Lors des révoltes en Nouvelle-Calédonie, des habitants armés ont été soutenus par la police

dimanche 9 juin 2024.
 

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« Nous vivons la disparition de l’État de droit », déclare auprès de Mediapart une magistrate en poste au tribunal de Nouméa, observant le blanc-seing que les autorités accordent aux groupes d’habitants armés d’origine européenne, impliqués dans la mort de trois Kanak.

Selon différents témoignages et documents recueillis par Mediapart, des habitants d’origine européenne, souvent armés, bénéficient, malgré le délit d’attroupement armé, du soutien des autorités, et passent même parfois des « deals » avec la police. Contacté, le cabinet du ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, a refusé de répondre à nos questions.

Captures d’écran de vidéos montrant des citoyens d’origine européenne armés sur les barrages. © Photomontage Mediapart

Dans un compte rendu rédigé à l’un de ses collègues, un policier participant aux opérations rapporte que « tous les quartiers sont protégés par les résidents qui ont érigé des barrages ». Il le justifie parce que « l’État n’est plus en mesure d’assurer la sécurité de la population. Les résidents assurent eux-mêmes leur propre sécurité en constituant des milices ».

Aucune intervention n’est prévue pour interpeller ces citoyens armés. Au contraire, s’appuyant sur ces habitants, le policier explique qu’il peut ainsi « prioriser les personnes en détresse ».

Nous avons passé un deal avec les policiers. Nous assurons la sécurité à l’entrée des quartiers et ils s’occupent du reste.

Alexandre, habitant le sud de Nouméa et participant à un barrage Un fonctionnaire du ministère de l’intérieur en lien avec plusieurs policiers présents à Nouméa ne mâche pas ses mots. « Les policiers s’appuient sur les barrages constitués de citoyens dits “vigilants”. C’est ultra-dangereux. Compte tenu des sous-effectifs sur place, c’est la seule solution qu’ils ont trouvée. » Il constate que « l’arrivée des renforts n’a rien changé » et déplore quant à lui qu’« il n’y a[it]plus de respect de la loi » sur un territoire « encore très colonial ».

Le haut-commissaire de la République ne s’en est d’ailleurs pas caché dans ses dernières déclarations. Reconnaissant l’existence de ces « milices », dont certains des membres sont des assassins, il leur a néanmoins tendu la main en précisant : « Je sais que dans certains secteurs de l’agglomération de Nouméa, des groupes de protection, des groupes de voisins vigilants se sont mis en place. […] Que ces voisins vigilants restent là où ils sont. Je sais que c’est un réflexe de protection qui correspond aux attentes de la population des différentes communes de l’agglomération. Au fur et à mesure que les renforts arrivent, ces relèves viendront prendre la place de ces voisins vigilants. »

Interrogé sur les armes présentes sur certains barrages et sur ces accords tacites passés avec la police, le haut-commissariat a refusé de répondre.

Un résident, Alexandre*, 32 ans, qui participe aux barrages, confirme ce qu’il nomme des « deals » passés avec la police. « Nous avons passé un deal avec les policiers. Nous assurons la sécurité à l’entrée des quartiers et ils s’occupent du reste, par exemple des personnes en détresse. »

On ne va pas se mentir. Nous ne sommes pas des citoyens pacifistes. Tout le monde est surarmé.

Alexandre, habitant qui participe à un barrage dans un quartier au sud de Nouméa

Arrivé il y a un an à Nouméa, Alexandre vit dans le sud, dans le quartier de Tuband. Il reconnaît la quasi-absence de danger. Il redoute néanmoins les atteintes aux biens : « On peut se faire cambrioler. »

Sur l’organisation, cet infirmier précise que les volontaires se relaient par « rotation ». La sienne est prévue, ce jour-là, entre 3 et 6 heures du matin. Les premiers soirs des révoltes contre le dégel du corps électoral, les 14 et 15 mai, Alexandre a vu « sur les barrages des habitants armés de fusils ».Ils auraient rangé ces fusils « à la demande des policiers » les jours suivants. Comme nous l’avions écrit dans un reportage au sein de ces milices, les battes de baseball, bâtons et autres crosses sont visibles sur la plupart des barrages. Les armes à feu sont ailleurs.

Embarrassé par l’existence d’armes sur les barrages, Alexandre craint « l’engrenage de violence que cela peut engendrer ». « C’est un miracle qu’il n’y ait que sept morts. Il y a beaucoup d’échanges de tirs et on ne va pas se mentir, nous ne sommes pas des citoyens pacifistes. Tout le monde est surarmé. »

Néanmoins, ces groupes d’habitants prennent soin de dissimuler leurs armes et de tempérer une image trop va-t-en-guerre. C’est le mot d’ordre diffusé par des sympathisants loyalistes dans un message transmis par téléphone à des groupes d’habitants « vigilants », que Le Monde a publié et dont nous avons également été destinataires, le 19 mai :

« Nous venons d’être prévenus que des médias métropolitains sont présents et vont tourner dans nos quartiers […]. Donc s’ils passent du côté de chez nous, faites en sorte svp de ne pas exhiber, voire cacher armes, sabres et autres objets dangereux. Si vous acceptez de parler, d’éviter absolument les termes belliqueux ou commentaires perso pouvant laisser planer un doute sur le fait que nous soyons pour le vivre-ensemble. Privilégiez les termes : voisins vigilants, citoyens pacifistes, protection de nos familles et de nos maisons,⁠⁠ etc. »

« Il y a une guerre aussi à gagner dans les médias », commente Alexandre, embarrassé à la lecture de ce message. Avant de rejoindre le barrage, comme ultime preuve de la légitimité de ces groupes d’habitants, il tient à préciser que « tout est bien organisé » et qu’il y a « des réunions quotidiennes entre les autorités et les représentants des quartiers, à 11 heures le matin ». « Et nous recevons ensuite un compte rendu dans le groupe de résidents », ajoute-t-il.Après en avoir fait la demande, Alexandre s’est vu interdire par les chefs du barrage de transmettre les rapports de ces réunions.

Tournure raciste et dangereuse

Toujours dans le Sud, à la frontière du quartier de Motor Pool et Tuband, « au rond-point Michel-Ange », un autre barrage est tenu depuis le 13 mai par « plusieurs habitants armés de fusil de chasse et il y a aussi un AR-15, un semi-automatique », explique Bertrand*, 32 ans, qui connaît bien les armes, étant lui-même ancien militaire.

Arrivé il y a deux ans à Nouméa, avec son épouse et leur enfant, ce fonctionnaire qui a participé à plusieurs opérations, notamment au Mali, s’inquiète aujourd’hui de « la tournure très raciste et dangereuse » de ce qu’il préfère qualifier de « milices, car on ne peut pas parler de voisins vigilants ».

« Certains de ces habitants qui ont pris la tête de l’organisation du barrage se disent être d’anciens militaires, mais je ne sais pas si c’est vrai. En tout cas, ils sont armés, vêtus de treillis, cagoulés et ont pris soin de masquer la plaque de leur véhicule. »

Sur ce barrage, chacun a une tâche bien définie : « Il y a le chef de groupe, les tireurs, ceux qui ont un fusil, les lanceurs de cailloux, de cocktails Molotov. Il y a des rotations sur le système des quarts pour se relayer sur le barrage. »

Ça ne va pas assez vite. Certes, il y a des morts, mais les gendarmes y vont trop en douceur.

Gil Brial, élu loyaliste, participant à plusieurs barrages

Alors même que c’est absolument illégal, ils ont eu « le soutien de la police, qui est venue [les] féliciter et n’a même pas confisqué les armes. Les policiers ont demandé de les rendre moins visibles », commente Bertrand, lui-même consterné par la situation. Les premiers jours, « il y a même eu plusieurs réunions avec un gendarme et un policier municipal. Ils [leur] donnaient des infos sur les opérations ».

Si ce fonctionnaire accepte aujourd’hui de témoigner, c’est qu’il a peur de « l’extrême violence et du racisme exacerbé de ces milices ». « Ceux qui tiennent ce rond-point ont déjà agressé un jeune qui avait fait des courses. Il rentrait chez lui à vélo et au moment où il a voulu passer, trois habitants lui sont tombés dessus et l’ont plaqué au sol. Son seul tort : il était noir. Il n’y a plus de limite et ils le font en toute impunité. »

À sa connaissance, « aucun des habitants de [s]on quartier n’a été agressé physiquement. On ne peut pas dire la même chose des Kanak qui sont morts ou blessés. Les jeunes émeutiers, qui ont environ entre 13 et 15 ans, brûlent souvent les voitures. Et [son] quartier est loin d’être le plus menacé ».

Il préfère d’ailleurs garder l’anonymat « pour éviter que les membres de ces milices ne s’en prennent à [s]a famille » ou à lui. « C’est très inquiétant le soutien du haut-commissaire et donc de l’État à ces groupes armés qu’il nomme “voisins vigilants”. » L’un des responsables du « poste de commandement était l’élu loyaliste Gil Brial [deuxième vice-président de la province Sud – ndlr] »,déplore Alexandre. « Il a chapeauté l’organisation du barrage au tout début des affrontements. »

Barres de fer et fusils Effectivement, Gil Brial confirme, auprès de Mediapart,avoir été « l’un des organisateurs du barrage » etsefélicite d’avoir « aidé les habitants du quartier à monter plusieurs barricades. On en est à huit aujourd’hui ».

Pour justifier de telles barricades, le loyaliste pointe, à proximité, « un lotissement de logements sociaux où habitent une cinquantaine de jeunes qui boivent et pillent ».

Interrogé sur le port des armes, l’élu assure n’en avoir pas vu. Au fil de l’entretien, il concède néanmoins que certains ont « des battes de baseball, des barres de fer ». « Vous savez, tout le monde est armé en Nouvelle-Calédonie, mais ça ne tire pas dans notre quartier. Il y a un deal avec la police. Les RG [Renseignements généraux, en fait le Renseignement territorial – ndlr] sont passés pour nous dire ce que nous pouvons faire, mais nous les soulageons parce qu’ils ne peuvent pas tout faire. »

Depuis la visite d’Emmanuel Macron à Nouméa, Gil Brial est « confiant ».Lui qui avait voté pour Marine Le Pen en 2017, parce que « Macron avait dit que la colonisation était un crime contre l’humanité », il se dit « beaucoup plus rassuré, depuis, par les positions du président sur le sujet ».

Mais, « ça ne va pas assez vite »,regrette l’élu, avant de rajouter : « Certes, il y a des morts, mais les gendarmes y vont trop en douceur. »

« Ces barrages tenus par des habitants, dont certains sont armés, sont illégaux. Trois Kanak ont été tués par des habitants armés. Nous assistons impuissants à la faillite de l’État », confie la magistrate évoquée précédemment, qui travaille au tribunal de Nouméa.

Selon celle-ci, « 80 % des barrages sont inutiles dans les quartiers sud qui ne sont pas menacés, mais c’est une réaction viscérale. Les habitants ne risquent pas de se faire agresser. Ce sont plutôt les magasins qui sont visés ».

Cette magistrate peine à cacher son inquiétude lorsqu’elle voit « des habitants sur les barrages avec des barres de fer, voire pour certains des fusils qu’ils évitent de mettre en évidence ». « Nous sommes en présence de faits délictueux, car les barrages constituent le délit d’entrave à la circulation et à la liberté d’aller et venir. »

Ces groupes d’habitants « se rendent également auteurs du délit d’attroupement dès lors qu’il y a soit des personnes armées, soit des armes à proximité immédiate, donc prêtes à servir. Mais la police n’interpelle pas les habitants d’origine européenne. Elle a même tendance à s’appuyer sur ces comités informels ».

En revanche, les forces de l’ordre n’hésitent pas « à interpeller des Kanak qui auraient participé à des barrages. Dans les deux cas c’est illégal, mais pour les uns, c’est considéré comme légitime, et pour les autres, comme un délit ».

Pascale Pascariello

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