en finir avec les privilèges (des petits), instaurer une bonne gestion et ainsi de suite. Il semble y avoir la nouveauté d’un certain fétichisme pour le pilotage automatique par indicateurs chiffrés, mais guère plus. C’est une des raisons de l’adaptabilité du macronisme : il peut dire n’importe quoi dans la mesure où il ne croit en rien d’autre que son projet économique, c’est-à-dire, en pratique, la destruction du modèle social. Du moment que la casse sociale est faite, il peut bien raconter ce qu’il veut. Cet état d’esprit, qui tient de la sophistique, est d’autant plus fort que les tenants du macronisme prétendent ne pas avoir d’idéologie, être au-dessus de cela. Ils disent voir les choses comme elles sont, leurs réformes ne sont pas, selon eux, un choix politique, économique et social mais une nécessité. Partant de là, s’imaginant être sans idéologie, et pensant que toute idéologie est un masque, l’élaboration d’un modèle de société devient uniquement une question de communication. C’est pour cela que la grande cause nationale du quinquennat peut être la violence contre les femmes tout en lâchant la police contre des manifestations féministes. On peut alors proclamer la guerre contre le COVID mais fermer des lits d’hôpitaux et faire la girouette incohérente sur les mesures sanitaires à prendre. Plus récemment, on peut prétendre que la réforme des retraites n’était pas menée pour des raisons d’équilibre budgétaire de l’État puis ensuite affirmer qu’elle serait bénéficiaire aux gens sur lesquels elle s’abat. Dernièrement, on peut annoncer « réarmer » les services publics au moment précis où le gouvernement se prépare à les passer à la broyeuse. La liste de ces hypocrisies, de ces enfumages, est infinie et s’étend chaque instant. Il faut un esprit singulièrement cynique mais aussi sans convictions propres pour pouvoir jour après jour dire le contraire de ce qu’on a dit la veille ou de ce qu’on sait être vrai.

Par-là, le macronisme est agnostique quant à la question du modèle de société au-delà de son train de réformes. Il peut donc s’accommoder de n’importe quel projet du moment qu’il n’entrave pas ledit train. Mais cette « neutralité » représente aussi une faiblesse : la casse sociale est un projet largement impopulaire. Par ailleurs, cette « neutralité » est purement réactive. Son caractère réactif vient de cette défense de l’existant. Elle est réactive dans le sens où elle ne fait que réagir. Politiquement, elle n’a pas l’initiative et elle est défensive. Son tour de passe-passe, au fond, est d’habiller l’idéologie dominante avec les atours de la neutralité du scientifique, du juge ou du fonctionnaire consciencieux. Par-là, elle n’a rien à proposer excepté le maintien d’un statu quo fort peu séduisant. Un statu quo, où le chômage est à 7.5% (Insee, mars 2024), où les services publics sont défaillants, où l’inflation n’arrive pas à être contenue et où un désastre écologique semble être le seul horizon, ne mobilise pas. Il faut donc l’attacher à des idées consensuelles afin qu’une mobilisation politique ait lieu pour le défendre. Le statu quo devient alors absolument nécessaire. Il est nécessaire parce qu’il est la continuité de notre confort moderne (on se souviendra de la sortie de Macron sur les « Amish ») et parce qu’il n’y a aucune autre alternative. Le dernier point est souvent escamoté derrière des discours moralisants ou creux mais toujours dépolitisants. On fera appel à l’unité, au bien moral, aux bons sentiments, à la vérité, voire, lorsqu’on atteint le sommet de l’ironie, à la démocratie pour condamner par avance toute critique de la conduite des affaires et du bilan du néolibéralisme. Que cette conduite néolibérale des affaires soit fondamentalement un mouvement, un projet et donc ne puisse être un statu quo, fera l’objet d’un autre article.

Étant réactive, cette neutralité est facilement attaquée par des contre-projets qui ont un modèle positif aussi bien à gauche qu’à droite. Elle ne suffit pas, sur le long terme, à assurer la défense électorale et politique du projet, d’autant plus que le projet en lui-même sape ses fondements. Elle est sans initiative, comme on l’a dit plus haut, donc le projet néolibéral doit s’armer pour l’offensive aussi. Ses sophistes doivent adapter leur offre politique, et n’ayant pas de boussole autre qu’un pragmatisme mal compris, ils adoptent le langage qui semble efficace électoralement parlant. Ce langage a été construit et validé par des médias corporatistes, par des instituts de sondages, par des think tanks, et finalement par les politiciens qui n’ont aucun scrupule à réutiliser cette bouillie. En bref, c’est une lutte culturelle de longue haleine et des logiques de marché qui façonnent ce langage. Aujourd’hui, au sortir de ce processus de fabrication, on obtient le langage de l’extrême-droite. Ce n’est pas un hasard si cette rhétorique prospère : c’est le fruit d’une très longue normalisation. L’important est que celle-ci est promue de façon de plus en plus insistante par le gouvernement, son parti et les sectateurs du macronisme. De ce point de vue, le gouvernement s’est pris dans un piège perspectiviste. Le piège perspectiviste est une boucle de rétroaction, pour faire très simple. Le gouvernement souscrit, d’abord timidement, à ce langage d’extrême-droite. Un mot, une paraphrase se retrouve dans un discours, de temps en temps. Cette timidité laisse progressivement la place à un soutien et une légitimation par les discours et les appels du pied, puis par des renvois d’ascenseurs et finalement par des projets de lois réclamés par l’extrême-droite. Ces positions d’extrême-droite et fascistes paraissent à leur tour d’autant plus populaires, répandues et normales à chaque boucle. Le gouvernement est donc d’autant plus encouragé à suivre ces positions, et ainsi de suite. Cette perversion politique est aggravée lorsqu’elle est couplée à la prétention à la neutralité. Il faut aussi remarquer qu’il y a toujours une hubris infinie derrière cette stratégie. Ceux qui s’y lancent sont persuadés de garder le contrôle et d’éviter la dérive qu’ils produisent : ce n’est jamais le cas, comme on le verra immédiatement après. Cette dérive vers l’extrême-droite des gouvernements néolibéraux successifs en France est à la fois cause et effet d’elle-même et ne profite réellement qu’aux partis fascistes.

Il faut remarquer ici que les présidences Macron ne sont pas les premières à jouer ce jeu. La présidence Sarkozy fut largement une répétition générale du macronisme avec des éléments très similaires. Le fond du projet était bien austéritaire même si un plan de relance avait été voté en 2008. La droitisation avait été intensément menée par Sarkozy avec les conséquences que l’on connaît. Le soi-disant gouvernement d’ouverture portait un sérieux coup de buttoir à l’illusion de l’alternance politique. En effet quelle est la différence profonde entre le PS et l’UMP si les cadres des uns peuvent participer aux gouvernements des autres ? Enfin, le contournement démocratique était déjà visible avec la ratification du Traité de Lisbonne en 2007 par l’Assemblée Nationale après le refus du peuple français au referendum de 2005. Ce qui faisait la différence réelle, qui avait empêché la dérive complète du sarkozysme dans le piège perspectiviste, c’était la présence d’un PS fort. Non pas que le PS de 2007-2012 proposait réellement un autre modèle économique. Ses cadres et son personnel, à quelques exceptions près, étaient (et sont toujours) largement acquis au néolibéralisme. Le PS proposait positivement une société au moins encore fondée sur les idéaux républicains, contrairement à l’UMP qui s’enfonçait dans l’idéologie identitaire. Le risque d’une défaite électorale (qui ne fut d’ailleurs pas évitée) pour la droite l’obligeait à se modérer. Il est d’ailleurs assez révélateur qu’après ladite défaite, l’UMP n’eut de cesse de s’enfoncer vers l’extrême-droite sans pour autant aucun regain électoral.

Si l’UMP de Sarkozy était le prototype même du piège perspectiviste, le PS de l’époque était en tout point le parti de la neutralité réactive. Cependant cette tendance réactive était menée par le président certainement vu comme le moins réactif de toute la 5e république. Avec une inanité rare, celui-ci défendait un statu quo qu’il avait littéralement été élu pour changer. Il y a un éternel paradoxe dans la figure de cet homme tenant entre ses mains quasiment tous les pouvoirs du pays pour continuer une politique myope et médiocre. L’essoufflement fut rapide. Le verrou sauta réellement lorsque l’aile gauche du néolibéralisme en France, le PS, reprit à son tour la rhétorique fascisante après les attentats de 2015. La position incarnée par Manuel Valls devint officiellement celle du pays, sinon au moins celle du parti. Le soi-disant « Printemps Républicain » commença à avoir le vent en poupe. La gauche s’était approprié les pires éléments de langage de la droite et de l’extrême-droite. A partir de là, l’implosion politique, l’effondrement sur lui-même du parti néolibéral était inévitable quoiqu’il ne fut pas évident sur le moment. La synthèse de « l’UMPS » comme l’appelaient les populistes d’extrême-droite ne se fit, ironiquement, qu’à partir du moment où les deux ailes de cette « pensée unique » se rangèrent à sa propre rhétorique. Ainsi était né En Marche, sur les ruines du PS et de l’UMP – devenu LR – et en important une grande partie de leurs cadres politiques. Lorsque l’un des deux partis ne tombe pas dans le piège perspectiviste, il peut jouer le rôle de garde-fou. Lorsqu’il succombe à son tour, plus personne ne peut contrebalancer cette fuite en avant. Le glas avait retenti et la Ve république sut que son heure avait sonné.

Le néolibéralisme, dans ses origines, est profondément anti-démocratique. Qu’il soit défini par Hayek ou Lippmann, la démocratie y est toujours vue au mieux comme incompétente, au pire comme un danger. Le déploiement de cette idéologie dans le « Sud » économique a été obtenu par le biais de coups d’État, de dictatures et de pressions terribles des organismes internationaux. Dans le « Nord », il fallait conserver une certaine apparence démocratique dans l’imposition du modèle. D’abord pour des raisons d’apparences mais aussi en raison du racisme et du colonialisme des classes dirigeantes occidentales : on ne se comporte pas « chez nous » comme on se comporte « chez eux ». L’avancée de l’extrême-droite que l’on constate partout dans les pays dits « développés » n’est pas un hasard ou une malheureuse coïncidence. Elle est le produit de la tentative d’implémenter une idéologie, qui est en pratique anti-démocratique, dans les institutions démocratiques elles-mêmes. D’abord les lois, les corps intermédiaires, les institutions et ultimement le vote sont contournés pour passer les lois de réformes. Les institutions fondent : le lieu de la décision politique n’est plus l’Assemblée et l’urne mais des commissions, des conseils d’administrations privés et des agences de notation. En second lieu, l’influence des lobbies devient rampante avec la corruption, le pantouflage et les délits d’initiés qui en sont la conséquence directe. Le pourrissement de la classe politique devient évident mais affecte dramatiquement le travail de l’État et la vie des citoyens. Pour finir, l’idéologie néolibérale en elle-même, avec sa promotion de l’entreprenariat, de l’enrichissement forcené, de l’égoïsme et de la concurrence dissout les liens sociaux et la confiance. Toutes les solidarités sont détruites ou ont vocation à l’être. Les rares éléments qui semblent résister à cette dissolution sont identitaires, et l’extrême-droite s’y engouffre avec facilité. Les conséquences de cette contradiction sont visibles aux yeux de tous : la démocratie, vidée de son pouvoir paraît être une fable, un luxe inutile ; le parti néolibéral compte sur le repoussoir que forme l’extrême-droite pour gagner les élections et conserver sa position. Cependant, cette stratégie est extrêmement dangereuse, comme on l’a vu.

A chaque crise, à chaque intersection, la continuation du néolibéralisme a été choisie par les gouvernements successifs contre tout bon sens politique et économique. Dans chaque pays, les mêmes choix ont été faits qui continuent d’aggraver la situation et à chaque fois – partout – on s’imagine, avec la même arrogance, qu’on arrivera à éviter les conséquences que subissent les voisins. C’est cela aussi, le piège perspectiviste et la neutralité réactive : une classe politique qui croit être en contrôle du feu qu’elle attise au moment où elle voit ce dernier dévorer les autres pays. La « montée du populisme » est générale. Si la responsabilité des dirigeants est énorme, cette pensée correspond malgré tout à un mouvement de fond. En particulier dans un régime présidentiel, comme en France ou aux États-Unis.

Darius Rendt


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