Les attaques menées contre les Palestiniens par des gangs de colons ont redoublé depuis l’installation du gouvernement d’extrême droite en décembre 2022, et encore plus depuis le 7-Octobre. Le 15 août, c’est le village de Jit qui était attaqué. Récit.
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Jit (Cisjordanie).– Jeudi 15 août, c’était jour de fête chez les Al-Sadeh. Oumayma al-Sadeh reçevait la famille de son frère, installé en Arabie saoudite depuis trente-cinq ans, et trois couples de jeunes marié·es. En tout, ils sont 17, adultes et adolescents, rassemblés dans la maison coquette de ces représentants de la classe moyenne palestinienne.
Oumayma et son mari Ibrahim sont respectivement professeure d’arabe et professeur d’anglais ; parmi les invités, on compte des ingénieurs et des médecins. « Nous sommes des gens respectables, tient à préciser Oumayma. Nous avons reçu une bonne éducation. Nous n’attaquons personne. Nous voulons juste mener une bonne vie. »
Les hôtes sont arrivés à 18 h 30. La réception a lieu à l’étage, où un balcon offre une vue à couper le souffle sur le village, Jit, les champs d’oliviers sur les flancs des collines et la ville de Naplouse, à quelques kilomètres.
Une vidéo tournée par Oumayma montre une tablée joyeuse, tous les sourires tournés vers le téléphone portable. Peu après, l’assemblée décide de célébrer ensemble la prière du Maghreb, à 19 h 23 ce jour-là.
Juste avant, Raghad, 22 ans, ingénieure en informatique, va chercher au rez-de-chaussée la carte mémoire de son tout récent mariage avec Nizan, le grand fils d’Oumaymah et Ibrahim.
« Mon frère lisait le Coran à haute voix, reprend Oumayma, avec les mots qui se bousculent dans sa bouche. Depuis le balcon, on a vu des hommes arriver. Ils étaient sept. Ils ont jeté quelque chose sur une voiture, qui a pris feu. »
Au même moment, au rez-de-chaussée, Raghad se met à hurler. Un homme surgit à une fenêtre et la secoue violemment pour entrer.
Des colons viennent de franchir le mur d’enceinte et prennent d’assaut la maison de la famille Al-Sadeh.
Jit est une jolie bourgade aux maisons de pierre ocre et aux jardins plantés de bougainvilliers éclatants, construite sur les flancs d’une colline. Un village tranquille dont les habitant·es vivent dans une inquiétude permanente.
C’est qu’ils ont de bien mauvais voisins, qui ne cessent de les harceler. Jit se situe au cœur d’un réseau de colonies israéliennes parmi les plus radicales de Cisjordanie, établies pour enserrer la grande ville de Naplouse et empêcher son expansion. Elles ont pour noms, entre autres, Kedumim, Elon Moreh, Yitzhar, Itamar, Eli, Havat Gilad. Toutes abritent des sionistes religieux adeptes de la suprématie juive et de la confiscation des terres palestiniennes.
Avec l’arrivée au pouvoir, en décembre 2022, de ministres issus de leurs rangs, et d’autres très favorables à leurs revendications, le harcèlement quotidien s’est mué en violences systématiques : raids, vols de bétail, déprédations de biens, enlèvements, meurtres.
Les colons se sont transformés en gangs miliciens. Forts d’une « neutralité » de l’armée israélienne, attestée par de très nombreux témoignages, voire d’une complicité avec leurs actes, ils se déchaînent contre des bourgades terrifiées. Huwara en février 2023, Turmus Aya en juin de la même année, à chaque fois en représailles planifiées à des attaques visant des colons.
Le 7-Octobre a encore accentué la tendance. Le gouvernement israélien a distribué armes et uniformes militaires à qui en voulait.
Dans un rapport paru le 6 septembre 2024, le think tank International Crisis Group évoque des « saccages sans précédent, au cours desquels des foules de dizaines, voire de centaines de colons ont attaqué des villages palestiniens ».
Mediapart s’y est rendu début octobre, a rencontré les résident·es directement touché·es et a visionné les bandes de caméras de surveillance installées par les habitants·es.
Une colonie, Havat Gilad, a été établie en 2002 à quelques centaines de mètres des premières maisons palestiniennes de Jit, d’ailleurs inhabitées à cause de l’insécurité induite. La route qui mène à ces dernières, tout en haut du village, se termine en cul de sac, barrée par une levée de terre. Les colons sont derrière. Un poste de garde, avec une tente protégeant du soleil et un gros pick-up, marque l’entrée de la colonie.
C’est par là que ces voisins provocateurs passent régulièrement pour se montrer dans le village. Parfois, ils se contentent de tourner en 4×4 dans les rues, d’autres fois ils « cherchent à créer des problèmes », dit Oumayma.
La professeure d’arabe et sa famille sont aux premières loges. Leur grande maison, ceinte d’un mur de pierres ocre, est la première qu’atteignent les colons quand ils arrivent depuis Havat Gilad par le chemin de terre.
Le jeudi 15 août, elle a « vraiment cru [leur] dernière heure arrivée », frissonne-t-elle, entourée de deux de ses trois fils, Baraa, 22 ans, étudiant en informatique, et Ossama, 17 ans, encore lycéen.
Quand Raghad se met à crier de terreur, au rez-de-chaussée, Oumayma, son mari Ibrahim et ses fils comprennent instantanément ce qui se passe. Le village a déjà été attaqué en 2018.
Et le 12 octobre 2023, Ibrahim a été enlevé par des colons alors qu’il cueillait des olives en contrebas de sa maison. « Ils portaient des uniformes militaires, des enfants les ont vus l’emmener vers Havat Gilad, raconte Oumayma, encore tremblante. Des gens du village ont contacté le DCO. »
Le DCO, pour District Coordination Office, est une institution de coordination entre l’armée d’occupation et l’Autorité palestinienne, mise en place dans le cadre des accords d’Oslo de 1993.
Ibrahim a été délivré par l’armée israélienne deux heures plus tard. Ses voisins de la colonie de Havat Gilad l’avaient battu pour se venger du 7-Octobre.
Ce 15 août, cependant, c’est une tout autre histoire. Quand le frère d’Oumayma, résident en Arabie saoudite et oublieux des réalités de la vie sous occupation, veut aller discuter avec les assaillants, Ibrahim l’arrête : « Rentre à l’intérieur ! Ils ont tous des kalachnikovs et des M16 ! »
Abdallah Arman a expérimenté, lui aussi, la violence des colons. Il habite juste en face des Al-Sadeh. En 2018, « ils ont tout cassé, les vitres, les portes, les fenêtres », raconte celui qui travaille comme peintre-carrossier dans la zone industrielle israélienne de Barkan, près de Naplouse, une des plus grandes de Cisjordanie occupée.
Il a depuis installé deux caméras de surveillance, l’une dirigée vers la petite route, par laquelle arrivent les colons de Havat Gilad, l’autre devant sa porte d’entrée.
À 19 h 14, le 15 août, la première enregistre deux silhouettes près des véhicules devant la maison Al-Sadeh. Elles jettent quelque chose, les voitures s’embrasent, les silhouettes quittent les lieux.
19 h 16 : « Ibrahim et ses fils ont essayé d’éteindre le feu, commente Abdallah Arman. À ce moment-là, les colons étaient partis, on pensait que c’était fini. » Sur les images, des villageois marchent tranquillement. Soudain, ils s’agitent. « Les colons sont revenus par dizaines. Certains portaient des gilets pare-éclats, d’autres des uniformes, ils étaient armés de frondes, de fusils d’assaut et d’armes de poing. Ils jetaient aussi des cocktails Molotov », raconte Abdallah.
Quarante-cinq minutes de jets de pierres, de reculs et d’avancées. « Nous savons que si les colons réussissent à franchir cet endroit, devant ma maison, ils pourront se disperser ensuite dans le village et nous ne pourrons plus rien faire, reprend le peintre-carrossier, assis sur sa terrasse, son ordinateur sur les genoux. La police israélienne, plus tard, nous a dit que les assaillants venaient des colonies d’Yitzhar et Itamar, et qu’ils étaient passés par Havat Gilad. »
Pendant la confrontation, la terreur continue dans la maison d’Oumayma. « Ils sont entrés dans le jardin, ils ont coupé la vigne et détruit les plantes, mis le feu à la pergola en bois, reprend Oumayma. J’ai cru que l’incendie allait se propager, j’ai couru d’une fenêtre à l’autre au rez-de-chaussée pour faire descendre les volets. Ma belle-sœur et ses enfants étaient terrifiés, ils pleuraient. Moi, je me suis mise à prier. »
Derrière les volets, elle les entend qui crient. « Préparez-vous à partir pour le Sinaï et la Jordanie ! Nous allons revenir ! » « J’avais l’impression de vivre la Nakba de 1948 », poursuit-elle, évoquant l’expulsion des Palestinien·nes au moment de la création de l’État d’Israël.
À l’extérieur, les colons refluent devant la foule des villageois. Une maison brûle. Les propriétaires vivent en Australie, elle est heureusement vide.
Mais les fuyards tirent à balles réelles. Un jeune homme de 23 ans, Rachid Siddeh, tombe au milieu des oliviers. Dans la confusion et la nuit, personne ne s’en rend compte. Son corps ne sera découvert que vers 23 heures.
À 19 h 53, la seconde caméra de surveillance d’Abdallah enregistre l’arrivée de deux hommes masqués et habillés de sombre. Ils surgissent du champ d’oliviers contigu, arrosent de liquide le canapé, le trotteur pour enfant, une chaise sur la terrasse et la porte d’entrée de sa maison.
Abdallah est barricadé à l’intérieur avec sa mère, sa femme, sa belle-sœur et son dernier-né, âgé de six mois.
Deux minutes après, la caméra saisit l’arrivée d’un troisième homme sur la terrasse. Il approche un objet du canapé, qui prend feu immédiatement.
« L’essence était entrée dans la maison par-dessous la porte. J’ai pris un extincteur et j’ai tout arrosé pour que le feu ne se propage pas dans la maison. J’ai ordonné à tout le monde de rester silencieux, même si le feu prenait. Il ne fallait pas que les colons sachent que nous étions à l’intérieur », raconte encore Abdallah.
L’armée israélienne, prévenue par le DCO, se fait attendre. Quand elle arrive enfin, elle commence, nous disent les témoins, par bloquer les accès au village et interdire tout mouvement vers le haut de la colline. « Les soldats ont crié aux colons de s’enfuir au lieu d’essayer de les arrêter », raconte Abdallah, qui comprend très bien l’hébreu.
La défense civile palestinienne ne peut pas intervenir : Jit est dans une zone sous contrôle israélien. Les pompiers ont besoin de l’autorisation de l’armée. Ils ne la reçoivent pas.
Enfin, un officier intervient. La famille Al-Sadeh est évacuée à 21 h 30. Elle trouve refuge chez un proche dans le village jusqu’au lendemain matin.
Un communiqué de l’armée israélienne, daté du 28 août, reconnaît qu’elle a failli à contrôler une « foule d’émeutiers » : « Il s’agit d’un incident terroriste très grave au cours duquel des Israéliens ont délibérément cherché à blesser les habitants de la ville de Jit, et nous avons échoué en ne parvenant pas à arriver plus tôt pour les protéger », écrit le général Avi Bluth.
Il précise que quatre personnes ont été arrêtées, dont trois adultes placés en détention administrative. L’armée israélienne ne nous a pas donné d’autres informations, et la police israélienne, saisie en cas d’implication de citoyens israéliens, ne nous a pas répondu.
« La police a affirmé que les gardes de la colonie n’avaient plus le droit de mettre les pieds à Jit. Ils sont encore venus hier, pourtant [le 4 octobre, veille de la visite de Mediapart – ndlr]. Ils ont bousculé les étals du supermarché, ils ont insulté les gens. Ils ont même arraché l’affiche du martyr », s’indigne Omayma al-Sadeh.
Elle et les autres habitant·es, comme tous les Palestiniens et Palestiniennes de Cisjordanie, savent que la terreur peut se reproduire à tout moment. Leurs assaillants tiennent le pouvoir en Israël.
Gwenaelle Lenoir
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