L’évolution Révolutionnaire de Jaurès est-elle un réformisme ?

mercredi 7 août 2024.
 

Jaurès, souvent convoqué, peu compris, est mort assassiné il y a 110 ans par le nationaliste Raoul Villain. Rétif à la violence, face à la « révolution prolétarienne » de Marx, Jaurès plaide pour une « évolution révolutionnaire ». Cela fait-il de lui un social-démocrate, un réformiste, un partisan de la politique « des petits pas » ?

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Jaurès débute son premier édito de son nouveau journal l’Humanité ainsi : « Le nom même de ce journal, en son ampleur, marque exactement ce que notre parti se propose. C’est, en effet, à la réalisation de l’humanité que travaillent tous les socialistes. L’humanité n’existe point encore ou elle existe à peine. À l’intérieur de chaque nation, elle est compromise et comme brisée par l’antagonisme des classes, par l’inévitable lutte de l’oligarchie capitaliste et du prolétariat. Seul le socialisme, en absorbant toutes les classes dans la propriété commune des moyens de travail, résoudra cet antagonisme et fera de chaque nation, enfin réconciliée avec elle-même, une parcelle d’humanité. De nations à nations, c’est un régime barbare de défiance, de ruse, de haine, de violence qui prévaut encore. Même quand elles semblent à l’état de paix, elles portent la trace des guerres d’hier, l’inquiétude des guerres de demain : et comment donner le beau nom d’humanité à ce chaos de nations hostiles et blessées, à cet amas de lambeaux sanglants ? Le sublime effort du prolétariat international, c’est de réconcilier tous les peuples par l’universelle justice sociale. »

On comprend avec ces quelques lignes que Jaurès place le mouvement socialiste, le prolétariat international, du côté de la Justice, qui a pour rôle historique de mettre fin à la violence de la société. Pourtant, l’idée même de la Révolution implique celle de la violence. Celui qui a dirigé une Histoire socialiste de la Révolution française ne néglige pas que la violence des ouvriers existe. Mais celle-ci, si elle est « chose visible, palpable, saisissable chez les ouvriers », peut être facilement « saisie, constatée, traînée devant les juges. » Tandis que la violence des patrons se dérobe dans « une sorte d’obscurité », « à huis clos, dans la sécurité, dans l’intimité d’un conseil d’administration, et à quelques-uns, sans violence, sans gestes désordonnés, sans éclat de voix ».

Comment sortir du cycle de la violence quand tout y conduit ? Comment, et c’est là une chose qui est présente à son esprit, faire en sorte que toutes les révolutions, les grèves ne se finissent pas dans un bain de sang ? Dans son livre L’Armée Nouvelle, Jaurès fera remarquer judicieusement que sous la IIIe République, l’armée a tué plus d’ouvriers que d’Allemands. D’ailleurs, la période s’ouvre sur ce qui a été jusque-là la plus grande tentative de révolution prolétarienne et le plus grand massacre, la Commune de Paris.

Il y a donc nécessité, pour réussir la Révolution, de contourner la violence pour des raisons pratiques : les ouvriers trouveront toujours la mort face à la bourgeoisie qui détient la force armée, mais aussi pour des raisons logiques et philosophiques, on ne met pas un terme à la violence par la violence, comme « on ne fait pas la guerre pour se débarrasser de la guerre ».

L’évolution révolutionnaire résulte d’une recherche d’une méthode pour réussir la révolution. Jaurès va chercher chez Marx le concept, certainement par tactique interne au mouvement socialiste mais aussi par fidélité intellectuelle qui le caractérise tant. Il ne reniera jamais ses convictions précédentes mais sera toujours prêt à les élargir. Il est un lecteur averti de Marx avant sa glorification soviétique. Il débat donc du matérialisme historique au regard de l’histoire récente. La révolution prolétarienne n’a pas eu lieu et semble dans l’impasse. L’appauvrissement des masses ne conduit pas le capitalisme à une contradiction interne l’entraînant à sa perte. Il institue plus sûrement la tyrannie de la bourgeoisie par le ventre des prolétaires. Parmi le prolétariat, le désespoir est la règle et la révolte l’exception. Le marquis de Solages, entré au conseil d’administration des mines de Carmaux en 1888, le sait parfaitement. Son paternalisme auprès des ouvriers, octroyant logements, écoles et hôpital, lui permet de devenir député en 1889. Il y a toujours eu des ouvriers qui votaient pour les patrons. Mais le marquis de Solages démissionne en 1892 suite aux grandes grèves de Carmaux. Jaurès est élu avec l’engagement de défendre le programme du Parti Ouvrier Français. « Comment passer de la société bourgeoise à la société communiste ? Par quels chemins ? Par quelle évolution ? » se demande-t-il dans La Petite République le 17 octobre 1901.

Pour lui, le véhicule sur les chemins du socialisme aura trois roues :

- L’unité du mouvement socialiste, d’un parti unifié et non divisé en « sectes », qui doit conduire à prendre le pouvoir par les urnes consacrant ainsi l’idée de la Révolution française de la souveraineté du peuple et de citoyens libres et éclairés. Au pouvoir, le parti socialiste doit être réformateur et non réformiste.

- L’unité d’action des travailleurs qui s’unifient dans des syndicats locaux qui se fédèrent nationalement. Si tous les travailleurs agissent collectivement au travers de syndicats unifiés, grèves et manifestations seront peu résistibles.

- La généralisation de la propriété socialisée doit permettre de mettre en œuvre concrètement le bienfondé du socialisme révolutionnaire qui reste théorique jusque-là. Par la propriété collective des moyens de production (usines), d’exploitation des flux (mines, eaux, transports…) ou encore de services publics (hôpitaux, écoles…), Jaurès entend supprimer ce qui fait perdurer le rapport d’exploitation. La propriété du capital d’un seul ou d’un petit nombre sur une masse qui « n’a que sa force de travail à louer à un patron ». Cette propriété collective peut passer par les coopératives ouvrières autogérées telle que celle de la Verrerie d’Albi qu’il soutiendra en 1895. Mais cela peut aussi passer par la propriété de la commune ou de l’État qui, sous une majorité socialiste, donne le pouvoir aux citoyens sur ses besoins vitaux.

Jaurès se distingue très clairement du réformisme lors du débat qu’il entretient avec Bernstein, qui convertit le SPD allemand à l’adaptation du socialisme au capitalisme afin de faire une majorité parlementaire. Bernstein soutient alors que l’amélioration de la condition ouvrière « peut se concilier, dans le régime capitaliste, avec l’intérêt même du capital ». Jaurès s’inscrit en faux avec cette conception : « j’estime, contre Bernstein, que la classe prolétarienne et la classe bourgeoise sont et demeurent, quoi qu’on fasse, radicalement distinctes, radicalement antagonistes ». La disparition du rapport de domination qui passe par le salariat, c’est-à-dire la condition pour vivre libre dans le rapport économique, reste la pierre angulaire du socialisme. C’est pourquoi l’évolution révolutionnaire a pour condition nécessaire la propriété collective des moyens de production. Les réformes ne doivent pas être des « adoucissants [mais] elles sont, elles doivent être des préparations ».

La différence est de taille et l’unité des socialistes dans un parti et l’unité des ouvriers dans l’action sont la garantie que ces réformes ne deviennent pas ces adoucissants.

Chacun comprendra ici aisément les liens que nous pouvons tirer de ce concept « évolution révolutionnaire ». Nous ne pouvons pas nous contenter de réformes qui rendent acceptable le capitalisme qui, par essence, devient toujours insupportable. Les nombreuses « réformes » que j’ai esquissées dans mon billet précédent comme un droit universel à l’emploi, la création de foncières rurales solidaires qui pourront conserver la propriété du foncier tout en donnant des droits d’usage sur le bâti rénové, la création de commerces coopératifs de proximité, l’intégration possible des artisans et des commerçants au régime général de la sécurité sociale, j’y ajouterai aujourd’hui la nationalisation des négociants de vin, toutes ces solutions sont une manière d’introduire « dans la société d’aujourd’hui des formes de propriété qui la démentent et qui la dépassent, qui annoncent et préparent la société nouvelle, et par leur force organique hâtent la dissolution du monde ancien ».

La reprise de Duralex par les travailleurs et la direction « qui n’ont plus les moyens de rétribuer les actionnaires » est aussi une manière de dépasser l’ancien monde. Encore faut-il ne pas oublier quel est « notre but » commun. Encore faut-il accepter que « dans l’évolution révolutionnaire qui nous conduira au communisme, la propriété collectiviste et la propriété individuelle, le communisme et le capitalisme [soient] longtemps juxtaposés ».

Une anecdote pour terminer. Alors que je participais, la veille du second tour, à la « circulade des Terrasses du Larzac » faisant la promotion de ces vins subtils, une personne vient m’aborder. Cet homme, la quarantaine, m’explique qu’il habite une petite ville proche de Montpellier, où le foncier est très élevé. Il s’est installé récemment dans la région avec sa femme, qui travaille dans l’industrie du jeu vidéo. Lui, était DRH en région parisienne mais avait décidé de devenir auto-entrepreneur dans le secteur du service à la personne, principalement pour les personnes de sa commune. Petites réparations, jardinage, courses : le travail ne manque pas et en conséquence les personnes aux revenus conséquents réclamant ses services. Il me fait part de sa difficulté à répondre à toutes les demandes, ce qui lui pèse tant il connaît et veut rendre service (rémunéré) aux personnes autour de lui. La solitude dans le travail également. Je lui parle de la coopérative d’activité et d’emploi. Il est fortement intéressé. Il est même motivé.

La même soirée, je revois un coopérateur d’une cave à qui j’ai présenté ma proposition de loi de nationalisation d’un négociant. Il s’approche de moi et me dit :

- Sébastien, il y a quelque chose qui me gêne dans ta proposition.

- Ah oui, quoi ? ça m’intéresse fortement, lui dis-je.

- Eh bien… pourquoi en nationaliser qu’un ?

J’esquisse un sourire. Moi qui avais édulcoré ma présentation en ne proposant de nationaliser qu’un seul négociant, le voilà plus radical que moi.

Et si l’élargissement de l’assise électorale de la gauche passait par une radicalisation des solutions socialistes qui rendent libres et souverains les travailleurs dans leur travail ?

« L’heure est venue en effet où le problème même de la propriété peut et doit être porté devant le Parlement, non plus par de simples déclarations théoriques, mais par de vastes projets précis et pratiques, où la socialisation nécessaire et rapide d’une grande partie de la propriété capitaliste, industrielle et foncière, prendra une forme juridique et économique définie. L’heure est venue de mettre les partis politiques bourgeois non plus en face de formules générales, mais en face d’un programme d’action profond et vaste qui pose vraiment la question de la propriété, et qui représente scientifiquement toute l’étendue de la pensée socialiste. »

L’heure est-elle venue ?


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