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Une grande partie de celles et ceux qui ont dû fuir la Syrie ou ont été déplacés vers les zones refuges du nord après avoir participé au soulèvement anti-Assad reviennent déjà pour mettre leurs compétences au service de leur pays libéré.
https://www.mediapart.fr/journal/in...[QUOTIDIENNE]-quotidienne-20250126-194138&M_BT=1489664863989
Les révolutionnaires de 2011 sont, pour beaucoup, partis en exil, à l’intérieur ou à l’extérieur du pays. Après avoir manifesté, parfois participé aux actions des comités locaux, subi ou craint de subir l’impitoyable répression qui s’est abattue sur eux, certains ont accompagné le passage à la lutte armée, d’autres se sont impliqués par d’autres voies.
Beaucoup sont revenus, provisoirement pour l’instant, mais en songeant souvent à se réinstaller plus définitivement pour continuer un activisme social et politique développé pendant toutes ces années.
Celles et ceux qui sont revenus en même temps que les « libérateurs » dans les zones tenues par le régime jusqu’au 8 décembre 2024 sont le plus souvent originaires des régions rebelles, lourdement bombardées et réprimées pendant des décennies, dans les banlieues de Damas, à Alep, à Homs, à Deraa.
Ils doivent désormais en priorité faire face à l’enjeu de la reconstruction d’un pays dans lequel il est possible de parcourir des kilomètres en ne rencontrant que des gravats. Avant même de pouvoir envisager de se réinstaller avec leurs familles restées dans le nord ou dans les pays voisins.
Pour beaucoup de celles et ceux qui étaient en Europe ou en Turquie, après des années passées à s’adresser en vain à la « communauté internationale » pour alerter sur ce qui se passait en Syrie, à monter des dossiers pour prouver les exactions, à réunir des fonds, il n’est cependant pas évident de trouver des lieux d’énonciation sur place et de faire reconnaître le travail accompli à l’extérieur.
Toutes et tous veulent néanmoins mettre leurs compétences au service de la nouvelle Syrie. Des réseaux comme Madaniyya, fondé et financé par le magnat du pétrole Ayman Asfari, qui a déjà rencontré Ahmed el-Charaa, le nouvel homme fort du pays, ou encore Syria Campaign, ont déjà commencé à s’installer à Damas. Ils réfléchissent dès maintenant à la manière de structurer et de réorienter leurs principales campagnes, sur les disparus, les femmes, les droits humains, la justice…
Nous sommes et restons un groupe indépendant. Nous ne faisons pas partie de la coalition au pouvoir. Nous ne sommes pas alliés des groupes armés.
Abdelkarim Qassim, membre des Casques blancs
L’organisation non armée la plus structurée, née dans les zones dites rebelles à partir de 2013-2014 et qui a continué à travailler jusqu’à aujourd’hui, est incontestablement la « défense civile », plus connue sous le nom de « Casques blancs ». Elle s’est déployée sur l’ensemble du territoire depuis la fuite de Bachar al-Assad.
Abdelkarim Qassim, 38 ans, et Rahid Faher, 40 ans, sont ainsi arrivés trois jours après la prise de Damas par les rebelles. Ils ont installé leur QG dans une caserne de pompiers située à la jonction entre la citadelle et la ville nouvelle de Damas. « Nous continuons le travail de secouristes que nous faisons depuis des années, même si heureusement nous n’avons plus à intervenir après des bombardements. Mais je suis surpris de voir l’état des zones qui vivaient sous le régime. La situation matérielle est bien pire que ce que nous avions au nord », explique Abdelkarim Qassim, qui est intervenu, juste après la libération de Damas, dans la prison de Saidnaya pour chercher les prisonniers que l’on pensait alors emmurés vivants.
« On a creusé, on a cherché partout, mais largement en vain », déplore-t-il, en regrettant qu’aujourd’hui « ce soit davantage l’équipe spécialisée sur les fosses communes qui ait du travail que les secouristes. On retrouve des cadavres et des ossements, mais il n’y a pas de nom, juste des numéros sur des boîtes ou des bâches plastiques. L’identification prendra des mois et ne sera pas tout le temps possible. Beaucoup de corps ont été détruits par le feu ou dissous dans le sel ».
Lui vivait à la Ghouta quand le soulèvement de 2011 s’est déclenché. Il était alors étudiant comptable et s’est formé comme secouriste sans rien y connaître. Lorsque le régime reprend la Ghouta en 2018 et transfère les populations dans les zones rebelles au nord, il réussit à se glisser dans un bus sans être identifié. « Nous étions traqués autant que les combattants armés, parce que le régime ne pouvait pas tolérer le travail de documentation que nous effectuions. »
Se considère-t-il comme partie prenante de la transition politique ? « Oui, au sens où nous travaillons à construire une Syrie nouvelle. Il y a tant à faire pour reconstruire ce pays. Mais nous sommes et restons un groupe indépendant. Nous ne faisons pas partie de la coalition au pouvoir. Nous ne sommes pas alliés des groupes armés. Notre travail est de continuer le secours aux civils que nous avons fourni aux populations pendant la guerre et le tremblement de terre de 2023. »
Rahid Faher abonde en ce sens. « Nous ne nous considérons pas comme faisant partie de la “résistance” au régime. Mais nous amenions de l’humanité à des populations déshumanisées. Cela, Assad ne nous le pardonnait pas. »
En arrivant à Damas, Rahid Faher, qui travaillait dans l’administration de sa ville de la banlieue de Damas avant de devenir secouriste, est retourné dans la Ghouta, qu’il avait également quittée en 2018 lors de l’évacuation négociée avec le régime. « J’ai retrouvé l’emplacement de ma maison. Il n’y a plus que des décombres. »
Sa façon de participer à l’avènement d’une nouvelle Syrie dans les prochains temps est claire : « Nous avons travaillé dans tant de zones détruites, nous avons acquis des compétences. Nous pouvons participer à la reconstruction matérielle de ce pays même si nous n’avons pas de rôle institutionnel dans la transition politique. »
Les Casques blancs revenus dans les bagages des groupes armés se sont installés sur le territoire libéré sans se poser la question de leur légitimité. Ils bénéficient d’une forme de confiance immédiate de la population, qui fait appel à eux pour toutes sortes de services, de l’extinction d’un feu dans le souk Hamidiyyeh de Damas à la fouille d’une fosse commune, en passant par le déminage d’une zone piégée.
D’autres activistes éprouvent davantage de difficultés à faire valoir leur action, sans véritablement savoir s’il s’agit de la part des autorités transitoires d’une volonté de les ignorer ou simplement d’une difficulté à s’organiser.
Nour Harastani a, ainsi, participé aux manifestations de 2011 et est passée entre les gouttes de la répression. Jusqu’en 2013 où un ami de son groupe est arrêté et où elle décide de partir, direction Berlin. La jeune femme, fraîchement diplômée d’architecture, parvient à revenir à Damas une fois, en 2016, pour voir ses parents, et mesure alors l’ampleur des dégâts autour de la capitale syrienne, avec des quartiers entièrement rasés.
« Non seulement une grande partie du pays était en miettes, mais le gouvernement dressait déjà des plans de reconstruction de logements de luxe bénéficiant seulement à ses affidés, explique-t-elle. Ils ont fait passer des lois spécialement dans ce but. Ils se sentaient obligés de respecter une forme de légalité tout en se comportant comme des voleurs et des accapareurs ! Ils ont même imposé une taxe sur la reconstruction sur tous les services, l’équivalent d’une TVA. Quand on voit l’état de la Syrie aujourd’hui, où tout est décombres, on voit que cette taxe est allée directement dans les poches du régime. »
Je n’en pouvais plus de faire seulement de la décoration intérieure pour des riches Berlinois… Cela n’avait pas de sens.
Nour Harastani, urbaniste et architecte Avec son camarade et associé, elle fonde alors, en 2017, Syrbanism, une association qui collecte des données sur l’urbanisme des villes syriennes et diffuse sur les réseaux sociaux des informations juridiques et géographiques pour aider la population à faire valoir ses droits en matière de planification urbaine. Et tenter de donner des arguments pour contrer les expropriations, alors monnaie courante.
L’idée est de poser les fondations d’un urbanisme participatif, « y compris pour les femmes qui sont le plus souvent exclues des décisions. Bien sûr, on savait qu’on parlait pour le futur, mais le futur est arrivé plus vite qu’on ne pensait », sourit-elle.
« Je n’en pouvais plus de faire seulement de la décoration intérieure pour des riches Berlinois… Cela n’avait pas de sens. J’avais des compétences, un engagement, je les ai mis au service des Syriens », explique la jeune femme, qui a travaillé notamment sur Marota City, un gigantesque projet lancé en 2012 à Damas par le gouvernement « pour une élite richissime, alors que la crise du logement est déjà patente dans le pays et est en train de s’accentuer avec le retour de dizaines de milliers de Syriens et de Syriennes ».
Nour Harastani explique encore que, « comme souvent en Syrie, l’objectif de cet urbanisme est aussi largement sécuritaire. En l’occurrence, il s’agissait de construire des grands immeubles séparant le centre-ville de Damas de la banlieue frondeuse de Daraya, d’où des snipers auraient pu facilement réprimer un nouveau soulèvement ».
Entre 2016 et aujourd’hui, la jeune femme décide de prendre le risque de retourner environ une fois par an en Syrie, pour voir sa famille mais aussi pour documenter son travail : « J’obtenais des informations en disant que je voulais revenir m’installer en Syrie et que je cherchais à acheter un appartement. Une fois, j’ai réussi à me rendre à la Ghouta et à filmer toutes les destructions. Je me promenais dans la rue en laissant mon téléphone pendre sur ma poitrine avec la caméra allumée. Quand on m’interpellait, je jouais l’idiote. Et en Europe nous évitions de rendre publics nos noms et nos visages, pour pouvoir passer sous le radar. Nous ne publiions ouvertement que la partie de notre travail qui ne nous exposait pas. »
Nour Harastani l’a d’ailleurs échappé belle. « J’ai pris un billet Berlin-Beyrouth tôt le 31 décembre pour être à Damas pour la nouvelle année. À la frontière libano-syrienne, mon nom a flashé. Ils ont encore les listes du régime et j’étais dessus… J’avais été repérée. Cela explique aussi pourquoi j’ai constaté en arrivant que le site de Syrbanism était encore bloqué ici si l’on ne passait pas par un VPN… »
Nour est bien décidée à transférer ses activités en Syrie : « J’ai déjà commencé les démarches pour faire enregistrer un bureau ici. Il est encore difficile de connaître les intentions de HTC. Certains signes sont positifs, d’autres moins. Mais si on m’empêche de venir travailler ici, alors qu’il y a tant à faire pour inventer un urbanisme au service du peuple, j’abandonne l’urbanisme, j’adopte un chien et je me retire à la campagne pour cultiver des tomates… »
À court et à long terme, son objectif est clair : « D’abord faire geler le plan directeur de Marota City. Puis faire inscrire le droit au logement dans la Constitution syrienne ! »
Joseph Confavreux et Leyla Dakhli
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