Bétharram « Douleurs anales aiguës »« Mais enfin, maman, à cette époque-là, t’as pas percuté ? »

lundi 10 mars 2025.
 

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Le 13 avril 1996, le directeur de Notre-Dame de Bétharram (Pyrénées-Atlantiques) est « assommé ». « Groggy, K-O debout », décrit un reporter de Sud-Ouest. « Lent à réagir pour se défendre des coups qui viennent d’être assénés à l’institution », fustige-t-il même. En cause, des plaintes « d’apparence anodine » émanant d’une professeure « bousculée » et d’un « potache giflé » – en réalité, un gamin qui, tympan crevé par la mandale d’un surveillant, a perdu une bonne partie de l’audition.

Le localier s’étrangle : alors que « des faits de cette nature » surviennent « tous les jours dans les collèges, publics ou privés », c’est au « symbole » que ces « rumeurs très négatives » s’attaquent. Tout ça parce que Bétharram reste « l’un des derniers bastions d’une éducation à la dure capable de tenir tête aux coups de boutoir d’une société permissive triomphante depuis Mai 68 ». Et de décrire dans une veine poétique, ou sadique, l’ « attendrissement » des parents « relativisant le supplice du perron, ces heures passées au piquet, parfois à genoux sur une règle qui les scie, jusqu’à ce que le sang perle ».

Le surlendemain, le 15 avril, un inspecteur d’académie expédie son rapport vite fait mal fait : pour lui, la « vérité », c’est que Bétharram ne semble « pas un établissement où les élèves sont brutalisés ». Début mai de la même année, François Bayrou, alors ministre de l’Education nationale et familier des lieux – comme chacun sait désormais, son épouse y fait le catéchisme et la plupart de ses six enfants fréquenteront l’école -, s’offusque de ce qu’il décrit comme des insinuations malveillantes contre l’établissement catholique.

« J’en ai beaucoup entendu parler, glisse-t-il lors d’une visite saluant la réfection de la chapelle de Bétharram. Nombreux sont les Béarnais qui ont ressenti ces attaques avec un sentiment douloureux et un sentiment d’injustice. Ce n’est pas le ministre, ce n’est pas le parent d’élèves qui parle, c’est le Béarnais ».

« Mais enfin, maman, à cette époque-là, t’as pas percuté ? »

Nathalie1 n’avait rien vu de tout ça, elle ne lisait pas la presse locale. En octobre 1996, elle écrit au médecin de ses parents qui, pendant les vacances de la Toussaint, accueillent son fils. Elle le prie de profiter de son passage pour d’examiner l’adolescent.

Élève à Bétharram depuis ses 10 ans, Julien1 en a trois de plus désormais. Il a passé un scanner parce qu’il se plaint tout le temps de maux de tête et de « douleurs anales aiguës ». Le docteur prescrit une pommade contre les hémorroïdes. Cette lettre, Nathalie l’avait complètement oubliée. C’est son fils qui lui en a envoyé une copie l’année dernière. Avec un message, lapidaire : « Mais enfin, maman, à cette époque-là, t’as pas percuté ? »

Tabassages et viols… Non, sur le moment, elle n’a pas percuté. Nathalie a travaillé trois ans comme prof dans une école catholique à Orthez, et ça s’était bien passé. Elle n’avait jamais rien entendu de particulier sur Bétharram où, débordée de boulot après un divorce, elle avait envoyé son petit.

Bien sûr, il y a eu cette fugue : un petit matin, Julien débarque chez elle après une nuit à cheminer, avec deux copains, sur la trentaine de kilomètres entre son internat et Pau. Une escapade que le petit n’expliquera pas… « Je l’ai sans doute engueulé, car fuir comme ça sans raison, c’était absurde », se morfond-elle.

Trois gardes à vue, une première victoire

Ce qui consume toujours son fils aujourd’hui, elle ne l’a compris qu’en juin 2024, par accident, en regardant avec lui des images avant et après Bétharram. « C’était un enfant blond, tout mignon et rayonnant, témoigne-t-elle. À 12 ans, c’était encore un bébé, avec un retard de croissance. Sur les clichés d’après, ce n’était plus le même, il en tirait, une sacrée gueule. » Après avoir exhumé le courrier au médecin, Julien n’en a pas dit beaucoup plus à sa mère.

Entendue comme témoin par la gendarmerie, Nathalie croit savoir que le type venu le reprendre après sa fugue était l’un de ses violeurs. « Comme il devait être persuadé qu’il était tout seul, il a mis un mouchoir là-dessus, analyse-t-elle. Mon fils a essayé d’oublier. Tellement fort qu’il est tombé dans une spirale d’addictions, et qu’il y est encore… »

Peut-être pas du sang et des larmes, mais du déni ou du silence, c’en est, à présent, fini à Bétharram, tandis qu’à Paris le premier ministre s’enlise dans ses démentis. Ce mercredi 19 février 2025, en début d’après-midi, Alain Esquerre n’a pas forcément le temps de savourer, entre les demandes pressantes d’interviews et les nouvelles plaintes qui tombent sur son mail.

Il vient d’en être informé par le procureur de Pau : pour la première fois, trois des protagonistes de l’affaire – un prêtre et deux surveillants – viennent d’être placés en garde à vue. « C’est un jour historique, le premier aboutissement de quinze mois de travail, confie-t-il. On savait que si on voulait renverser la table, il fallait rassembler un nombre substantiel de victimes. »

Un consensus silencieux et complice

En tant qu’enfant de Bétharram – « Moi, j’ai eu le malheur d’habiter à côté de cet enfer », glisse-t-il –, Alain a créé en octobre 2023 une page Web, qui donnera naissance à un collectif informel et mouvant au gré des dépôts de plaintes.

Au dernier décompte, il y en a 140, dont la moitié avec des faits relevant d’agressions sexuelles et de viols ; les noms d’une trentaine d’auteurs de violences y figurent. « Dès l’enfance, je m’estimais victime, je n’avais pas à subir de telles violences, ces passages à tabac, ces humiliations, raconte-t-il. Plus tard, sur Internet, je voyais des anciens qui s’enorgueillissaient d’avoir pris des “bouffes” (NDLR des baffes) dans la tronche… Et tous ceux qui avaient souffert, on ne les entendait pas. Alors, j’ai décidé de faire un site. J’ai reçu des témoignages, une poignée puis quelques dizaines. »

Chef d’orchestre d’un mouvement qui, sans réelle structure, ne tient que par une page Facebook et un canal WhatsApp, Alain Esquerre souligne un paradoxe derrière le consensus silencieux et complice autour de Bétharram, des décennies durant : « Il y avait une bénédiction accordée par toute cette populace, alentour. Mais si c’était si formidable que ça, pourquoi n’y a-t-il jamais eu d’amicale des anciens ? En réalité, il n’y avait aucun collectif, pas de camaraderie… J’y suis resté entre 1980 et 1985, et au bout du compte, je ne m’y suis fait qu’un seul ami. C’est pas beaucoup ! »

Les surnoms des tortionnaires à jamais en mémoire

Ce n’est que maintenant, dans la bataille pour obtenir justice et réparation, que cette fraternité des douleurs émerge. Les plaignants ne se connaissent pas. Ils vivent loin les uns des autres, dans tout le Sud-Ouest et au-delà. Pour l’écrasante majorité, ils ne se rencontrent pas. Ils échangent juste sur leur petit forum.

La semaine dernière, pendant les premières gardes à vue qui se sont soldées par l’ouverture d’une information judiciaire contre un ancien surveillant – désormais en détention provisoire –, certains ont sablé le champagne et tous ont, assurent-ils, « dormi sur leurs deux oreilles ». Encore séparés mais plus divisés, avec le même but et des émotions similaires.

« Monsieur Furia », avec ses petites lunettes et son moignon, qui rendait les copies de maths à coups de « cocos » – le poing retourné s’abattant sur les crânes –, « Elvis », qui faisait valser les gamins de leurs pupitres, « le Glaude », ce « super-neuneu » qui filait des torgnoles complètement gratuites, « Cheval », qui arrangeait sa chevalière avant de cogner pour faire plus mal encore, puis qui venait, avec les prêtres, reluquer dans les douches et se glissait dans les chambrées la nuit, et cet élève de première, un « Bordelais » désigné comme « pion de dortoir », qui était « d’une violence inouïe et qui est cité dans plusieurs plaintes »…

Cabossé après avoir passé une seule année scolaire (1988-89) à Bétharram, Thomas1 connaît mieux les noms de ses tortionnaires que ceux de ses congénères. « Dans le groupe des plaignants, narre-t-il, je me souviens vaguement d’un gars, mais sans plus… Il n’y a aucune machination : on ne se connaît pas. »

Un corps inerte et sanguinolent

Âgé de 14 ans et mesurant déjà 1,80 m – « ma taille m’a protégé des violences sexuelles », reste-t-il persuadé –, le père de trois enfants décrit un « véritable conditionnement à l’omerta », même quand, comme ça se murmurait dans la cour, un tout-petit avait été abusé par le directeur de l’école, le père Carricart. « Le silence, c’était l’essence de cette école, campe Thomas. On avait le droit de parler une heure ou deux par jour ; tout le reste du temps, au moindre chuchotement, on risquait de prendre une raclée monumentale. Le seul moment où on pouvait se sentir non pas en sécurité, mais un peu plus tranquille, c’était au fond du lit, sous la couverture. »

Le quadra se revoit un mercredi après-midi, passant le torchon dans un couloir. Derrière une porte, il distingue nettement une longue pluie de coups. Puis le surveillant ouvre, et dépose un corps inerte et sanguinolent contre le mur. Thomas frotte plus vite, plus loin. Et l’autre revient devant son pantin avec sa trousse de secours… « J’ai quitté Bétharram, dompté pour me taire, insiste-t-il. Je me suis sabordé pendant les études, j’étais devenu très sauvage. »

« Il me cognait parce que je me rongeais les ongles »

Envoyé en 1980 dans ce bagne parce qu’il « faisait le clown », Thierry a immédiatement perdu son nez rouge. « Des coups énormes, des humiliations et des caresses sur les fesses, synthétise-t-il. Ils m’ont laminé. » Aujourd’hui, derrière les hantises dans la tête, même son corps accuse. « Cheval me cognait parce que je me rongeais les ongles, fixe-t-il, en présentant l’une de ses mains. Eh ben, c’est con peut-être, mais quatre décennies plus tard, je continue, pour pas qu’il ait gagné… »

La semaine dernière, le frère de Thierry, passé aussi dans l’école, lui a pour la première fois de sa vie posé des questions. « Je l’ai laissé venir, il voulait savoir si j’étais au courant pour Bétharram, si j’étais dans le collectif… Lui, il était premier de la classe et, apparemment, il n’a rien eu… Mais il a commencé à me parler, comme on ne l’avait jamais fait. Il a vu des choses, m’a-t-il révélé. Tout le monde voyait sans voir. Je veux croire, j’espère, que c’est fini. »

Ce 20 février, le soleil donne à Bétharram, sur l’école rebaptisée « le Beau Rameau » comme sur l’Ehpad – devant lequel des équipes de télé font le pied de grue, attendant le retour du père Henri, 94 ans, à l’issue de sa garde à vue. Mais tout reste lugubre, la terreur suinte.

Dans les bâtiments désaffectés du lycée, détournés pour des parties pirates d’airsoft (armes à air comprimé), les graffitis font des lapsus : « Jusqu’ici tout va bien, “la Haine”. » Au cimetière, tout en haut, après les douze stations du calvaire, la tombe du père Carricart, l’ancien directeur de l’école qui s’est suicidé en 2000 après une mise en examen pour violences sexuelles, est en partie couverte de pensées. « Heureux les doux, ils obtiendront la terre promise », prêche une béatitude.

La question de la prescription

Dans l’église du monastère, une guide aimerait passer l’éponge en vitesse : « Ah, vous n’êtes pas des pèlerins, vous êtes là pour l’autre côté », reproche-t-elle. Tout est pourtant lié, à l’évidence, sur ce site qui se veut miraculeux : selon la légende locale, une jeune fille tomba dans le Gave de Pau, ce cours d’eau verdâtre et si souvent brumeux, elle invoqua la Vierge et aussitôt Marie lui tendit un rameau pour la secourir.

Chez toutes les victimes de Bétharram, d’autres apparitions hantent les cauchemars. Car personne n’est jamais venu les sauver des griffes des brutes et des pédocriminels. Mais « c’est terminé, la peur change de camp », se félicite Thierry. « La boule de pus a éclaté et plus personne ne peut défendre l’indéfendable », ajoute Thomas. Nathalie, la mère de Julien, en est convaincue : « La médiatisation de cette affaire monstrueuse va libérer plus de paroles. Tout ça n’est sans doute pas réparable, mais au moins, il faudrait que tous ces enfants, nos enfants, se sentent enfin entourés, soutenus, écoutés, crus et reconnus comme des victimes. »

Alain Esquerre souffle : « Toutes ces affaires, c’est un merdier énorme, et c’est toute la société qui doit le mesurer et l’affronter… On ne peut en sortir qu’en travaillant sur la prescription pour garantir que l’impunité ne triomphe pas à la fin. J’ai proposé à la congrégation de Bétharram une solution, avec une forme de plaider coupable. Pour le moment, ils se terrent, et n’en veulent pas. Ils proposent une petite messe de réconciliation. Quelle vaste blague ! Mais ça va venir, parce qu’ils n’auront pas le choix. »

Thomas Lemahieu


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