De Babylone aux conquistadors en passant par le monde antique : les dettes

mercredi 21 août 2024.
 

L’endettement privé a servi depuis le début de l’Histoire, il y a 5000 ans, à asservir, à spolier, à dominer, à déposséder les classes populaires (au sein desquelles, les femmes sont au premier rang des victimes), les classes travailleuses : familles paysannes, artisan-es, pêcheur/seuses, jusqu’aux salarié-es modernes et aux membres de leur foyer (les étudiant-es qui s’endettent pour poursuivre des études).

Le processus est simple : le prêteur exige que l’emprunteur/euse mette en gage ce qu’il ou elle possède. Il s’agit, par exemple, de la terre possédée et cultivée par le/la paysan-ne, ou des outils de travail s’il s’agit d’un-e artisan-e. Le remboursement du prêt se fait en nature ou en monnaie. Comme le taux d’intérêt est élevé, pour rembourser le prêt, l’emprunteur/euse est obligé de transférer au prêteur une grande partie du produit de son travail ou de son patrimoine et s’appauvrit. S’il entre en défaut de paiement, le prêteur le dépossède du bien qui a été mis en gage. Dans certaines sociétés, cela peut aboutir à la perte de la liberté du débiteur ou de la débitrice et/ou de membres de sa famille. C’est l’esclavage pour dette.

Aux États-Unis et dans certains pays européens le défaut de paiement pouvait être sanctionné par la loi par des mutilations physiques jusqu’au début du XIXe siècle et par l’emprisonnement jusqu’à la deuxième moitié du XIXe siècle. En Europe et aux États-Unis, dans le premier quart du XXIe siècle, même si le nombre de personnes incarcérées pour ce motif est très limité, l’emprisonnement pour dette n’est pas aboli. Aujourd’hui, des milliers de personnes sont encore emprisonnées pour le non-paiement de dettes en Afrique, au Moyen Orient [1] et ailleurs.

1) Dettes privées à travers les âges

Depuis 5 000 ans, les dettes privées jouent un rôle central dans les relations sociales. La lutte entre les riches et les pauvres, entre exploiteurs et exploité-es, a pris très souvent la forme d’un conflit entre créanciers et endetté·es. Avec une régularité remarquable, des insurrections populaires ont commencé de la même manière : par la destruction rituelle des documents concernant la dette (tablettes, papyrus, parchemins, livres de comptes, registres d’impôts…). C’est notamment David Graeber dans son livre Dette : 5000 ans d’histoire qui l’affirme. Mais il est loin d’être le seul.

Les effets de la pandémie du COVID et les réponses apportées par les gouvernements ont fortement augmenté les dettes des classes populaires et notamment des secteurs les plus opprimés, les plus pauvres. Avant cela, la précédente crise internationale qui avait commencé en 2007 avait mis à nu le comportement frauduleux des banques notamment en matière de prêts hypothécaires dans différentes parties du monde, et en particulier dans le Nord. Suite aux expulsions massives de logements qui ont suivi aux États-Unis, en Espagne et ailleurs, de plus en plus de personnes ont remis en question les dettes dans des pays où habituellement l’obligation de rembourser un crédit était incontesté. Aux quatre coins de la planète, des mouvements sociaux remettent en cause le paiement des privées illégitimes qu’elles soient hypothécaires ou étudiantes, qu’elles soient réclamées par de grandes banques privées ou par des agences de microcrédit qui octroient des crédits à des conditions abusives.

Voici à grands traits quelques étapes historiques du « système dette privée » au Proche-Orient, en Europe et dans des parties du monde conquises par des puissances européennes. Il faudrait compléter avec ce qui s’est passé en Asie, en Afrique, dans les Amériques précoloniales, mais le tableau brossé ici est déjà très éloquent.

Hammourabi, roi de Babylone, et les annulations de dette [2]

Le Code Hammourabi se trouve au musée du Louvre à Paris. En fait, le terme « code » est inapproprié, car Hammourabi nous a légué plutôt un ensemble de règles et de jugements concernant les relations entre les pouvoirs publics et les citoyen-nes. Le règne d’Hammourabi, « roi » de Babylone (situé dans l’Irak actuel), a commencé en 1792 av. J-C et a duré 42 ans. Ce que la plupart des manuels d’Histoire ne relèvent pas, c’est qu’Hammourabi, à l’instar des autres gouvernants des cités-États de Mésopotamie, a proclamé à plusieurs reprises une annulation générale des dettes des citoyen-nes à l’égard des pouvoirs publics, de leurs hauts fonctionnaires et dignitaires. Ce que l’on a appelé le Code Hammourabi a vraisemblablement été écrit en 1762 av. J-C. Son épilogue proclamait que « le puissant ne peut pas opprimer le faible, la justice doit protéger la veuve et l’orphelin (…) afin de rendre justice aux opprimés ». Grâce au déchiffrage des nombreux documents écrits en cunéiforme, les historien-nes ont retrouvé la trace incontestable de quatre annulations générales de dette durant le règne d’Hammourabi (en 1792, 1780, 1771 et 1762 av. J-C).

A l’époque d’Hammourabi, roi de Babylone, le pouvoir en place annulait périodiquement les dettes privées et restaurait les droits des paysans

À l’époque d’Hammourabi, la vie économique, sociale et politique s’organisait autour du temple et du palais. Ces deux institutions très imbriquées constituaient l’appareil d’État, l’équivalent de nos pouvoirs publics d’aujourd’hui, où travaillaient de nombreux artisans et ouvriers, sans oublier les scribes. Tous étaient hébergés et nourris par le temple et le palais. C’est ainsi qu’ils recevaient des rations de nourriture leur garantissant deux repas complets par jour. Les travailleur/euses et les dignitaires du palais étaient nourris grâce à l’activité d’une paysannerie à qui les pouvoirs publics fournissaient (louaient) des terres, des instruments de travail, des animaux de trait, du bétail, de l’eau pour l’irrigation. Les familles paysannes produisaient notamment de l’orge (la céréale de base), de l’huile, des fruits et des légumes. Après la récolte, les familles paysannes devaient en verser une partie à l’État comme loyer. En cas de mauvaises récoltes, ils/elles accumulaient des dettes. En-dehors du travail sur les terres du temple et du palais, les familles paysannes étaient propriétaires de leurs terres, de leur habitation, de leur bétail et des instruments de travail. Une autre source de dettes des familles paysannes était constituée par les prêts octroyés à titre privé par de hauts fonctionnaires et des dignitaires afin de s’enrichir et de s’approprier les biens des familles paysannes en cas de non remboursement de ces dettes.

Les annulations de dettes donnaient lieu à de grandes festivités au cours desquelles on détruisait les tablettes d’argile sur lesquelles les dettes étaient inscrites

Lors de mauvaises récoltes, l’impossibilité dans laquelle se trouvaient les familles paysannes de rembourser les dettes contractées auprès de l’État (impôts en nature impayés) ou auprès de hauts fonctionnaires et de dignitaires du régime aboutissait régulièrement à la dépossession de leurs terres et à leur asservissement. Des membres de leur famille étaient également réduits en esclavage pour dette. Afin de répondre au mécontentement populaire, le pouvoir en place annulait périodiquement les dettes privées [3] et restaurait les droits des paysans. Les annulations donnaient lieu à de grandes festivités au cours desquelles on détruisait les tablettes d’argile sur lesquelles les dettes [4] étaient inscrites.

Les annulations générales de dette se sont échelonnées sur 1000 ans en Mésopotamie entre 2400 et 1400 avant l’ère chrétienne

Les proclamations d’annulation générale de dettes ne se limitent pas au règne d’Hammourabi, elles ont commencé avant lui et se sont prolongées après lui [5]. On a la preuve d’annulations de dette remontant à 2400 av. J-C, soit six siècles avant le règne d’Hammourabi, dans la cité de Lagash (Sumer), les plus récentes remontent à 1400 av. J-C à Nuzi. En tout, les historien-nes ont identifié avec précision une trentaine d’annulations générales de dette en Mésopotamie entre 2400 et 1400 av. J-C. On peut suivre Michael Hudson [6] quand il affirme que les annulations générales de dette constituent une des caractéristiques principales des sociétés de l’Âge du bronze en Mésopotamie. On retrouve d’ailleurs dans les différentes langues mésopotamiennes des expressions qui désignent ces annulations pour effacer l’ardoise et remettre les compteurs à zéro : amargi à Lagash (Sumer), nig-sisa à Ur, andurarum à Ashur, misharum à Babylone, shudutu à Nuzi.

Avec le dernier gouvernant de la dynastie Hammourabi en 1646 av. J-C, l’annulation générale des dettes est très détaillée

Ces proclamations d’annulation de dette étaient l’occasion de grandes festivités, généralement à la fête annuelle du printemps. Sous la dynastie de la famille d’Hammourabi a été instaurée la tradition de détruire les tablettes sur lesquelles étaient inscrites les dettes. En effet, les pouvoirs publics tenaient une comptabilité précise des dettes sur des tablettes qui étaient conservées dans le temple. Hammourabi meurt en 1749 av. J-C après 42 ans de règne.

Son successeur, Samsuiluna, annule toutes les dettes à l’égard de l’État et décrète la destruction de toutes les tablettes de dettes sauf celles concernant les dettes commerciales.

Quand Ammisaduqa, le dernier gouvernant de la dynastie Hammourabi, accède au trône en 1646 av. J-C, l’annulation générale des dettes qu’il proclame est très détaillée. Il s’agit manifestement d’éviter que certains créanciers profitent de certaines failles. Le décret d’annulation précise que les créanciers officiels et les collecteurs de taxes qui ont expulsé des familles paysannes doivent les indemniser et leur rendre leurs biens sous peine d’être exécutés. Si un créancier a accaparé un bien par la pression, il doit le restituer et/ou le rembourser en entier, faute de quoi il devait être mis à mort.

Après 1400 av. J-C, on n’a trouvé aucun acte d’annulation de dette. Les inégalités se sont fortement renforcées et développées. Les terres ont été accaparées par de grands propriétaires privés, l’esclavage pour dette s’est enraciné

À la suite de ce décret, des commissions ont été mises en place afin de réviser tous les contrats immobiliers et d’éliminer ceux qui tombaient sous le coup de la proclamation d’annulation de dette et de restauration de la situation antérieure, statu quo ante. La mise en pratique de ce décret était facilitée par le fait qu’en général, les paysan-nes spolié-es par les créanciers continuaient à travailler sur leurs terres bien qu’elles soient devenues la propriété du créancier. Dès lors, en annulant les contrats et en obligeant les créanciers à indemniser les victimes, les pouvoirs publics restauraient les droits des paysan-nes. La situation se dégradera un peu plus de deux siècles plus tard.

Sans embellir l’organisation de ces sociétés d’il y a 3000 à 4000 ans, il faut souligner que les gouvernants cherchaient à maintenir une cohésion sociale en évitant la constitution de grandes propriétés privées, en prenant des mesures pour que les familles paysannes gardent un accès direct à la terre, en limitant la montée des inégalités, en veillant à l’entretien et au développement des systèmes d’irrigation. Michael Hudson souligne par ailleurs que la décision de déclarer la guerre revenait à l’assemblée générale des citoyens et que le « roi » n’avait pas le pouvoir de prendre la décision.

Il semble que, dans la cosmovision des Mésopotamiens de l’Âge du bronze, il n’y a pas eu de création originale par un dieu. Le gouvernant, confronté au chaos, a réorganisé le monde pour rétablir l’ordre normal et la justice.

Après 1400 av. J-C, on n’a trouvé aucun acte d’annulation de dette. Les inégalités se sont fortement renforcées et développées. Les terres ont été accaparées par de grands propriétaires privés, l’esclavage pour dette s’est enraciné. Une partie importante de la population a migré vers le nord-ouest, vers Canaan avec des incursions vers l’Égypte (les Pharaons s’en plaignaient).

Au cours des siècles qui suivirent, considérés par les historien-nes de la Mésopotamie comme des temps obscurs (Dark Ages) -à cause de la réduction des traces écrites-, on a néanmoins la preuve de luttes sociales violentes entre créanciers et endetté-es.

Égypte : la pierre de Rosette confirme la tradition des annulations de dette La pierre de Rosette qui a été accaparée par des membres de l’armée napoléonienne en 1799 lors de la campagne d’Égypte a été déchiffrée en 1822 par Jean-François Champollion. Elle se trouve aujourd’hui au British Museum à Londres. Le travail de traduction a été facilité par le fait que la pierre présente le même texte en trois langues : l’égyptien ancien, l’égyptien populaire et le grec du temps d’Alexandre le Grand.

Le contenu de la pierre de Rosette confirme la tradition d’annulation des dettes qui s’est instaurée dans l’Égypte des Pharaons

Le contenu de la pierre de Rosette confirme la tradition d’annulation des dettes qui s’est instaurée dans l’Égypte des Pharaons à partir du VIIIe siècle av. J-C, avant sa conquête par Alexandre le Grand au IVe siècle av. J-C. On y lit que le pharaon Ptolémée V, en 196 av. J-C, a annulé les dettes dues au trône par le peuple d’Égypte et au-delà.

Bien que la société égyptienne du temps des Pharaons fût très différente de la société mésopotamienne de l’Âge du bronze, on retrouve la trace évidente d’une tradition de proclamation d’amnistie qui précède les annulations générales de dette. Ramsès IV (1153-1146 av. J-C) a proclamé que ceux qui ont fui peuvent rentrer au pays. Ceux qui étaient emprisonnés sont libérés. Son père Ramsès III (1184 –1153 av. J-C) a fait de même. A noter qu’au 2e millénaire, il semble qu’il n’y avait pas d’esclavage pour dette en Égypte. Les esclaves étaient des prises de guerre. Les proclamations de Ramsès III et IV concernaient l’annulation des arriérés de taxes dues au Pharaon, la libération des prisonniers politiques, la possibilité pour les personnes condamnées à l’exil de rentrer au pays.

Ce n’est qu’à partir du VIIIe siècle av. J-C, qu’on trouve en Égypte des proclamations d’annulation de dettes et de libération des esclaves pour dette. C’est le cas du règne du pharaon Bocchoris (717-711 av. J-C), dont le nom a été hellénisé.

Une des motivations fondamentales des annulations de dette était que le pharaon voulait disposer d’une paysannerie capable de produire suffisamment de nourriture et disponible à l’occasion pour participer à des campagnes militaires. Pour ces deux raisons, il fallait éviter que les paysan-nes soient expulsés de leurs terres sous la coupe des créanciers.

Lorsque les classes privilégiées ont définitivement réussi à imposer leurs intérêts, les annulations n’ont plus eu lieu, mais la tradition d’annulation est restée inscrite dans les textes fondateurs du judaïsme et du christianisme

Dans une autre partie de la région, on constate que les empereurs assyriens du Ier millénaire av. J-C ont également adopté la tradition d’annulations des dettes. Il en a été de même à Jérusalem, au Ve siècle av. J-C. Pour preuve, en 432 av. J-C, Néhémie, certainement influencé par l’ancienne tradition mésopotamienne, proclame l’annulation des dettes des Juifs endettés à l’égard de leurs riches compatriotes. C’est à cette époque qu’est achevée la rédaction de la Torah [7]. La tradition des annulations généralisées de dette fait partie de la religion juive et des premiers textes du christianisme via le Deutéronome qui proclame l’obligation d’annuler les dettes tous les sept ans et le Lévitique qui l’exige à chaque jubilé, soit tous les 50 ans [8].

Durant des siècles, de nombreux commentateurs des textes anciens, à commencer par les autorités religieuses qui sont du côté de classes dominantes, ont affirmé que ces prescriptions n’avaient qu’une valeur morale ou constituaient des vœux pieux. Or les recherches historiques des deux derniers siècles démontrent que ces prescriptions correspondent à des pratiques avérées.

Dans le « Notre père », la prière de Jésus la plus connue, le texte original dit « Seigneur, annulez nos dettes comme nous annulons les dettes de ceux qui nous en doivent ».

Lorsque les classes privilégiées ont définitivement réussi à imposer leurs intérêts, les annulations n’ont plus eu lieu, mais la tradition d’annulation est restée inscrite dans les textes fondateurs du judaïsme et du christianisme. Des luttes pour l’annulation des dettes privées ont jalonné l’histoire du Proche-Orient et de la Méditerranée jusqu’au milieu du premier millénaire de l’ère chrétienne.

Dans le « Notre père », la prière de Jésus la plus connue, au lieu de la traduction actuelle « Seigneur pardonnez-nous nos offenses (péchés) comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés », le texte grec originel de Matthieu (ch.6, verset 12) dit : « Seigneur, annulez nos dettes comme nous annulons les dettes de ceux qui nous en doivent ». D’ailleurs, en allemand et en néerlandais, le mot « Schuld » exprime le péché et la dette. Alleluia, ce terme qui est signe d’allégresse et est utilisé dans les religions juives et chrétiennes, provient de la langue parlée à Babylone au IIe millénaire avant l’ère chrétienne et signifiait la libération des esclaves pour dette [9].

Alleluia, ce terme qui est signe d’allégresse et est utilisé dans les religions juives et chrétiennes, provient de la langue parlée à Babylone au IIe millénaire avant l’ère chrétienne et signifiait la libération des esclaves pour dette

Grèce. En Grèce, à partir du VIe siècle avant l’ère chrétienne, on assiste à des luttes très importantes contre l’esclavage pour dette et pour l’annulation des dettes privées du peuple. Aristote écrit dans La constitution des Athéniens : « Les hommes pauvres avec leur femme et leurs enfants devinrent les esclaves des riches. ». Des luttes sociales et politiques se développèrent qui aboutirent à des dispositions légales interdisant l’esclavage pour dette, il s’agit notamment des réformes de Solon à Athènes. À Mégare, une ville voisine d’Athènes, une faction radicale fut portée au pouvoir. Elle interdit les prêts à intérêt et le fit de manière rétroactive en forçant les créanciers à restituer les intérêts perçus [10].

Dans le même temps, les villes grecques se sont lancées dans une politique d’expansion fondant des colonies de la Crimée jusqu’à Marseille, notamment avec les enfants des pauvres endettés. L’esclavage s’y développa fortement et d’une manière plus brutale et oppressive que dans les sociétés du Croissant Fertile qui ont précédé.

Des luttes pour l’annulation des dettes privées ont jalonné l’histoire du Proche-Orient et de la Méditerranée jusqu’au milieu du premier millénaire de l’ère chrétienne

Rome. De nombreuses luttes politiques et sociales violentes ont été causées par des crises de la dette privée. Selon la loi romaine primitive, le créancier pouvait exécuter les débiteurs insolvables. La fin du IVe siècle av. J.-C. a été marquée par une forte réaction sociale contre l’endettement. Si l’esclavage pour dettes a été aboli pour les citoyens romains, l’abolition du prêt à intérêt n’a pas été longtemps appliquée. De fortes crises d’endettement privé se sont produites dans les siècles suivants tant dans la péninsule italienne que dans le reste de l’empire romain. L’historien Tacite écrivait à propos d’une crise d’endettement qui se produisit en 33 ap. J.-C., sous le règne de Tibère : « Le prêt à intérêt était un mal invétéré dans la cité de Rome, et une cause très fréquente de séditions et de discordes ; aussi le refrénait-on même dans les temps anciens… » [11].

Féodalité. Au début de la féodalité, une grande partie des producteurs libres a été asservie car les familles paysannes accablées de dettes sont incapables de rembourser leurs dettes. C’est le cas notamment pendant le règne de Charlemagne à la fin du VIIIe et au début du IXe siècle [12].

Les religions juive, musulmane et chrétienne par rapport aux prêts à intérêt Depuis son origine, la religion musulmane interdit le prêt à intérêt. Le judaïsme l’interdit au sein de la communauté juive, mais a amendé cette position sous la pression des riches et l’a autorisé à partir du premier siècle de l’ère chrétienne [13]. La religion chrétienne l’interdit jusqu’au XVe siècle. Les autorités protestantes et catholiques finissent par le promouvoir.

En Europe, la problématique des dettes privées reprend une forme exacerbée à la fin du Moyen Âge En 1355, le peuple siennois en révolte met le feu à la salle du palais municipal où étaient rassemblés les livres de compte. Il s’agissait de faire disparaître les traces des dettes qu’on leur réclamait et qui, à leurs yeux, étaient odieuses

La problématique des dettes privées reprend une forme exacerbée à partir des XIIIe et XIVe siècles avec la monétarisation des relations. En effet, les corvées et les impôts en nature ont été progressivement remplacés par des sommes d’argent. En conséquence, les paysans, les artisans, etc. doivent s’endetter afin de payer les impôts. N’arrivant pas à rembourser, de plus en plus de paysans, d’artisans ou d’ouvriers sont victimes de saisies, ils sont dépossédés et/ou emprisonnés, et souvent mutilés [14].

En 1339, à Sienne (Italie), le gouvernement municipal de la ville annonce au conseil qu’il est nécessaire d’abolir l’emprisonnement pour dette, faute de quoi il faudrait mettre presque tous les citadins en prison tant ils sont endettés. Seize ans plus tard, en 1355, le peuple siennois en révolte met le feu à la salle du palais municipal où étaient rassemblés les livres de compte. Il s’agissait de faire disparaître les traces des dettes qu’on leur réclamait et qui, à leurs yeux, étaient odieuses [15].

Autre signe de l’importance du rejet de l’exploitation par la dette, à la fin du XIVe siècle, lorsque les classes laborieuses prirent momentanément le pouvoir à Florence, conduits par les Ciompi, les ouvrier-es journalier-es de l’industrie textile, on trouve parmi leurs revendications : supprimer l’amputation d’une main en cas de non-paiement des dettes et déclarer un moratoire sur les dettes non payées [16]. Ils exigeaient également une place dans le gouvernement et que les riches paient plus d’impôts. Des événements similaires se déroulèrent à la même époque, dans les Flandres, en Wallonie, en France, en Angleterre…

Le rejet des dettes au cœur des insurrections massives des familles paysannes du monde germanique aux XVe et XVIe siècles De 1470 à 1525, une multitude de soulèvements paysans de l’Alsace à l’Autriche, en passant par la majorité des régions d’Allemagne, la Bohême, la Slovénie, la Hongrie et la Croatie, sont liés en grande partie aux rejets des dettes réclamées aux familles paysannes et citadines des classes dominées. Des centaines de milliers de familles paysannes prirent les armes, détruisirent des centaines de châteaux, des dizaines de monastères et des couvents. La répression fit plus de 100 000 morts parmi les paysan-nes [17]. Lors d’une des rébellions, en 1493, les paysan-nes soulevé-es exigèrent notamment la mise en pratique d’une année jubilaire, où toutes les dettes seraient annulées [18]. Thomas Münzer, un des leaders des soulèvements paysans, décapité en 1525 à l’âge de 28 ans, en appelait à l’application intégrale des Évangiles et notamment à l’annulation des dettes. Il s’opposait à Martin Luther qui, après avoir commencé en 1519-1520 par dénoncer l’usure et la vente des indulgences par l’Église catholique, en était venu à défendre à partir de 1524 les prêts à intérêt et à exiger que les paysan-nes et tou-tes les endetté-es remboursent leurs dettes. Luther prônait, en opposition aux soulèvements paysans, « un gouvernement temporel sévère et dur qui impose aux méchants (…) de rendre ce qu’ils ont emprunté… Personne ne doit s’imaginer que le monde puisse être gouverné sans que le sang coule ; le glaive temporel ne peut qu’être rouge et sanglant, car le monde veut et doit être mauvais ; et le glaive, c’est la verge de Dieu et sa vengeance contre le monde » [19]. Dans le conflit qui opposaient les paysan-nes et d’autres composantes du peuple (notamment la plèbe urbaine ainsi que les secteurs les plus paupérisés, vagabond-es, mendiant-es…) aux classes dominantes locales, Martin Luther avait choisi son camp et proclamait que les lois de l’Ancien Testament comme l’année jubilaire n’étaient plus d’application. Selon Luther, l’Évangile décrit seulement le comportement idéal. Selon lui, dans la vie réelle, une dette doit toujours être remboursée.

Je lui prête l’argent et il paie les intérêts ponctuellement pendant un an ou deux ; puis survient une mauvaise récolte et il est bientôt en retard de paiement. Je confisque sa terre, je l’expulse et son champ et sa prairie sont à moi. Et je fais cela non seulement avec les paysans mais avec les artisans

Dans un texte anonyme qui a circulé en Allemagne à partir de 1521, on pouvait lire ce dialogue entre un paysan et un notable qui décrit bien l’utilisation de l’endettement pour déposséder le/la travailleur-euse de son outil ou de sa terre :

Paysan : Qu’est-ce qui m’amène ? Eh bien, je voudrais savoir à quoi vous passez votre temps. Notable : Comment devrais-je le passer ? Je suis là, assis à compter mon argent, ne vois-tu pas ? Paysan : Dites-moi, Monsieur, qui vous a donné tant d’argent que vous passez votre temps à compter ? Notable : Tu veux savoir qui m’a donné cet argent ? Je vais te le dire. Un paysan vient frapper à ma porte pour me demander de lui prêter 10 ou 20 guldens. Je m’enquiers de savoir s’il possède un lopin de bonne terre. Il dit : « Oui, Monsieur, j’ai une bonne prairie et un champ excellent qui à eux deux valent une centaine de guldens ». Je réponds : « Parfait ! Mets en gage ta prairie et ton champ, et si tu t’engages à payer un gulden par an d’intérêt, tu peux avoir ton prêt de 20 guldens ». Content d’entendre de telles bonnes nouvelles, le paysan réplique : « Je vous donne bien volontiers ma parole ». « Mais je dois te prévenir », j’ajoute alors, « que si tu venais à ne pas honorer ton paiement à temps, je prendrais possession de ta terre et en ferais ma propriété. » Et cela n’inquiète pas le paysan, il engage sa pâture et son champ envers moi. Je lui prête l’argent et il paie les intérêts ponctuellement pendant un an ou deux ; puis survient une mauvaise récolte et il est bientôt en retard de paiement. Je confisque sa terre, je l’expulse et son champ et sa prairie sont à moi. Et je fais cela non seulement avec les paysans mais avec les artisans [20].

Voici, résumés en mots très simples, le processus de dépossession auquel les paysan-nes et les artisan-nes d’Allemagne et d’ailleurs ont tenté de s’opposer.

La conquête des Amériques et l’imposition de l’asservissement pour dette via le péonage Comme le commente David Graeber, les conquistadors dont Hernan Cortez s’étaient endettés jusqu’au cou pour financer leurs opérations... Du coup, ils ont exploité et spolié avec un maximum de brutalité les populations conquises afin de rembourser leurs dettes [21]. Lors de la conquête des Amériques, l’imposition de la domination européenne est allée de pair avec l’asservissement pour dette des populations natives [22]. La forme utilisée : le péonage. Le dictionnaire Littré définissait au XIXe siècle le péonage de la manière suivante : « Se dit, au Mexique, d’une sorte d’esclavage imposé aux indigènes, et qui résulte de ce que les propriétaires peuvent les retenir et les obliger à travailler gratuitement pour l’acquit de dettes que ces travailleurs ont contractées sur les propriétés. » Le péonage est le système par lequel les péons sont attachés à la propriété terrienne par différents moyens, dont la dette héréditaire. Le péonage n’a été aboli au Mexique que dans les années 1910 pendant la révolution.

Fin de la partie 1. La partie 2 portera sur les dettes privées pendant l’ère capitaliste

Notes

[1] Agence France Presse, « Jordanie : il risque la prison pour soigner ses enfants », publié le 25 juin 2021, https://informations.handicap.fr/a-...

[2] Une grande partie du texte qui suit est tiré de Voir Éric Toussaint, « La longue tradition des annulations de dettes en Mésopotamie et en Égypte du IIIe au Ier millénaire av. J-C », https://www.cadtm.org/La-longue-tra...

[3] À cette époque, l’État n’empruntait pas. De même, l’État dans l’Égypte ancienne, la Grèce et la Rome antiques n’empruntait pas non plus, sauf tout à fait exceptionnellement dans le cas de Rome. En Europe, les États ne commencèrent à emprunter systématiquement qu’à partir des XIII-XIVe siècles. Ils n’ont pas cessé depuis.

[4] Les dettes entre commerçants n’étaient pas visées par ces annulations.

[5] Michael Hudson, « The Lost Tradition of Biblical Debt Cancellations », 1993, 87 pages ; « The Archaeology of Money », 2004. Voir aussi : David Graeber, Debt : The First 5000 Years, Melvillehouse, New York, 2011, 542 p. Dette : 5000 ans d’histoire, Les Liens qui Libèrent, Paris, 2013.

[6] Cet article est essentiellement basé sur la synthèse historique présentée par Michael Hudson, docteur en économie, dans plusieurs articles et ouvrages captivant : « The Lost Tradition of Biblical Debt Cancellations », 1993, 87 pages ; « The Archaeolgy of Money », 2004. Michael Hudson fait partie d’une équipe scientifique pluridisciplinaire (ISCANEE, International Scholars’ Conference on Ancient Near Earstern Economies) comprenant des philologues, des archéologues, des historiens, des économistes qui travaillent sur les sociétés et les économies anciennes du Proche-Orient. Leurs travaux sont publiés par l’université de Harvard. Michael Hudson inscrit son travail dans le prolongement des recherches de Karl Polanyi, il produit également des analyses sur la crise contemporaine. Voir notamment « The Road to Debt Deflation, Debt Peonage, and Neoliberalism », février 2012, 30 p. Parmi les ouvrages d’autres auteurs qui, depuis la crise économique et financière initiée en 2007-2008, ont écrit sur la longue tradition d’annulation de dette, il convient de lire : David Graeber, Debt : The First 5000 Years, Melvillehouse, New York, 2011, 542 p.

[7] La Torah (loi religieuse juive) est la compilation des textes qui forment les cinq premiers livres de la Bible : la Genèse, l’Exode, le Lévitique, les Nombres et le Deutéronome. Ils n’ont pas été rédigés dans l’ordre où nous les connaissons aujourd’hui.

[8] Voir Isabelle Ponet, La remise des dettes au pays de Canaan au premier millénaire avant notre ère, https://www.cadtm.org/La-remise-des... Dans le Lévitique, on trouve non seulement l’exigence de l’annulation des dettes, mais tout autant la libération des esclaves pour dettes et de toute leur famille, et le rendu de leurs champs et de leur maison. Mais attention cela ne vaut que pour la communauté d’Israël, pas pour les autres peuples.

[9] Michael Hudson, The Lost Tradition of Biblical Debt Cancellations, p. 27.

[10] Voir David Graeber, op.cit.

[11] Tacite, Annales, 6.16.1, cité par Andreau, https://www.cadtm.org/Endettement-p...

[12] Voir Karl Marx, Le Capital, Livre 3, chapitre 19, Remarques sur l’usure précapitaliste. Voir également Ernest Mandel, Traité d’économie marxiste, tome 1, chapitre 4, le passage intitulé “Le capital usurier”.

[13] Le Rabbin Hillel avait décrété que les Juifs devaient ajouter une clause aux contrats entre eux, selon laquelle ils renonçaient à l’application de la Torah et du Talmud qui institue une annulation périodique de dettes. Par ailleurs, la religion juive autorisait les prêts à intérêts envers les non juifs.

[14] Silvia Federici, dans son livre, Caliban et la Sorcière, p. 57, montre en quoi cette évolution a affecté encore plus gravement les femmes du peuple. Voir Silvia Federici, Caliban et la Sorcière, Entremonde, Genève-Paris, 2014, 459 p.

[15] Patrick Boucheron, Conjurer la peur, Seuil, Paris, 2013, pp. 213-215.

[16] Voir Silvia Federici, p. 91 et 97. Voir également Patrick Boucheron, p. 189.

[17] Voir Friedrich Engels (1850), La guerre des paysans en Allemagne, Éd. Sociales, Paris, 1974. Voir aussi David Graeber, op. cit., pp. 390-395.

[18] Friedrich Engels (1850), La guerre des paysans en Allemagne, p. 92.

[19] Martin Luther. 1524. “Du commerce et de l’usure”, in Œuvres, tome 1, Gallimard (La Pléiade), Paris, 1999, p. 386.

[20] Cité par Silvia Federici, Caliban et la Sorcière, p. 152 d’après G. Strauss (éd.), Manifestations of Discontent on the Eve of the Reformation, Bloomington, Indiana University Press, 1971, pp. 110-111)

[21] Voir David Graeber, p. 385 suiv.

[22] Le pape Nicolas V avait autorisé en janvier 1455 l’asservissement perpétuel des populations considérées comme ennemies du Christ. Cela justifia, entre autres, la mise en esclavage des Africain-es à cette époque (notamment dans les plantations créées par les Portugais à Madère) et ensuite cela permis aux conquistadors européens d’en faire autant dans le Nouveau Monde. Voici un extrait de la bulle Romanus Pontifex : « Nous, considérant la délibération nécessaire pour chacune de ces matières indiquées, et vu qu’antérieurement, il a été concédé audit roi Alphonse du Portugal par d’autres lettres, entre autres choses, la faculté pleine et entière à l’égard de n’importe quel-les sarrasin-nes et païen-nes et autres ennemi-es du Christ, en n’importe quel endroit où ils se trouvent, et des royaumes, duchés, principautés, seigneuries, des possessions, biens meubles et immeubles possédés par eux, de les envahir, les conquérir, les combattre, les vaincre et les soumettre ; et de réduire en servitude perpétuelle les membres de leurs familles, de s’emparer pour son propre profit et celui de ses successeurs, s’approprier et utiliser pour leur propre usage et celui de ses successeurs, leurs royaumes, duchés, comtés, principautés, seigneuries, possessions et autres biens qui leur appartiendraient... » (c’est nous qui soulignons)


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