« Apologie du terrorisme » : l’emballement médiatique occulte la critique légitime

vendredi 6 décembre 2024.
 

La proposition de loi de La France insoumise visant à faire revenir le délit d’apologie du terrorisme dans la loi sur la liberté de la presse a fait l’objet de déformations caricaturales. Il y aurait pourtant des raisons, au-delà de celles invoquées par les Insoumis, de prendre ce chemin.

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« Ignoble » (Bruno Retailleau), « inadmissible » (Didier Migaud), « une infamie de plus des Insoumis » (Éric Ciotti), cette « extrême gauche pro-Hamas » (Laurent Jacobelli), « doublement condamnable » (François Hollande)… Les comptes du réseau social X d’une bonne partie de la classe politique, du Rassemblement national (RN) à une frange du Parti socialiste (PS) en passant par le camp macroniste, ont surchauffé ce week-end, rivalisant d’indignation contre une proposition de loi de La France insoumise (LFI).

Celle-ci vise à « abroger le délit d’apologie du terrorisme du Code pénal ». Les deux derniers mots sont importants, mais ils ont sciemment été oubliés par les adversaires politiques du parti de Jean-Luc Mélenchon, trop heureux de pouvoir le cornériser sans trop d’efforts.

Suivant un parcours désormais classique de la polémique médiatique, le coup est parti d’un média d’extrême droite, Frontières en l’occurrence, qui a repéré la publication de cette proposition de loi, pas encore inscrite à l’ordre du jour, sur le site de l’Assemblée nationale. La « bollosphère » a repris, entraînant derrière elle d’autres chaînes d’info en continu qui ont adopté le même cadrage.

« Vous voulez légaliser le délit d’apologie du terrorisme ? », a demandé sans ciller BFMTV à Mathilde Panot, présidente du groupe LFI à l’Assemblée nationale. Le cocktail LFI + « abrogation du délit d’apologie du terrorisme » s’est avéré détonant et a poussé la caricature très loin, au détriment du sujet de fond posé par le texte.

Le député LFI Ugo Bernalicis, qui l’a déposé il y a trois semaines, dit en être le premier « surpris » et se défend des accusations d’avoir cherché à provoquer la controverse : « Il n’y avait pas de grand calcul sur le moment politique. Beaucoup d’éléments concourent à ce dépôt », relate-t-il à Mediapart.

Le dernier en date est la publication d’un rapport du comité des droits de l’homme de l’ONU, le 7 novembre, pointant l’utilisation de ce délit depuis le 7-Octobre contre des responsables politiques, syndicaux et associatifs, qui n’auraient fait que « rappeler le contexte dans lequel les attaques avaient été commises ». Le rapport conseillait de réviser l’article de la loi « afin de s’assurer qu’il ne puisse pas être invoqué de façon abusive pour indûment restreindre la liberté d’expression d’autrui ».

Mais la proposition de loi insoumise est aussi consécutive à plusieurs signalements et convocations qui visent des membres de LFI depuis le 7-Octobre. « Le problème ne date pas du 7-Octobre », soutient toutefois Ugo Bernalicis, puisqu’il s’agit de faire le bilan d’une réforme datant de 2014, sous François Hollande : l’insertion dans le Code pénal de deux délits spécifiques, à savoir la provocation à la commission d’actes terroristes et l’apologie du terrorisme. « On nous a vendu que ces délits permettraient de faire des enquêtes sur des signaux faibles de radicalisation, de remonter des filières, mais ça n’a pas servi à ça », explique Ugo Bernalicis.

« Des responsables syndicaux ont été inquiétés »

Jusqu’à la loi Cazeneuve du 13 novembre 2014, l’apologie du terrorisme relevait du droit de la presse, encadré par le texte historique de 1881. Parce qu’elle faisait partie des infractions en lien avec la liberté d’expression (comme la diffamation et l’injure), elle obéissait à des règles de procédure assez contraignantes, avec une prescription rapide. Elle était en conséquence beaucoup moins poursuivie : le ministère de la justice recense seulement quatorze condamnations pour apologie du terrorisme entre 1994 et 2014, soit moins d’une par an.

Depuis que ce délit a été intégré au droit commun, à l’initiative des socialistes au pouvoir, la possibilité nouvelle de garde à vue suivie d’une comparution immédiate a conduit à ce que plusieurs centaines de personnes soient poursuivies chaque année, augmentant la probabilité de condamnation et d’incarcération.

Dans leur proposition de loi, les députés LFI affirment qu’à cause de la réforme, « les méthodes de l’antiterrorisme sont utilisées pour réprimer des militants politiques, des militants associatifs, des journalistes ou encore des syndicalistes ». Ils ajoutent que « des responsables syndicaux ont été inquiétés, poursuivis, condamnés à des peines allant jusqu’à l’emprisonnement ». Mais ils ne citent qu’un seul exemple de condamnation pour apologie du terrorisme ayant une telle connotation politique : celle de Jean-Paul Delescaut, secrétaire général de l’Union départementale de la CGT du Nord, qui a écopé d’un an de prison avec sursis.

Et pour cause, il est difficile d’en trouver d’autres.

Si les député·es tirent aussi argument de la convocation de Rima Hassan et de Mathilde Panot devant les services de police, pour s’expliquer sur leurs propos en audition libre (sans garde à vue), rien ne dit qu’elles seront ultérieurement traduites devant un tribunal et encore moins condamnées.

Après les « pics » de 2015-2016, un grand reflux

En réalité, la réforme de 2014 a surtout eu des conséquences pour des centaines d’anonymes, « radicalisés » ou non, souffrant parfois de troubles psychiatriques. Après les attentats de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher, en janvier 2015, ceux du 13 novembre 2015 et celui de Nice en juillet 2016, les poursuites pour apologie du terrorisme ont connu de véritables pics.

Ainsi en 2016, 526 condamnations pour apologie du terrorisme ou provocation au terrorisme ont été prononcées, pour la plupart à cause de propos jugés favorables à Daech. Avec le reflux des attaques djihadistes sur le sol français, ces chiffres s’orientent ensuite à la baisse : 352 condamnations en 2017, 260 en 2018, 228 en 2019.

Ces trois dernières années, le nombre de condamnations pour apologie du terrorisme a continué à diminuer. Et ce malgré le nombre d’enquêtes lancées après l’assassinat de Samuel Paty, en octobre 2020, notamment contre des mineurs. Beaucoup de ces procédures se sont en effet dégonflées avec le temps, donnant lieu à des classements sans suite ou des relaxes.

Finalement, 179 condamnations ont été prononcées en 2020, 193 en 2021 et 136 en 2022. Environ la moitié ont conduit à une peine de prison ferme, dont le quantum moyen a augmenté : il est désormais supérieur à un an.

Pour obtenir ces chiffres, Mediapart a dû passer par la Commission d’accès aux documents administratifs (Cada), le ministère de la justice ayant dans un premier temps refusé de les fournir.

Depuis les attentats du 7 octobre 2023 en Israël, le nombre d’enquêtes ouvertes pour apologie du terrorisme en France a de nouveau augmenté, notamment en ce qui concerne des propos signalés à la justice comme étant favorables au Hamas. Mais il est trop tôt pour savoir si elles vont réellement déboucher, devant les tribunaux, sur une augmentation des condamnations.

Des critiques légitimes

Si les Insoumis se font étriller pour leur proposition de loi, qui a pour défaut de parler surtout d’eux-mêmes et de servir directement leurs intérêts, avec une base factuelle assez légère, l’idée que la réforme Cazeneuve était mauvaise est largement partagée par les défenseurs des libertés publiques. Et ce depuis l’origine.

Dès 2014, la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) affirmait par exemple que ce délit « doit continuer à relever des dispositions spécifiques du droit de la presse ». Trois ans plus tard, le Défenseur des droits Jacques Toubon estimait que « la mise en œuvre de la loi de novembre 2014 sur le délit d’apologie du terrorisme a conduit à un fiasco judiciaire ».

En 2019, une rapporteuse spéciale de l’ONU reprochait à la France d’avoir opté pour une définition trop large de l’apologie du terrorisme. Elle y voyait « une restriction injustifiée à la liberté d’expression », entraînant « une grande insécurité juridique et un risque d’abus du pouvoir discrétionnaire » et témoignait de sa « préoccupation particulière » sur l’application de la loi à des mineurs.

En juin 2022, la Cour européenne des droits de l’homme a condamné la France pour violation de la liberté d’expression de Jean-Marc Rouillan. Cet ancien membre du groupe armé Action directe, qui a passé vingt-cinq ans en prison, avait qualifié de « très courageux » les auteurs des attentats de Paris, lors d’une interview à la radio, tout en se disant hostile à l’idéologie « réactionnaire » des djihadistes. La CEDH a estimé que si sa condamnation pour apologie du terrorisme était justifiée, la peine de prison infligée – 18 mois dont huit ferme – était disproportionnée « dans le cadre d’un débat politique ou d’intérêt général ».

Comme les députés insoumis le rappellent dans leur texte, même l’ancien juge antiterroriste Marc Trévidic – pourtant partisan de la réforme en 2014 – a récemment dénoncé « un usage totalement dévoyé de la loi ». Et souligné un paradoxe de taille : l’apologie de n’importe quel autre crime, y compris les crimes de guerre ou les crimes contre l’humanité, relève toujours du droit de la presse.

Supprimer ce délit du Code pénal revient, dans le débat public, à justifier le terrorisme et à mettre en danger les citoyens. C’est une hallucination collective.

Vanessa Codaccioni, politiste

Jointe par Mediapart, la politiste Vanessa Codaccioni, qui a travaillé sur la justice d’exception, abonde dans ce sens et soutient donc l’abrogation proposée par LFI : « Avoir sorti l’apologie du terrorisme des délits de presse en a fait un acte terroriste en tant que tel, et sa définition s’est étendue dangereusement. Après le 7-Octobre, toute tentative de recontextualisation du conflit était considérée comme de l’apologie du terrorisme. On ne pouvait plus parler des conditions sociales de possibilité de l’acte terroriste lui-même », explique-t-elle.

Pour autant LFI, qui savait avancer sur un terrain piégé, aurait pu maximiser ses chances de se faire entendre. D’abord en maîtrisant davantage le calendrier de publication de sa proposition de loi – qui est tombée peu après la commémoration du 13-Novembre –, mais aussi en faisant une proposition de loi commune avec le reste de la gauche.

Si les socialistes sont frileux sur le sujet – alors que le programme du Nouveau Front populaire (NFP) s’engageait à abroger les « lois qui instaurent un état d’urgence permanent et portent atteinte à nos libertés individuelles et collectives » –, les Écologistes et les communistes auraient pu les suivre.

« On aurait pu faire un texte plus commun. Au début de la Nupes [Nouvelle Union populaire écologique et sociale – ndlr], on avait un intergroupe, on mettait ça dans la tuyauterie, mais aujourd’hui il n’y a pas de cadre commun », convient Ugo Bernalicis, qui dit toutefois douter que la discussion aurait réellement abouti. « Depuis le début de la polémique, du côté des Écologistes et des communistes, il n’y a pas de son et pas d’images. Dans ces cas-là, on est bien seuls à mettre le pied dans la porte et à poser le problème sur la table », défend-il.

Vanessa Codaccioni confirme que la droitisation du jeu politique a rendu de plus en plus difficile la remise en cause de l’arsenal antiterroriste. « Toute proposition de loi mettant en cause l’appareil répressif est perçue comme une atteinte extrêmement grave à l’État de droit, à la sécurité, si bien que le fait de supprimer ce délit du Code pénal revient, dans le débat public, à justifier le terrorisme et à mettre en danger les citoyens. C’est une hallucination collective », déplore-t-elle, craignant que, désormais, en matière de répression, « on ne puisse plus rien ôter ».

Mathieu Dejean et Camille Polloni


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