Historien, président de la Société d’études jaurésiennes, Gilles Candar revient pour l’Humanité sur l’enjeu et le calendrier de cette année du centenaire de l’assassinat de Jean Jaurès. Cheville ouvrière de la publication de ses œuvres et coauteur de sa biographie de référence (Éditions Fayard), il nous parle de Jaurès au présent « pour ensemble constituer un peu d’humanité ».
Pour l’historien que vous êtes, l’année 2014 est importante. Pourquoi est-il si utile de mener un travail de mémoire ?
Gilles Candar. Une humanité sans mémoire ni histoire serait condamnée à brève échéance à la désespérance absolue. Elle serait écrasée par la force, sans compréhension ni perspectives. Toutes les oppressions paraissent triompher dans l’instant présent. Les dictatures veulent toujours contrôler le passé afin de renforcer leur emprise sur le présent. Comme disait Jaurès aux lycéens d’Albi : « L’histoire enseigne aux hommes la difficulté des grandes tâches et la lenteur des accomplissements, mais elle justifie l’invincible espoir. » Il est possible d’échapper aux antiques fatalités, de construire et de faire autrement, et même lorsque cela n’a pas été le cas, il en existait la virtualité, ce qui est déjà beaucoup et permet d’espérer rompre les plus sinistres enchaînements. L’histoire n’est pas un fil unique et obligé, c’est ce qu’il est essentiel de comprendre.
Concernant la Première Guerre mondiale, qui restera un immense carnage, il n’y a pas de débat entre historiens à ce sujet. Pourtant, il en existe un sur la façon de commémorer, voire de célébrer un épisode si meurtrier ?
Gilles Candar. Commémorer n’est pas célébrer, c’est faire revenir à la mémoire afin de comprendre, honorer ceux qui ont souffert et donné le meilleur d’eux-mêmes, leur vie souvent. Ils ont droit au respect. Mais il ne s’agit pas d’abdiquer les droits de la raison, de tout céder à l’emballement sentimental. Ici aussi, Jaurès a porté une parole critique et rationaliste, calme et assurée. Il a su penser et parler librement et de manière réfléchie de toutes choses, la patrie, la démocratie, la République. Il faut commémorer un événement mondial de première importance. Personne ne peut se réjouir de la catastrophe, mais il faut la comprendre, et pour cela, la penser et la connaître. Au-delà de la compassion humaine, c’est à cela que doivent servir les commémorations.
Pour l’historien Eric Hobsbawm, 1914 est le commencement d’un « court XXe siècle », est-ce également votre avis ?
Gilles Candar. Que 1914 soit le commencement d’une nouvelle période est incontestable. La guerre, la violence déchaînée marquent de leur sceau d’une manière durable et cruelle au moins l’Europe, où auparavant des évolutions progressives se dessinaient. Dans une perspective mondiale, avec la colonisation, le changement est moins significatif. Il est difficile de savoir quand le XXe siècle se termine… L’effondrement du communisme de type « marxiste-léniniste » en URSS et en Europe de l’Est marque un changement de période aussi important pour notre continent. Mais ces périodisations incessantes et diverses ne doivent pas trop nous obséder. L’histoire est un flot continu et nous devons à chaque instant chercher à l’orienter du mieux que nous pouvons.
1914, c’est l’assassinat de Jean Jaurès… Ce dernier est souvent présenté de façon consensuelle, cité par tous les bords politiques. Qui est Jean Jaurès ?
Gilles Candar. En un sens, c’est une consécration. C’est tout de même réjouissant pour les idées et les valeurs progressistes que Jaurès se soit imposé comme la référence obligée de l’époque, plutôt que Maurras ou Barrès ! Mis au Panthéon, il appartient à toute la nation. Ces citations ne sont pas toutes illogiques ou infondées. L’histoire est façonnée par la lutte, il entre toujours quelque chose du vaincu dans le vainqueur, pour le meilleur comme pour le pire, il existe une dialectique du combat, explique souvent Jaurès. Mais soyons lucides, citer Jaurès est aussi parfois une manière plus ou moins subtile de lui faire dire le contraire de ce qu’il disait effectivement. L’histoire offre d’autres exemples de retournement, qui frappe d’autant plus les grands hommes que même leurs adversaires cherchent à s’en revendiquer. Jaurès est d’abord un battant, un homme qui lutte pour ses idées, pour des objectifs précis ou généraux, qui a une conception de la vie et du monde et veut la faire partager. Animé par l’idéal républicain, socialiste et internationaliste, il se bat pour le repos hebdomadaire, la journée de dix heures, puis de huit heures, les retraites ouvrières, la séparation des Églises et de l’État, le développement de l’instruction, contre la peine de mort et pour une justice plus humaine, etc. C’est cette capacité à se battre, dans le court comme dans le long terme, pour l’émancipation, de fond ou de détail, à combattre dans le quotidien comme à philosopher ou à travailler sur l’histoire qui fait son originalité.
Le 5 février sortira la très importante biographie de référence coécrite avec Vincent Duclert et publiée aux Éditions Fayard. Comment avez-vous travaillé ?
Gilles Candar. « Nos vies sont collectives », comme disait souvent Madeleine Rebérioux. Nous avons bénéficié de la richesse des études jaurésiennes de ces dernières décennies. Nous avons cherché à donner une lecture politique de Jaurès, car c’est bien l’essentiel. Jaurès a été un penseur et un acteur politique de première importance. Pensée comme action sont complexes, évolutives, non par facilité, mais parce qu’elles cherchent à être efficaces dans un monde changeant et évoluant sans cesse. Pour les aborder, Vincent Duclert et moi-même avons cherché à jouer de la diversité de nos approches. Un ensemble souhaité cohérent, argumenté, et neuf, mais pas trop lissé non plus.
Jaurès évolue. A-t-il toujours été et est-il toujours le même ? Et aux yeux des Français ?
Gilles Candar. Jaurès savait bien que la guerre entraînerait un recul de civilisation, que tout son effort pour une évolution progressive de la démocratie et de la République sombrerait avec un tel déchaînement de violence et de massacres. Les antagonismes sociaux et politiques allaient se manifester tout autrement. Je ne crois pas que Jaurès aurait été très surpris par la forme bolchevique de la révolution russe, qu’il avait largement pressentie d’ailleurs. L’aurait-il acceptée et jusqu’à quel point ? Le débat est ouvert. Il aurait à coup sûr refusé le blocage d’une société, la suppression autoritaire des débats et de la contradiction. C’est ce qui lui redonne depuis une vingtaine d’années toute sa jeunesse et sa pertinence d’analyse. Toute sa réflexion est en effet tournée vers ce qu’il appelle « l’évolution révolutionnaire ». Pour Jaurès, l’évolution est la grande loi des sociétés, tout se transforme et change sans cesse. Le combat politique et social doit intégrer cette donnée fondamentale et se placer dans la perspective de sociétés démocratiques où il faut rassembler, bouger et s’adapter pour construire les meilleurs rapports de forces. Pour être tout à fait clair, Jaurès bouscule ainsi la tradition communiste comme il bousculait de son temps les guesdistes, adeptes de solutions intangibles. Il bouscule au moins autant la tradition socialiste car il refuse l’adaptation à la gestion, le renoncement aux idéaux et aux objectifs. Il faut s’adapter pour insérer dans la réalité plus de démocratie, plus de droits, plus de formes de vie collective et sociale, plus d’éléments socialistes… mais pas le contraire ! On peut dire beaucoup de choses sur Jaurès, mais on ne peut pas contester ses choix fondamentaux : justice, démocratie, paix, république, socialisme, c’est-à-dire au minimum le primat de la propriété sociale. C’est sans doute le secret de l’évolution de son image. Dans les premières décennies après la guerre, on retient davantage le premier aspect, et Jaurès semble camper à la droite du mouvement ouvrier, dans une posture à la fois critique et républicaine. Il est davantage sollicité depuis quelques décennies pour la partie positive de son œuvre, la recherche d’une alternative au capitalisme, et du coup, Jaurès se replace bien à gauche, là où est son idéal. On le connaît mieux aussi. Socialistes et communistes, pour des raisons diverses mais analogues, l’avaient beaucoup célébré, mais peu lu et écouté.
Il y a une polémique à propos de la controverse avec Georges Clemenceau ?
Gilles Candar. Clemenceau est passionnant à observer. Un grand homme de gauche que la pratique du pouvoir déporte à droite par l’obsession de l’ordre, la difficulté à comprendre l’évolution du mouvement social.
Vous présidez la Société d’études jaurésiennes (SEJ) depuis 2005. Que de chemin parcouru pour votre groupement, fondé en 1959 et longtemps incarné par Madeleine Rebérioux ?
Gilles Candar. Madeleine Rebérioux a impulsé et conduit les recherches jaurésiennes, elle en a été l’âme et la grande inspiratrice, avec Rolande Trempé, Maurice Agulhon, Léo Hamon, Jean Rabaut… Son directeur de thèse, Ernest Labrousse, professeur à la Sorbonne, fut le premier président de la SEJ. Un historien aux vies multiples : il fut votre collègue, rédacteur à l’Humanité aux premiers temps de la direction par Marcel Cachin. Incontestablement, depuis 1959, beaucoup a été fait, pas seulement par la SEJ : publications de textes, études, films… Jaurès, redescendu sur terre, est mieux connu, moins légendaire et davantage humanisé, lu et compris dans ses perspectives historiques.
L’Année Jaurès verra la tenue de nombreuses initiatives, colloques, expositions. Pouvez-vous en citer les temps forts ?
Gilles Candar. Au moins deux grands colloques à Paris, le colloque universitaire sur les défenseurs de la paix qui s’est tenu les 16 et 17 janvier, celui organisé par la SEJ sur l’Internationale les 24 et 25 mars prochain, reliant 1914 à 1864, dont les actes seront publiés par nos Cahiers Jaurès que dirige Alain Chatriot. Une série de rencontres est également prévue à l’initiative de l’Humanité, dont une journée (en juin) sur le thème « Jaurès et le syndicalisme », coorganisée avec l’Institut d’histoire sociale CGT. Deux expositions : « Jaurès », aux Archives nationales (de mars à juin), et « Jaurès après Jaurès », au Panthéon (à partir de juin). Des expositions itinérantes, des films documentaires pour Arte, France 3 et France 5, de nombreuses pièces de théâtre (Pierrette Dupoyet, Jean-Claude Drouot, Jérôme Pélissier, etc.), une bande dessinée (au moins), de nombreuses anthologies thématiques ou non (chez Pluriel et au Livre de poche grâce à Marion Fontaine et Jean-Numa Ducange…), une enquête fouillée sur l’assassinat, le procès et la gloire de Jaurès par Jacqueline Lalouette, un volume très neuf des œuvres sur la découverte du pluralisme culturel chez Jaurès, par Marion Fontaine et Jean-Numa Ducange, chez Fayard, notre biographie, chez Fayard également… Ajoutez ce qui est prévu à Toulouse, avec une association des Amis de Jaurès très active, dans le Tarn, de Castres, avec le musée, à Carmaux, avec l’Ajet, ou de Pampelonne à Albi, un peu partout, avec les dynamiques Amis de l’Humanité et le nouveau livre de Charles Silvestre, la Victoire de Jaurès, une belle et émouvante réflexion politique ! Je ne peux pas tout citer : Marseille, Lyon, Saint-Étienne, les Ardennes, Berck-sur-Mer, Château-Arnoux, et aussi à Genève, en Italie et ailleurs. Le mieux est de consulter régulièrement notre site (www.jaures.info) et ceux des fondations Jean-Jaurès et Gabriel-Péri, très actives sur le sujet.
Cette année sera capitale pour le journal de Jaurès. Le 18 avril, l’Humanité fêtera ses cent dix ans d’existence, avant cela, le quotidien proposera une nouvelle formule. Qu’attendez-vous de ce nouveau pas en avant ?
Gilles Candar. L’Humanité dirigée par Jaurès a elle aussi connu bien des vicissitudes. Elle a failli sombrer et, en 1905, elle était trois fois moins diffusée qu’aujourd’hui, mais Jaurès parvient à trouver des solutions « par le haut » : maintien du principe fondamental, une orientation « socialiste », ouverture et débats pour le reste, qui est vaste. Non pas un « journal du Parti », comme le voulait Guesde, mais un journal utile, vivant, le plus complet possible, avec de nouvelles rubriques (sports, arts, sciences, etc.). Le public de son journal est bien plus large que celui des « jaurésistes » au sens strict. Pour ma part, je souhaite que le public de l’Humanité s’élargisse dans le même esprit, bien à gauche, mais en rassemblant et en discutant.
Vous participerez vous-même à l’écriture de cette nouvelle page. Vous avez accepté de tenir une chronique régulière en 2014 dans les colonnes de l’Humanité. Sans déflorer votre propos, peut-être une primeur ?
Gilles Candar. J’essaierai de remettre Jaurès présent dans nos débats. Un grand homme, c’est entendu, mais concrètement qu’a-t-il à nous dire sur notre vie, notre travail, nos loisirs, la société et ses institutions, etc. ? Qu’il descende de sa statue et nous parle, que nous puissions l’entendre, le discuter, le contredire ou l’approuver, et voir comment, ensemble, constituer un peu d’humanité…
Les Œuvres et la gauche. Gilles Candar est un historien français, spécialiste des XIXe et XXe siècles et des gauches françaises. Auteur de nombreux ouvrages et essais, il est président de la Société d’études jaurésiennes depuis 2005, à la suite de Madeleine Rebérioux, après en avoir été le secrétaire général. Actif au sein de la revue Cahiers Jaurès, il a publié plusieurs recueils de textes de Jean Jaurès. Avec la regrettée Madeleine Rebérioux (1920-2005), il a été chargé de la coordination des Œuvres de Jean Jaurès chez Fayard (dix-sept volumes prévus au total). Il est aussi membre du conseil d’administration de l’association Ent’revues qui édite la Revue des revues, professeur d’histoire en classes préparatoires littéraires (khâgne et hypokhâgne) au lycée Montesquieu du Mans (Sarthe). Engagé de nombreuses années sur le plan associatif et politique à Antony (Hauts-de-Seine), il a été président de la section locale de la Ligue des droits de l’homme (LDH) et conseiller municipal jusqu’en 1995. Membre du conseil politique de Gauche avenir depuis 2007, Gilles Candar invite à « remettre Jaurès présent dans les débats ». En 2014, il publie la biographie de Jaurès cosignée avec l’historien Vincent Duclert.
Entretien réalisé par Pierre Chaillan, L’Humanité
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