![]() |
« Il me semble que, du point de vue stratégique, c’est la désignation de l’ennemi principal comme néofasciste qui est la plus utile, outre qu’elle est tout à fait pertinente. »
Francisco Louça a rédigé un bref texte posant la question « Qui est l’ennemi ? » [1] qui évoque la définition bien connue de la politique que le théoricien allemand réactionnaire Carl Schmitt avait formulée en 1932, l’année précédant son adhésion au parti nazi. Selon Schmitt, la distinction spécifique sur laquelle la politique se fonde est celle entre ami et ennemi. D’où la question que pose Francisco en titre, en plaçant son texte sous la rubrique « stratégie ».
Fort bien : cela a le mérite de clairement situer le débat, en y apportant de surcroît une contribution stimulante. Qui est donc l’ennemi ? Francisco distingue trois réponses comme étant les « plus répandues » (ce qui est pour le moins exagéré quant à la troisième, ou alors « répandues » se réfère ici à un microcosme très particulier) : « Dans le débat politique récent, écrit-il, on a pu trouver plusieurs formulations qui utilisent diverses métaphores et répondent que l’ennemi est le néofascisme, le technoféodalisme (Yannis Varoufakis) ou le capitalisme politique (Robert Brenner). » Francisco écarte les deux premières, non sans quelque condescendance : « Les deux premières ont en commun de recourir au passé pour désigner le présent. C’est compréhensible : l’analogie nous transporte sur le terrain du connu pour analyser l’inconnu ou, du moins, le nouveau. Mais c’est précisément là que réside le problème : la métaphore nous piège dans sa signification et dans sa lecture ».
Francisco ne semble pas se rendre compte que la réponse que lui-même apporte à la question qu’il a posée, à savoir la « super-oligarchie », recourt à un passé plus lointain encore que néofascisme et techno-féodalisme, puisque le concept d’oligarchie remonte à l’antiquité grecque. Et c’est hélas la moins convaincante de toutes les formulations : l’oligarchie désigne par définition le pouvoir d’un petit nombre, et il ne fait pas grand sens d’ajouter « super » à un tel terme. La nature même de la concentration économique caractéristique du capitalisme tend à la réduction du nombre des détenteurs du pouvoir économique, qui va le plus souvent de pair avec une centralisation accrue du pouvoir politique, les deux pouvoirs tendant à se confondre. Dire que cela est la caractéristique de notre époque n’apporte en fait rien de nouveau pour la compréhension de sa spécificité.
La notion de techno-féodalisme – que Francisco attribue au seul Varoufakis, mais qui est aussi au cœur de la réflexion de Cédric Durand, et s’apparente à la notion antérieure de « féodalisme numérique » de Marianna Mazzucato et Shoshana Zuboff – a le mérite de mettre l’accent sur le contrôle des sommets de l’économie numérique par une petite coterie de très grands capitalistes. Elle recourt à l’analogie avec le féodalisme pour décrire le rapport spécifique de dépendance, ou de « vassalisation », que cette oligarchie de l’économie numérique, grâce à son contrôle des données et de l’infrastructure, entretient avec les usagers et les petites entreprises. Comme toute analogie, celle-ci a certes ses limites, mais elle est évidemment utile.
La notion de « capitalisme politique » peut sembler plus nouvelle, mais elle ne l’est point en réalité. L’appellation est mauvaise parce qu’il n’y a pas de « capitalisme apolitique » : autrement dit, parce que le capitalisme est par essence directement concerné par la nature du pouvoir politique qui conditionne son fonctionnement. Ce qui est au cœur de la notion exposée par Dylan Riley et Robert Brenner est ce qu’ils désignent comme « un nouveau régime d’accumulation : appelons-le capitalisme politique. Dans le capitalisme politique, c’est la puissance politique à l’état brut, et non l’investissement productif, qui est le principal facteur déterminant du taux de rentabilité. » (Traduction française corrigée à partir de l’original anglais, « Seven Theses on American Politics », NLR, 138, Nov-Dec 2022, p. 6).
Cela a un air de nouveauté, mais ce ne l’est point en réalité. Depuis l’aurore du capitalisme ont coexisté des formes qui tendent à se conformer à l’idéaltype du capitalisme déterminé par la libre concurrence sur le marché, avec d’autres que Max Weber a désignées d’une façon bien meilleure comme « capitalisme politiquement déterminé » (politisch bedingter Kapitalismus). Selon la définition de Weber, « l’orientation politique » de ce type de capitalisme se fait, entre autres possibilités, en fonction « des chances de gains permanents résultant d’une position de domination garantie par le pouvoir politique ».
Bien entendu, il a toujours existé des éléments de capitalisme politiquement déterminé au sein du système capitaliste étatsunien, mais c’est du « régime d’accumulation » dominant qu’il s’agit ici. On comprend que des auteurs étatsuniens puissent percevoir ce régime comme une nouveauté. Cependant, du point de vue de l’histoire économique ou de l’étude des économies du Sud mondial, un tel régime est en fait bien plus ancien que le capitalisme idéaltypique, et il est resté en vigueur dans nombre d’économies non-occidentales. Il est ainsi au centre de ma propre analyse des modalités particulières du capitalisme dans la région arabe, développée dans mon ouvrage Le peuple veut : une exploration radicale du soulèvement arabe. La nouveauté est, bien sûr, que ce régime en vienne à s’imposer dans la plus grande puissance capitaliste du monde, et cela dans le contexte d’une évolution technologique du capitalisme ayant abouti au « techno-féodalisme ».
Il n’y a donc pas de contradiction entre ces concepts, mais une complémentarité. Il en va de même pour l’application du concept de néofascisme à la version de l’extrême droite qui a puissamment surgi au cours des dernières années à l’échelle mondiale et s’est trouvée très puissamment propulsée par l’avènement de l’administration néofasciste de Trump 2. Contrairement à ce que pense Francisco, le néofascisme ne « suggère » pas « une répétition du fascisme » ; le concept souligne plutôt l’originalité du fascisme du 21e siècle par rapport à celui du siècle précédent, tout en tenant compte de leurs traits communs, comme j’ai essayé de le faire dans mon article « L’ère du néofascisme et ses particularités » [2].
Cette originalité est en partie déterminée par l’ère numérique dans laquelle nous vivons – non seulement par la collusion entre les néofascistes des États-Unis et du monde et le détenteur de la plus grande fortune capitaliste de notre temps, figure centrale de la techno-féodalité et autres secteurs de pointe, qui a acquis la principale plateforme mondiale de réseautage social, mais aussi par le fait que les réseaux sociaux modernes sont devenus les principaux vecteurs de la propagande et de la désinformation néofascistes.
Quant à la stratégie, désigner l’ennemi comme « super-oligarchie » ne nous avance nullement dans la compréhension de ce qui est à faire. Et lorsque cette « super-oligarchie » est présentée comme quasi-divine – « Au-dessus de toi, tu peux être assuré que tu as ton ennemi, le super-oligarque » est la conclusion de l’article de Francisco – le risque est plutôt celui de la résignation face au tout-puissant ou de la retraite ascétique hors technologie. Le concept de néofascisme nous renvoie, en revanche, à la discussion stratégique sur l’opposition au fascisme du siècle passé, qui reste très importante et pertinente pour notre temps.
Il pousse d’abord à identifier le contenu idéologique du néofascisme, qui combine des éléments de l’ancien avec des traits modernes. Je les ai résumés comme suit : « fanatisme nationaliste et ethnique, xénophobie, racisme explicite, masculinité affirmative et hostilité extrême aux acquis des Lumières et aux valeurs émancipatrices » ; programme qui « ne conduit pas à l’expansion de l’appareil d’État et de son rôle économique, mais s’inspire plutôt de la pensée néolibérale dans son incitation à réduire le rôle économique de l’État en faveur du capital privé » (sauf quand la nécessité impose le contraire, comme c’est le cas en temps de guerre) ; ce néofascisme « s’est épanoui sur le fumier d’un ressentiment raciste et xénophobe contre les vagues croissantes d’immigration qui ont accompagné la mondialisation néolibérale ou qui ont résulté des guerres que celle-ci a alimentées, en parallèle avec l’effondrement des règles du système international » ; il « pousse le monde vers l’abîme avec l’hostilité flagrante de la plupart de ses factions aux mesures écologiques indispensables, exacerbant ainsi le péril environnemental ».
Sur le plan stratégique, aujourd’hui comme hier, les deux plus graves dangers qui guettent la gauche antifasciste sont diamétralement opposés : 1) la minimisation du danger que représente le néofascisme, avec la tentation ultragauche de renvoyer dos-à-dos néofascistes et libéraux (au sens politique du terme) ; 2) la renonciation, parfois présentée comme provisoire, à la lutte des classes au nom du front démocratique contre les néofascistes.
Face à ce néofascisme, qui a le vent en poupe tant dans le Nord mondial que dans le Sud, il faut combiner la flexibilité la plus grande en termes d’alliances en défense des acquis démocratiques, avec la construction d’un pôle de classe anticapitaliste. C’est ce que j’avais indiqué en conclusion de mon article :
« Il est vital et urgent de faire face à la montée mondiale du néofascisme en rassemblant les alliances ad hoc les plus larges pour la défense de la démocratie, de l’environnement, de l’égalité des sexes et des droits des immigré.e.s, avec la variété des forces qui embrassent ces objectifs, tout en travaillant à reconstruire un courant mondial s’opposant au néolibéralisme et défendant l’intérêt public face à la domination des intérêts privés. » Pour toutes ces raisons, il me semble que, du point de vue stratégique, c’est la désignation de l’ennemi principal comme néofasciste qui est la plus utile, outre qu’elle est tout à fait pertinente.
Gilbert Achcar
Date | Nom | Message |