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Une enquête judiciaire sur les montages financiers de l’oligarque Suleyman Kerimov, proche de Vladimir Poutine, éclabousse l’avocat fiscaliste Frédéric Moréas. Ce dernier travaille depuis huit ans avec la belle-fille du président de la République.
ansDans le binôme qu’il forme avec Tiphaine Auzière, l’avocat Frédéric Moréas avait jusqu’ici toujours veillé à une bonne répartition des rôles. À elle les engagements politiques, l’exposition médiatique et la promotion de leur cabinet d’avocats, y compris sur les plateaux de télévision. À lui la discrétion nécessaire à l’accompagnement des clients les plus sensibles.
Mais l’associé de la belle-fille du président de la République est aujourd’hui rattrapé par la lumière projetée sur les déboires judiciaires de l’homme d’affaires Suleyman Kerimov, un oligarque et sénateur russe proche de Vladimir Poutine, placé sous sanctions occidentales depuis l’invasion russe de l’Ukraine en 2022.
Frédéric Moréas travaille avec Tiphaine Auzière, fille de Brigitte Macron, depuis 2017. C’est Emmanuel Macron en personne qui les a présentés. Les deux hommes se connaissent bien : Frédéric Moréas a personnellement accompagné Emmanuel Macron à une époque où celui-ci envisageait de créer une start-up.
La belle-fille du président et le fiscaliste ont créé leur propre cabinet, Challenges Avocats, en 2020. Un cabinet dont les locaux dans le VIIIe arrondissement de Paris ont été perquisitionnés, le 16 décembre 2024, dans le cadre d’une enquête judiciaire visant notamment des soupçons d’arrangements fiscaux en faveur de Suleyman Kerimov, a appris Mediapart de source judiciaire.
Les enquêteurs s’intéressent particulièrement aux conditions dans lesquelles un accord fiscal a été conclu, en 2019, entre Bercy et une entreprise suisse, Swiru Holding, soupçonnée d’être une société-écran de Suleyman Kerimov. Des perquisitions ont aussi été conduites au ministère de l’économie et des finances, jeudi 27 mars, dans le cadre de cette information judiciaire, comme l’ont révélé Le Monde et Libération.
Ces perquisitions à Bercy et au cabinet de Frédéric Moréas viennent relancer de façon spectaculaire la tentaculaire affaire Kerimov, qui était jusqu’ici un fiasco judiciaire et qui est devenue, depuis la guerre en Ukraine, très embarrassante pour la France.
La procédure avait été ouverte à Nice, il y a près de dix ans, et portait sur les conditions d’acquisition par Suleyman Kerimov, pour 207 millions d’euros, de quatre villas de luxe situées au cap d’Antibes (Alpes-Maritimes). Surnommé le « Gatsby russe » ou « Suleyman le Magnifique » en raison de ses frasques sur la Côte d’Azur, l’oligarque est assis sur un patrimoine évalué à 13 milliards d’euros (biens de ses enfants compris), selon le classement de Bloomberg.
Suleyman Kerimov écope en 2017 d’une mise en examen pour blanchiment de fraude fiscale, qu’il parvient à faire annuler l’année suivante.
En parallèle, des négociations s’engagent avec l’administration fiscale. Lors de l’achat d’une des villas, Swiru Holding avait payé un gigantesque dessous de table de 92 millions au vendeur, ce qui a réduit artificiellement le montant des taxes sur la transaction (les « frais de notaire »). Et Swiru Holding n’avait pas réglé une taxe à 3 % sur la valeur des villas, susceptible d’être due lorsqu’une société qui possède des biens immobiliers ne déclare par l’identité de la personne physique qui en est le véritable bénéficiaire.
Ce contentieux s’est réglé à l’amiable : la société Swiru Holding a réglé en 2019 un énorme redressement fiscal de 59 millions d’euros et a conclu l’année suivante avec le procureur de Nice une convention judiciaire d’intérêt public (CJIP), assortie d’un paiement de 1,4 million d’euros. Cette procédure de justice négociée permet aux entreprises de clore les poursuites en échange d’une amende, sans reconnaissance formelle de culpabilité.
Sollicité pour comprendre quel fut son rôle dans la négociation de l’accord fiscal, Frédéric Moréas – qui conseillait la société Swiru Holding – n’a pas répondu à notre demande d’entretien. Également questionnée, Tiphaine Auzière a indiqué qu’elle s’occupe de droit social au sein du cabinet.
Cette opération a coûté très cher à la famille Kerimov, mais elle constitue une victoire pour l’oligarque, puisqu’il n’a pas été mis en cause personnellement par le fisc, puis a été pénalement blanchi par la justice. La CJIP indique en effet que le financier suisse officiellement propriétaire de Swiru Holding était bien « le seul et unique actionnaire » de la société (donc des villas), alors même que l’enquête judiciaire avait recueilli de nombreux éléments montrant qu’il était en réalité un homme de paille de Suleyman Kerimov.
Mi-janvier 2020, quatre mois avant la signature de la CJIP, Suleyman Kerimov s’était rapproché de l’ancien président Nicolas Sarkozy, qu’il avait invité à son domicile privé à Moscou, comme l’avait révélé Mediapart. Selon nos sources, il aurait souhaité se servir de l’entregent de l’ancien président de la République pour s’assurer qu’il serait bien traité par la justice française. Un des avocats de l’oligarque, Nikita Sichov, avait démenti, indiquant que « la procédure pénale française » n’avait jamais été évoquée lors de cette rencontre.
Tandis que l’oligarque a été placé sous sanctions au printemps 2022 à la suite de l’invasion russe de l’Ukraine, l’affaire française a été relancée en juin 2022 après un signalement de Tracfin, la cellule de lutte contre le blanchiment de Bercy.
Cette note, dont le contenu a été révélé par Mediapart, indique que les villas au cap d’Antibes ont été rachetées en 2019 par la propre fille de l’oligarque, Gulnara Kerimova, pour 268 millions d’euros. Dans le cadre de l’accord fiscal conclu avec le fisc la même année, elle a transféré, en 2021, les villas dans une nouvelle société suisse, de façon à être personnellement assujettie à l’impôt sur la fortune immobilière (IFI).
Sauf qu’une partie des fonds qui ont financé l’opération lui a été fournie par son frère Saïd Kerimov, placé sous sanctions en avril 2022. Ce financement, « particulièrement opaque et dépourvu de rationalité économique », pourrait avoir pour objectif « de dissimuler l’origine ou le bénéficiaire effectif des fonds », selon Tracfin.
L’avocat de Suleyman Kerimov, Nikita Sichov, avait formellement démenti toute irrégularité auprès de Mediapart, indiquant que ces opérations ont été « effectuées en toute transparence avec les organes compétents afin de respecter toutes les réglementations ». « La seule explication du signalement de la restructuration à la justice par Tracfin est son ignorance des termes de l’accord de 2019, qui a été communiqué à la justice il y a plus de deux ans », a-t-il précisé hier au Monde.
Le dossier a finalement été transféré à la Juridiction nationale de lutte contre la criminalité organisée (Junalco) du parquet de Paris, puis confié à l’été 2023 au juge d’instruction parisien Serge Tournaire, dans le cadre d’une information judiciaire.
De son côté, le ministère de l’économie a prononcé en novembre 2024 le gel des quatre villas du cap d’Antibes, dans le cadre des sanctions européennes. Gulnara Kerimova, désormais propriétaire des biens, a contesté ce gel devant le tribunal administratif : elle estime cette mesure illégale, car elle n’a pas été placée sous sanctions par l’Union européenne, contrairement à son père et à son frère.
En parallèle, un nouveau front judiciaire s’est ouvert contre Suleyman Kerimov en Suisse. En novembre 2023, le ministère public de la confédération (le parquet fédéral helvète) a ouvert contre l’oligarque une procédure pénale pour contournement des sanctions, mené huit perquisitions et gelé des avoirs d’une valeur supérieure à 1,3 milliard d’euros, comme l’a révélé le journal Le Temps.
Suleyman Kerimov est également dans le collimateur des États-Unis. En juin 2022, Washington avait saisi un yacht à 210 millions d’euros appartenant à l’oligarque, dans le cadre des sanctions édictées après le déclenchement de la guerre en Ukraine. Le 7 mars, des procureurs américains ont demandé à un juge l’autorisation de vendre le navire, dont le coût de l’entretien par les autorités est jugé « excessif ».
Yann Philippin et Antton Rouget
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