Quelle alternative à « l’amour romantique » ?

vendredi 14 mars 2025.
 

Extraits du chapitre consacré au vécu sexuel et au cadre hétéronormatif de mon essai Pour une non-violence politique (éd. Vérone).

Le mois de février s’en va, emportant le lot de festivités associées à ce qui est devenu un rendez-vous commercial : la Saint-Valentin. Cette fête d’origine catholique souligne l’importance de l’amour et des relations affectives.

Elle prend son origine dans la vie de Saint-Valentin de Rome, qui mariait des soldats à leurs promises dans les prisons de l’Empire Romain, alors que le christianisme y était encore interdit. L’empereur Claude II le fit décapiter. Une fois la religion catholique devenue religion officielle, le Pape Gélase I intègre cette célébration de l’amour humain au calendrier grégorien pour combattre les festivités païennes de la fertilité, les lupercales. Avec le temps, le sens des deux se mélange. Au Moyen Age, la fête incorpore les constructions de l’amour courtois.

Pour les féministes, la Saint-Valentin renforce surtout la construction culturelle de « l’amour romantique », potentiellement dangereuse parce qu’elle induit et dissimule des violences structurelles. Pour ce motif, je publie des extraits du chapitre sur le vécu sexuel et le cadre hétéronormatif de mon essai Pour une non-violence politique, qui propose d’éliminer les violences relationnelles structurelles par des transformations sociales.

« Le patriarcat a pris soin de séparer, des siècles durant, le privé du public. On le sait aujourd’hui : cette séparation n’est que l’énième rouage, bien conçu, du mécanisme de domination qu’il met en place. Les foyers sont des boîtes noires où se joue un rapport de force, en conditions faussées dès le départ, sur lequel personne n’a de regard. La sexualité, un rapport paramétré par des données culturelles pour asservir les femmes : tabou du désir féminin, imposition à la femme du rôle d’objet, conditionnement du plaisir féminin par le biais des imaginaires sociaux. A cela s’ajoute, au temps où la pornographie emprunte le chemin des mass média, la diffusion massive d’un imaginaire du plaisir féminin qui se superpose à celui du fantasme masculin et qui est faux : on ne compte plus les alertes lancées par le féminisme concernant la pornographie et le rôle qu’elle joue, tant dans le développement du système prostitueur que dans la mise en place de dynamiques violentes à l’encontre des femmes. […] La sexualité a toujours été politique. Mass média aidant, elle l’est peut-être aujourd’hui un peu plus.

Les procès des affaires de viol disent on ne peut plus à quel point la sexualité est politique : le poids des stéréotypes de la tentatrice et celui de l’irrépressible libido féminine, que la femme se trouverait par la suite dans l’incapacité d’assumer, font des ravages. La victime se retrouve assez systématiquement en position d’accusée, alors même qu’elle a une véritable fracture psychologique à surmonter, scrutée par l’institution et le collectif, suspectée. Sa vie est usuellement passée au peigne fin, on ne cherche même pas un fait, on cherche une nature : celle de la femme dissolue ou de la femme tentatrice. Des femmes ayant subi une effraction corporelle et psychique se retrouvent à subir des effractions à répétition […]

Avec le consentement on touche au premier nœud à explorer pour ce qui est de la question du vécu sexuel. Elle est intimement liée à la question de la représentation des femmes en tant qu’objet ou que sujet. Geneviève Fraisse avait bien exploré la question du consentement dans son essai du même nom (2007). En effet, cette notion est bien plus complexe que ce qu’il est possible d’imaginer à première vue. Acte intime qui engage deux personnes, le consentement implique un rapport. C’est d’abord un rapport à soi, puis un rapport à l’autre (Fraisse, 2007 : 17). Sa nature est cependant comme à double face « s’agit-il de liberté, ou d’inévitable rapport de force ? » (Fraisse, 2007 : 25). Puis, le consentement est sous-tendu par un éventail d’affects, qui oscillent entre le choix et la contrainte. Par ailleurs, la notion même de consentement entretient les imaginaires sociaux qui interviennent dans les procès concernant les viols […] le viol est une question de pouvoir, et la violence un outil de définition identitaire donné par le social.

La notion de consentement est inextricablement liée aux rapports d’objet : alors que le sujet agit, l’objet consent. C’est un peu ce qu’exprime Fraisse lorsqu’elle se demande si le consentement est le signe de la liberté ou d’un inévitable rapport de force. Tout un outillage conceptuel a été mis en place par le patriarcat pour encadrer la sexualité. La notion de conquête, qui sert de métaphore au rapport amoureux des sociétés hétéronormées en fait partie et dit bien, elle aussi, ce rôle d’objet inhérent au rapport amoureux et au rapport sexuel. Non seulement l’homme agit et la femme subit, mais elle doit encore résister à l’action de l’homme. Cela pose bel et bien un rapport de force dans l’imaginaire, qui inverse le rapport de force réel : c’est parce que les hommes dominent les femmes que celles-ci sont tenues au rôle d’objet.

Dans une société non violente, les individus seront des égaux différents. Dans sa quête de communication avec l’autre, Octavio Paz avait écrit un magnifique chapitre final au Labyrinthe de la solitude concernant le rapport amoureux (1995). Avec sa précision de poète il y identifiait l’amour comme acte antisocial. Paz disait avant l’heure, par cette seule image, toute la réalité du genre en matière amoureuse. Parce qu’il encadre les identités, le genre rend impossible toute communication. Paz parlait des constructions identitaires de genre comme autant de masques. En effet, impossible si l’on porte un masque de voir le visage de l’autre, et donc, impossible de communiquer avec l’autre. Pour Paz, l’amour est antisocial parce qu’il n’est pas possible dans le social de communiquer avec l’autre : celui-ci n’est que le rôle qu’il revêt.

L’image de Paz est saisissante, et tellement juste. Ni l’amour, ni la sexualité n’engagent dans nos sociétés vraiment les individualités. Ils sont codés. Non pas qu’il n’y ait jamais aucune occurrence d’amour ou de sexualité « vrais », mais que ceux-ci sont si normés que ces occurrences ne sont pas la norme, mais l’exception.

Dans une société non violente amour et sexualité s’établiront entre égaux. Ils concerneront deux sujets. Le plaisir et le désir féminin ne seront pas un tabou parce que tout individu est sujet de plaisir et de désir, ce sont deux des éléments de l’humain. En cela le plaisir sera pensé pour ce qu’il est : comme quelque chose ayant partie liée aussi à la subjectivité et non pas pensé pour universel. Si la pornographie est aujourd’hui un réel fléau pour les femmes c’est parce que la plupart des fictions pornographiques sont, en fait, une incitation à la haine des femmes. Elles font bien plus que normaliser la violence : elles dépeignent la violence comme étant source de plaisir [… ]

Amour et sexualité unissent, dans des sociétés non violentes, deux individus qui tout en étant différents sont, aussi, égaux. Les différentes orientations sexuelles ne constituent, par ailleurs, que des traits distinctifs de chaque individu, de même que la couleur de cheveux ou de peau. Elles ne souffrent pas de hiérarchies.

Amour et sexualité sont pensés, dans des sociétés non violentes, comme rencontre de deux individualités. En tant que rencontre de deux individualités ils sont toujours uniques et à découvrir, puisque chaque individu est unique. Ils sont, avant tout, une des formes de communication qui s’établissent entre deux individus égaux et différents. »

Sara Calderon

Enseignante-chercheuse


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message