Trump ou le triomphe logique de la guerre des races néolibérale

lundi 11 novembre 2024.
 

Trump ou le triomphe logique de la guerre des races néolibérale (pourquoi c’est angoissant et comment on peut le combattre)

La question ne peut manquer de tarauder n’importe qui : comment un individu comme Trump tenant des propos violents, souvent racistes et sexistes, peut-il remporter l’élection présidentielle américaine ? La réponse, aussi paradoxale qu’elle puisse paraître, est malheureusement la suivante : parce qu’il est le plus violent, le plus sexiste et le plus raciste.

Si nous en sommes là, c’est parce que l’art de gouverner néolibéral, depuis la première élection de Donald Trump, a transformé le champ politico-électoral en une guerre des races, à savoir une configuration politique qui conduit chaque électeur à se penser à travers une appartenance identitaire (qu’elle soit ethnique, partisane, de classe, de genre, de sexualité, etc.) qui doit lutter politiquement pour sa survie contre d’autres appartenances identitaires. Dans le contexte de la guerre des races où la seule possibilité d’améliorer sa situation socio-économique dépend de la capacité du gouvernement en place à attaquer et à dégrader la situation de certains groupes en vue d’améliorer celle des autres, le plus rationnel est de faire confiance au plus guerrier, à celui qui incarne le mieux la capacité à écraser ses ennemis. Et c’est donc on ne peut plus logiquement que Trump, qui a déclaré la « guerre aux ennemis de l’intérieur »[1], l’a emporté. Les électeurs de Trump sont intelligents et rationnels, et ils ont fait le choix qui était le meilleur pour eux dans le cadre de la guerre des races où ils ont été placés.

Cette situation n’est pas américaine mais mondiale. La victoire de Trump dans la guerre des races ressemble à s’y méprendre à celle de Milei, Meloni, Netanyahou, Orban ou Bolsonaro (même attitude, mêmes propos violents racistes et sexistes). Elle pourrait être bientôt celle de le Pen.

Mais comment en est-on arrivé à un moment aussi désastreux ? C’est ce que nous avons tenté de raconter avec Haud Guéguen, Christian Laval et Pierre Dardot dans Le choix de la guerre civile. Une autre histoire du néolibéralisme[2]. Après être restées entre les années 1930 et 1970 dans l’ombre des gouvernements sociaux-démocrates alors dominants, les idées néolibérales ont fait leur entrée fracassante sur la scène politique avec Pinochet, Thatcher et Reagan pour muer en un néolibéralisme de gouvernement dans les années 1980.

Le néolibéralisme de gouvernement est la politique de l’ultra-capitalisme dont la finalité est de défaire toutes les formes de régulation du capitalisme et de remplacer toutes les relations sociales non marchandes par des mécanismes marchands. Elle a trois volets. D’abord un volet « social » (au contenu antisocial) qui consiste dans la mise en concurrence de la société par l’introduction de dispositifs de concurrence surtout dans des secteurs peu marchandisés (la santé, l’éducation, la fonction publique en général, etc.).

Le volet juridique ensuite du constitutionnalisme de marché, c’est-à-dire la construction d’un droit économique national ou international le plus verrouillé possible par des décisions législatives qui protègent les conditions économiques de développement du marché ou neutralisent les politiques de régulation (le droit européen de la concurrence, les traités internationaux de libre-échange, la règle d’or budgétaire, le gel de la réforme des retraites pendant 25 ans introduit dans la constitution brésilienne par Bolsonaro).

L’esprit du néolibéralisme, déterminant chez l’un de ses plus importants doctrinaires, Friedrich Hayek, est ainsi de « constitutionnaliser » le droit économique pour le placer « au-dessus » de l’action gouvernementale et de le rendre intouchable par elle en cas d’alternance politique. L’objectif est alors de faire des gouvernements des simples exécutants des règles « transcendantes » du marché, ce qui de fait s’est réalisé concrètement avec la globalisation néolibérale à partir des années 1990 dans les relations des États avec des organisations internationales comme l’Union européenne, le Fonds monétaire internationale ou la Banque mondiale[3].

Depuis qu’il existe dans les années 1930, le néolibéralisme a fait de l’État social redistributeur son ennemi principal : c’est donc une politique qui entend se servir de l’État pour détricoter l’État social et transformer de l’intérieur l’organisation de l’État et les règles de son usage afin d’empêcher définitivement l’État social d’exister. Il s’agit de se servir de l’État pour mener la politique du « marché libre », libéré de l’État.

Le troisième volet est un volet répressif qui vise plus précisément la répression de la démocratie au sens large parce qu’elle menace d’imposer des formes de régulation du capitalisme. Cette répression se traduit par la violence d’État contre les mouvements sociaux par l’intermédiaire des forces de l’ordre et parfois par la militarisation de la répression (comme avec la Zad de Notre-Dame-des-Landes, les Gilets jaunes ou Sainte-Soline, pour prendre des exemples français), mais aussi par le refus de reconnaître des processus référendaires ou électoraux (comme la non reconnaissance du référendum grec rejetant le mémorandum de l’UE en 2015 ou la non prise en compte du résultat des législatives de 2024 par Macron).

Mais ce qui a largement facilité le développement de l’offensive gouvernementale néolibérale est que la gauche – que ce soit la gauche américaine du Parti démocrate ou la gauche européenne – a cru bon de répondre dans les années 1990 par un alignement économique sur le néolibéralisme, devenant le parti des classes supérieures, diplômées et urbaines alors qu’elle abandonnait les classes populaires, les travailleurs et les pauvres. La « troisième voie » de Clinton, Blair, Schröder et de ceux qui les ont suivis, puis de Hollande plus tardivement en France, a représenté le deuxième acte de la tragédie néolibérale.

Alors que le gouvernement néolibéral consistait à « gouverner pour le marché »[4] et à mener une politique de neutralisation de la démocratie, la gauche, en s’alignant sur le néolibéralisme, a fourni entre les années 1990 et 2010 les conditions objectives d’une racialisation du débat politique et du champ politico-électoral. Faute de propositions économiques contradictoires susceptibles d’améliorer le sort des travailleurs, les politiques économiques se trouvaient désormais en dehors du champ du délibérable et du discutable et la gauche n’incarnait plus alors qu’un néolibéralisme « progressiste » qui ne cherchait plus à se distinguer de la droite néolibérale que par une ouverture sur les enjeux du genre, de la sexualité et de l’écologie, mais en les séparant de leur ancrage dans des hiérarchies sociales et par conséquent de leur potentiel de transformation sociale – comme avec l’enjeu du travail reproductif féminin – pour ne les traiter à la manière libérale que comme des revendications sociétales devant faire l’objet d’une reconnaissance symbolique. En somme, la mise hors champ des politiques socio-économiques a ouvert la voie à une hyper-investissement identitaire du champ politique.

Trump est arrivé au pouvoir en 2016 dans un contexte paradoxal où d’une part la gauche majoritaire avait définitivement accomplie sa mue néolibérale mais où d’autre part le globalisme néolibéral doctrinaire centré sur le constitutionnalisme de marché avait subi une forte secousse avec la crise financière de 2008 qui a elle-même été suivie de nombreux mouvements sociaux dans la première année de la décennie 2010.

Autrement dit, alors même qu’un alignement partisan s’était opéré sur le néolibéralisme, celui rencontrait une sérieuse difficulté. Trump est celui qui a donné un nouveau souffle au néolibéralisme et réalisé une nouvelle synthèse originale entre la droite néolibérale et l’extrême droite en apportant sur la scène politique le style et la rhétorique de la guerre des races néolibérale. Comme les conditions objectives étaient réunies par l’alignement partisan sur le néolibéralisme, il est parvenu à en faire le nouveau cadre populaire de codage du champ politico-électoral.

Trump n’était pas un nouveau venu. Il avait concouru en 2000 pour la candidature à la présidentielle du Reform Party (un parti anti-taxe et anti-establishment) avant de jeter l’éponge face au populiste Patrick Buchanan dont il s’est inspiré par la suite avant de faire son éloge après sa première élection à la Maison blanche. L’intellectuel derrière Buchanan était Murray Rothbard qui avait explicité en 1992 la stratégie du « populisme de droite » : un leader tonitruant devait porter les idées « paléo-conservatrices » (que résument le slogan « America First ») et réveiller la masse du peuple américain pour la mobiliser contre les élites de l’administration américaine qui se servaient de l’État à leurs propres bénéfices et exploitaient les contribuables américains, mais aussi « contre les privilèges des groupes minoritaires ou raciaux » soi-disant assistés par l’État. C’était l’idée d’une lutte fondamentale entre les bons travailleurs américains – ceux qui acquièrent leur propriété privée honnêtement par le travail – et les grugeurs sous perfusion de l’État. Deux années plus tard, dans un texte explicitement raciste[5] qui prône l’usage d’une « science racialiste », Rothbard a racialisé cette lutte et inventé la guerre des races néolibérale :

« Pourquoi devrions-nous parler de la question raciale ? Nous l’avons déjà mentionné, pour célébrer la victoire de la liberté d’information et de la vérité pour elle-même, et mettre une balle dans le cœur du projet égalitaire socialiste.

Mais il y a aussi une troisième raison : la défense efficace des résultats du marché libre. Si, en tant que populistes et libertariens, nous abolissons l’État providence sous tous ses aspects, et que les droits de propriété et le marché libre triomphent à nouveau, de nombreux individus et groupes n’apprécieront probablement pas le résultat final. Dans ce cas, les groupes ethniques et les autres groupes qui pourraient être confinés dans des régions à faibles revenus ou dans des emplois moins rémunérés ou moins prestigieux, guidés par leurs mentors socialistes, soulèveront, comme on peut s’y attendre, l’argument selon lequel le capitalisme de libre marché est mauvais et « désavantageux » et que, par conséquent, le collectivisme est nécessaire pour rétablir l’équilibre. Dans ce cas, l’argument de l’intelligence deviendra utile pour défendre l’économie de marché et la société libre contre les attaques ignobles ou intéressées. En bref, la science racialiste n’est pas un acte d’agression ou une couverture pour l’oppression d’un groupe sur un autre, mais, au contraire, une opération de défense de la propriété privée contre les assauts des agresseurs »[6].

Ce qui doit être pris aux ennemis de l’intérieur, c’est ce qu’ils ont obtenu illégitimement par la capture que l’État a opéré sur la juste répartition qui sous-tend le marché libre. Avant même que Trump n’arrive, les fondamentalistes de marché ont avec ce genre d’idées commencé à réaliser leurs rêves les plus fous en mettant en place des zones off-shore (comme Hong-Kong, Singapour ou Dubaï) sécurisés pour le marché et la libre circulation des capitaux, sans État, ni démocratie, ni sécurité sociale[7]. Mais Trump est celui qui aux États-Unis est parvenu à subvertir de l’intérieur l’establishment néoconservateur du Parti Républicain pour mettre en place la guerre des races néolibérale de Rothbard à partir de 2016[8].

Alors que la gauche qui avait abandonné le social pensait ressortir victorieuse d’une lutte entre valeurs progressistes et valeurs conservatrices, elle n’a pas vu venir qu’une nouvelle mouture du néolibéralisme de droite ayant fait la synthèse avec les idées d’extrême droite allait faire la différence en portant une nouvelle version – hideuse – du social en l’espèce de la guerre des races. Quand « Il n’y a pas d’alternative », quand les politiques économiques sont verrouillées dans un droit inattaquable, que l’État doit limiter ses dépenses, rembourser la dette, et, finalement, « ne peut plus rien », quand l’opposition politique est durablement perçue comme corrompue et comme ne s’intéressant qu’à son pouvoir et ses intérêts propres, la guerre des races devient la seule voie politique d’amélioration de sa situation économique et sociale.

Par conséquent, la gauche se trompe lorsqu’elle croit se trouver au milieu d’une lutte entre les valeurs conservatrices et les valeurs progressistes et que, même si le moment n’est pas favorable, les belles valeurs finiront par l’emporter. Cette lutte en effet n’existe pas car les deux camps ne s’affrontent pas sur le même plan : la gauche se bat sur le plan des valeurs abstraites tandis que la guerre des races néolibérale est concrète et sociale. La guerre des races est construite sur l’opposition entre ceux qui triment et ceux qui grugent[9] et elle cible les « minorités privilégiées » comme ceux qui grugent : les migrants qui grugent les allocs et les soins de santé, les femmes qui grugent les salaires alors qu’elles devraient être à la maison, les fonctionnaires qui grugent les impôts parce qu’ils sont payés par eux, les syndicalistes, les militants et la « gauche radicale » qui grugent parce qu’ils veulent obtenir leur mieux-être en gueulant dans la rue sans rien foutre et non en trimant. La guerre des races est morale, légitime et socialement juste : il faut reprendre ce qui a été grugé pour le rendre à ceux qui triment qui, eux, le méritent. Et l’éléphant (les riches et les élites en général) qu’on pourrait croire au milieu de la pièce, ne l’est pas, il est dans le camp de ceux qui triment. En définitive, la guerre des races, c’est le grand retournement : du côté gauche les grandes valeurs, et du côté droit la justice sociale et l’intérêt économique concret.

Cette lutte opposant des valeurs à une chance d’améliorer sa condition est finalement dissymétrique. Ce qui est donc très angoissant est que dans le cadre de la guerre des races, les jeux sont faits : la gauche et ses valeurs sont sûres de perdre alors et la nouvelle droite extrême néolibérale avec ce qu’elle fait miroiter de la récupération économique sur les grugeurs est certaine de l’emporter, et c’est pourquoi elle remporte les gouvernements un à un. Le plus important est que cela permet d’expliquer le vote des minorités pour Trump : celui-ci a dit dans le passé des migrants mexicains qu’ « ils apportaient la drogue et le crime et [qu’]ils étaient des violeurs » et il vient pourtant de gagner l’élection de 2024 avec le soutien massif des hispano-américains.

Si, par conséquent, nous nous faisons très probablement plaisir en traitant Trump de « taré », de « fasciste », de « raciste suprémaciste blanc », de « masculiniste », etc., et c’est indubitablement le contenu de son discours, nous devrions savoir que c’est insuffisant et inefficace politiquement auprès de son électorat car celui-ci a adopté le schéma de perception de la guerre des races. Les revendications féministes, antiracistes ou écologiques ne sont pas considérées par cet électorat en elles-mêmes mais filtrées suivant la grille identitaire qui oppose ceux qui triment et ceux qui grugent, et placées du côté de ceux qui grugent.

Trump a été réélu, et cela aussi est très angoissant. Cela rend dépassé l’argument suivant lequel l’électorat a pu être séduit une fois par la nouveauté d’un leader tonitruant, mais que, au vu du désastre de l’extrême droite au pouvoir, on ne pourra pas l’y reprendre deux fois. Au contraire, cela montre que, pour les classes populaires américaines, du point de vue de la perception des chances de voir sa situation s’améliorer, le bilan de Trump 1 a été considéré comme meilleur que celui de Biden.

Il ne faudrait donc surtout pas compter sur l’incompétence éventuelle de l’extrême droite au pouvoir pour espérer se débarrasser de tous les Trump. Et les valeurs progressistes, je le disais plus haut, ne suffiront pas. Dans l’ensemble, la gauche n’en tire sans doute pas jusqu’ici les bonnes conclusions. Pour prendre l’exemple de la gauche française, la stratégie qui consiste à en rabattre sur le « sociétal » en mettant le paquet sur le social (Ruffin), en plus de provoquer la désertion de la gauche des minorités racialisés, risque d’être vue dans le contexte de la guerre des races comme une pâle copie de la stratégie de l’extrême droite néolibérale qui se donnerait la même fin sociale sans se donner le seul moyen efficace de la guerre contre les grugeurs. Inversement, la stratégie de la guerre culturelle intense qui veut jouer du coude à coude avec l’extrême droite en mettant en avant les luttes des minorités racialisées (LFI) est perdue d’avance du fait de la dissymétrie que j’ai mise en avant plus haut. Il ne s’agit pas en effet d’une guerre culturelle mais d’un recodage de la lutte sociale en termes de guerre des races.

La première conclusion est que seule une gauche avec un discours social fort qui s’adresse directement aux travailleurs et aux classes populaires peut espérer l’emporter (certaines gauches en ont sûrement conscience, mais le Parti démocrate n’a rien fait de la campagne de Bernie Sanders en 2020).

Mais la seconde conclusion est que la guerre des races est un piège mortel tendue par l’extrême droite néolibérale et l’essentiel pour la gauche n’est pas seulement de répondre aux attaques mais de définir un autre imaginaire politique qui permette de recoder la lutte sociale en d’autres termes. Bien sûr cet imaginaire doit se traduire par des pratiques et la démonstration du fait que la gauche est capable d’améliorer la situation des classes populaires mieux que l’extrême droite.

Mais c’est d’abord cette absence d’imaginaire politique alternatif qui fait que la gauche est attiré sur le terrain de la guerre des races néolibérale et qu’elle perd invariablement. C’est en créant un autre désir de société qu’elle pourrait lui reprendre des électeurs et produire de nouvelles subjectivités. Elle ne s’est pas saisi en particulier de l’imaginaire du commun qui a été travaillé depuis plus de dix ans[10]. Qui sont les ennemis du commun qui détruisent les biens communs sociaux et les écosystèmes ? Voilà une question qui pourrait recoder le champ politique de manière bien différente et permettre que l’on s’attaque à de meilleurs ennemis.

Pierre Sauvêtre


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