Mandats d’arrêt de la CPI : « Une goutte de justice dans un conflit marqué par l’impunité généralisée »

mercredi 29 mai 2024.
 

Le procureur de la Cour pénale internationale a requis des mandats d’arrêt pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité contre le premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou et son ministre de la défense Yoav Gallant, ainsi que trois responsables du Hamas. Entretien avec le spécialiste de droit international Johann Soufi.

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Le ton de Karim Khan est grave et déterminé lorsqu’il prononce sa déclaration du lundi 20 mai. Une déclaration de seize minutes, publique et filmée, dans laquelle le procureur de la Cour pénale internationale (CPI) détaille minutieusement les crimes pour lesquels il estime que des mandats d’arrêt doivent être délivrés à l’égard des plus hauts responsables israéliens et des principaux leaders du Hamas.

D’un côté sont visés dans cette requête le premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou et son ministre de la défense Yoav Gallant. De l’autre sont ciblés le chef du bureau politique du Hamas, Ismaïl Haniyeh, le commandant des Brigades Al-Qassam, Mohammed Deif et le chef du Hamas dans la bande de Gaza, Yahya Sinouar.

Pour l’une comme pour l’autre des parties, Karim Khan détaille une longue liste de crimes allégués. Il estime avoir « des motifs raisonnables de croire que Benyamin Nétanyahou, le premier ministre d’Israël, et Yoav Gallant, le ministre de la défense d’Israël, portent la responsabilité pénale de crimes de guerre et crimes contre l’humanité commis sur le territoire de l’État de Palestine (dans la bande de Gaza) à partir du 8 octobre 2023 au moins ».

Il accuse les deux responsables israéliens de la mort intentionnelle de civils, de recourir à la famine de la population gazaouie comme méthode de guerre et de persécutions contre les civils. Plus de 35 000 personnes sont mortes à Gaza depuis l’attaque terroriste menée par le Hamas contre Israël le 7 octobre 2023, selon les autorités du Hamas.

Le procureur de la CPI affirme aussi que les trois responsables du Hamas « portent la responsabilité pénale des crimes de guerre et crimes contre l’humanité commis sur le territoire d’Israël et de l’État de Palestine à compter du 7 octobre 2023 ».Ceux-ci sont accusésd’« actes de torture »,d’« extermination », de « viols », de « prise d’otages », d’« atteinte à la dignité ». « Nous affirmons que ces crimes contre l’humanité s’inscrivaient dans le prolongement d’une attaque généralisée et systématique menée par le Hamas. » « D’après nos constatations, certains de ces crimes continuent d’être commis », dit encore Karim Khan.

Cette requête de la Cour pénale internationale constitue-t-elle un tournant dans le conflit ? Quelles conséquences aura-t-elle ? Entretien avec Johann Soufi, avocat et spécialiste de droit international.

Mediapart : Les charges retenues dans ces demandes de mandats d’arrêt sont très détaillées et toutes les hypothèses documentées par la presse ou les diverses commissions d’enquête semblent en quelque sorte « validées », qu’il s’agisse des crimes du Hamas ou de ceux de l’État d’Israël. Cela vous étonne-t-il ?

Johann Soufi : C’est une des choses qui m’interroge le plus : le caractère extrêmement complet des charges à l’encontre des deux parties au conflit. On est clairement dans une stratégie différente de celle adoptée vis-à-vis de Vladimir Poutine qui était poursuivi pour un fait unique, le crime de guerre de déportation d’enfants.

Ici les accusations sont beaucoup plus complètes : les crimes contre l’humanité d’extermination et de persécution reprochés à Nétanyahou et Gallant ne sont pas forcément loin de l’accusation de génocide. En terme probatoire, c’est extrêmement dur à prouver.

Je veux aussi souligner que le fait d’annoncer une requête pour un mandat d’arrêt, avant même que celui-ci soit émis par les juges, est exceptionnel dans l’histoire de la cour. Par exemple, pour Vladimir Poutine, ce qui a été annoncé était la délivrance des mandats d’arrêt. Là, on sent qu’il y a un besoin de communiquer, probablement aussi pour éviter les pressions politiques considérables sur la cour. Maintenant, c’est entre les mains des trois juges de la chambre préliminaire.

Quelle est la prochaine étape ?

La requête du procureur contient un nombre important de charges à la fois contre les trois responsables du Hamas et contre les dirigeants israéliens. Les juges vont devoir procéder à une double vérification : établir le crime en question d’abord, et ensuite son imputation à la personne visée par le mandat d’arrêt, le tout sur la base du résumé des preuves que le procureur a fourni. Ça peut prendre des semaines, voire plusieurs mois. Le procureur peut faire appel si des charges ne sont pas confirmées (cela avait été fait pour le Darfour, par exemple, car l’accusation de génocide avait été retirée du premier acte d’accusation contre le président soudanais Omar el-Béchir).

Le fait de vouloir poursuivre en même temps le Hamas et deux dirigeants israéliens, cela est-il une stratégie ou la simple application du droit international ?

D’un point de vue symbolique, il était obligatoire de poursuivre les deux parties en même temps. Le fait que chacune des parties au conflit ait commis des crimes qui relèvent de la compétence de la cour est indiscutable. Le fait d’annoncer les requêtes de mandats d’arrêt en même temps était nécessaire, car personne n’aurait compris un mandat d’arrêt contre une des parties au conflit et pas contre l’autre.

Dans sa déclaration, Karim Khan explique avoir pris des « précautions supplémentaires en s’entourant d’un groupe impartial d’experts en droit international » : a-t-il besoin de se protéger ?

Oui, en agissant de la sorte, il cherche une forme de protection politique, de légitimité aux yeux notamment des pays occidentaux. La plupart des personnes qu’il cite sont des personnalités respectées dans les pays occidentaux pour leur contribution au droit international (par exemple Amal Clooney ou le juge Theodor Meron). C’est une manière de dire qu’il a consulté toute la communauté juridique internationale. Il l’a fait en bon stratège alors qu’il n’en avait pas besoin d’un point de vue juridique. J’ajoute aussi que lors de sa conférence de presse, derrière lui, à sa droite, se trouvaient Brenda Hollis, une ancienne colonelle de l’armée américaine chargée des enquêtes du Bureau du procureur de la CPI en Ukraine, et, à sa gauche, le Britannique Andrew Cayley, en charge des poursuites sur la situation en Palestine. Stratégiquement, c’est intéressant pour s’assurer une forme de légitimité vis-à-vis de ces deux États.

Cela représente-t-il un tournant dans le conflit ?

Dans l’histoire de la justice internationale, c’est certain. Dans le conflit également, cette requête constitue la première goutte de justice, dans un conflit marqué par l’impunité généralisée des auteurs de crimes de guerre, et de crimes contre l’humanité. En cela, c’est déjà un moment historique.

On peut espérer aussi que ces mandats d’arrêt auront un effet dissuasif sur la poursuite des combats. Maintenant que les deux parties sont formellement accusées de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, elles ne peuvent plus prétendre agir dans le cadre du droit international.

Si des mandats d’arrêt étaient délivrés, que cela changerait-il concrètement pour Benyamin Nétanyahou et Yoav Gallant d’un côté, et les leaders du Hamas de l’autre ?

Politiquement, tout d’abord, il paraîtrait difficile de garder comme premier ministre et ministre de la défense des personnes faisant l’objet d’un mandat d’arrêt. D’abord, ils seront stigmatisés et davantage isolés sur la scène politique internationale. Ils ne pourront plus voyager dans les 124 pays qui sont parties au Statut de la cour [Statut de Rome de la Cour pénale internationale – ndlr]. Je ne vois pas non plus le gouvernement américain, même s’il n’est pas signataire du Statut de Rome, aller serrer la main à des dirigeants poursuivis pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité. L’image serait catastrophique pour Biden et son administration.

Du côté des responsables du Hamas, politiquement, je pense que ça sera un peu moins fort, car ils étaient déjà discrédités sur la scène internationale. Mais sur la symbolique d’un mouvement qui affirme être un mouvement de résistance, le fait d’être poursuivi pour des crimes contre l’humanité, notamment des meurtres, de la torture et des viols de civils, confirme le fait que ce qui a été commis le 7 octobre constitue bel et bien un crime au regard du droit international.

Valentine Oberti

P.-S.• MEDIAPART. 20 mai 2024 à 20h23 :


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