« On ne peut pas imaginer battre l’extrême droite par l’effet d’une décision judiciaire »

mercredi 16 avril 2025.
 

Le sociologue Ugo Palheta, auteur de plusieurs ouvrages sur l’extrême droite, analyse les conséquences de l’inéligibilité de Marine Le Pen. Si une réplique insurrectionnelle de l’extrême droite lui semble peu crédible, il alerte sur l’ancrage du vote Rassemblement national, qui exige davantage que des condamnations morales de la gauche.

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Auteur de plusieurs livres sur l’extrême droite et les fascismes contemporains, le sociologue Ugo Palheta, codirecteur de la revue en ligne Contretemps, s’apprête à publier le 15 mai Comment le fascisme gagne la France,aux éditions La Découverte – une édition remaniée de La Possibilité du fascisme, paru en 2018.

Réagissant à l’inéligibilité de Marine Le Pen, il alerte sur l’illusion qui consisterait à croire qu’une décision judiciaire suffirait à reléguer le Rassemblement national (RN) aux oubliettes. Pour contrecarrer « cette lame de fond de près de quatre décennies », c’est sur le terrain de la « bataille politique, culturelle et militante », par la constitution d’un front antifasciste unitaire, électoral mais pas seulement, que la solution se trouve, explique-t-il.

Mediapart : L’inéligibilité de Marine Le Pen semble produire deux effets : d’un côté la désorganisation d’un camp d’extrême droite jusqu’à présent unifié, et de l’autre des appels au « soulèvement » de ses partisans contre « la dictature ». Jusqu’où cela peut-il aller ?

Ugo Palheta : La condamnation de Marine Le Pen peut entraîner une certaine démoralisation voire une désorientation de son camp, qui peuvent provoquer des divisions. Jusqu’à présent les prétendants à la présidentielle au sein du Rassemblement national (RN) ou autour de lui (Marion Maréchal, Éric Ciotti) devaient mettre en sommeil leurs ambitions au regard de la prééminence de Marine Le Pen à l’extrême droite. Ce n’est plus le cas. Cette hypothèse permettrait d’abaisser le seuil de passage au second tour, notamment pour la gauche.

Pour autant, je pense que la gauche s’illusionne sans doute sur la capacité de cette décision à modifier les rapports de force. Il faut regarder les faits. Jordan Bardella a conduit la campagne aux élections européennes sans Marine Le Pen, et il a fait un score très important. Évidemment, il n’avait pas le boulet que peut constituer une condamnation judiciaire pour l’image du parti. Mais je suis dubitatif sur l’impact que cette condamnation de Marine Le Pen et d’une partie des dirigeants du RN peut avoir sur son électorat.

Le cœur de celui-ci, sans doute autour de 25 % voire davantage, est solide : c’est un électorat très attaché à la marque « Rassemblement national », pas simplement à Marine Le Pen. Par ailleurs, souvenons-nous que les scandales qui ont touché François Fillon en 2017 ne l’ont pas empêché de faire autour de 20 %. Le fait que le RN soit condamné par la justice ne va pas réduire mécaniquement son score. Cela peut stimuler des divisions, mais on ne peut pas imaginer battre l’extrême droite simplement par l’effet d’une décision judiciaire.

Il y a une bataille politique, culturelle et militante à mener. D’où l’intérêt de rappeler que ce parti, qui prétend être antisystème et défendre la loi et l’ordre, a été condamné par la justice pour des faits graves. Il y a une vaste campagne militante à mener de la part de la gauche et des mouvements d’émancipation, mais pas seulement sur des questions de probité : c’est sur le terrain du projet politique, des propositions pour changer la vie de la majorité de la population, que les choses peuvent se débloquer. On n’arrêtera pas autrement cette lame de fond de près de quatre décennies qui a abouti à une situation où Marine Le Pen était jusqu’au 31 mars aux portes du pouvoir.

Faut-il craindre des débordements extraparlementaires de l’extrême droite, provoqués par cette condamnation et la dénonciation d’un procès politique ?

Je pense que le RN n’a aucun intérêt à ça, et va continuer dans sa stratégie de respectabilité institutionnelle, une stratégie purement légale et parlementaire. S’il essaye de prendre une initiative de rue, elle n’aura aucun aspect insurrectionnel. Quant aux groupuscules d’extrême droite qui pourraient éventuellement chercher à prendre une initiative plus combative, leurs capacités à le faire sont à mon sens très faibles. Le parti d’Éric Zemmour n’a pas vraiment intérêt à être activement en défense de Marine Le Pen dans cette affaire, même si formellement il va dénoncer un coup d’État judiciaire.

Je ne vois donc absolument pas l’extrême droite française se lancer dans des manifestations offensives, en dépit des récents exemples d’attaques extraparlementaires de l’extrême droite au niveau international : celle du Capitole par les soutiens de Trump ou à Brasília (Brésil) par les troupes de Bolsonaro, mais aussi les manifestations en Espagne contre le pouvoir socialiste au moment de l’amnistie des dirigeants politiques catalans, la tentative d’invasion du Bundestag en Allemagne ou encore le saccage du siège de la CGIL [Confédération générale italienne du travail – ndlr] en Italie.

L’extrême droite française a en réalité moins de capacités militantes que ses équivalents dans d’autres pays, en Europe et au-delà. On peut en revanche imaginer des initiatives plus solitaires ou de tout petits groupes. On sait que Brenton Tarrant, le terroriste des attentats de Christchurch en Nouvelle-Zélande, s’est décidé à passer à l’action en réaction à la défaite de Marine Le Pen en 2017. Le fait de se dire que la voie légale, parlementaire, institutionnelle est bouchée peut inciter certains groupes ou des individus isolés à des actions d’ordre terroriste, à la manière de Claude Sinké, cet ex-militant Front national (FN) qui avait attaqué une mosquée à Bayonne en 2019.

Depuis la condamnation, le RN se dit victime d’une « dictature », dénonce « l’exécution de la démocratie française » comme s’il était le plus ardent défenseur de la démocratie. Est-ce un procédé classique, un glissement récurrent dans les processus de fascisation ?

L’extrême droite mondiale utilise habilement et intensivement cette rhétorique de la démocratie contre les juges, en réalité contre l’État de droit (y compris pour contester certaines conquêtes en matière d’égalité des droits ou de lutte contre les discriminations). Marine Le Pen a d’ailleurs reçu le soutien de Viktor Orbán, Donald Trump, Elon Musk sur ce registre : l’idée que les magistrats sont des « juges rouges », et que la gauche radicale les utilise parce qu’elle n’arrive pas à empêcher l’extrême droite de progresser électoralement, est très ancrée.

Sur un plan historique, c’est pourtant un peu plus compliqué que ça : en réalité les juges, par exemple en Allemagne à la fin des années 1920-1930, se sont montrés largement favorables au nazisme, comme une bonne partie des élites allemandes à partir de la fin des années 1920. En général, les militants nazis qui avaient commis des agressions, voire des meurtres, s’en sortaient d’ailleurs très bien. Hitler a fait treize mois de prison pour une tentative de coup d’État – une peine extrêmement légère.

Aujourd’hui, le système judiciaire apparaît à l’extrême droite, partout dans le monde, comme un verrou à faire sauter une fois au pouvoir. C’est vrai en particulier pour Trump aux États-Unis ou Bolsonaro au Brésil, mais aussi du côté du RN. Toute leur rhétorique s’inscrit par ailleurs dans un populisme pénal, qu’on retrouve aussi largement à droite et qui consiste non seulement à jouer la police contre la justice, mais considère, avec les syndicats policiers, que le problème de la police c’est une justice trop laxiste, « forte avec les faibles » (les faibles étant les vrais Français ou ceux qui les représenteraient, l’extrême droite), et « faible avec les forts », à savoir les délinquants de banlieue.

On constate aussi un accompagnement assez important du discours de Marine Le Pen dans les médias audiovisuels. Cette extrême-droitisation du champ médiatique est-elle un signe de plus du basculement en cours ?

Oui, l’appropriation capitaliste des médias par des patrons qui se situent idéologiquement à l’extrême droite, en particulier Bolloré, joue un rôle central dans ce basculement. Ce n’est pas tout à fait nouveau, mais cela a pris une ampleur nouvelle. Il y a là un vrai symptôme de fascisation. Je ne suis pas sûr qu’il y a vingt ans, Marine Le Pen condamnée aurait été invitée le soir même au JT de TF1. Et il est absolument certain que nous n’aurions pas vu cette nuée d’éditorialistes situés clairement à l’extrême droite reprendre, sur toutes les chaînes d’information, l’ensemble des éléments de langage du RN.

L’unité électorale de la gauche est une condition nécessaire mais pas suffisante pour battre l’extrême droite.

La fascisation a beaucoup avancé à travers la transformation de l’idéologie dominante, et donc au travers de la transformation de ces appareils idéologiques que sont les médias – outre les transformations de l’État dans un sens toujours plus autoritaire. Et cela est passé par des acteurs qui, pour la plupart, n’appartiennent pas ou ne sont pas issus de l’extrême droite historique – pensons par exemple au rôle de la droite traditionnelle ou du Printemps républicain.

Si la gauche ne peut pas imaginer battre l’extrême droite par le simple fait d’une décision judiciaire, comment le peut-elle alors ? Quelles sont les stratégies antifascistes pour contrer l’ascension de l’extrême droite ?

Pour moi, la question clé tourne autour de l’unité : la gauche ne pourra pas battre l’extrême droite sans une ligne unitaire, en demeurant dispersée. Une partie des difficultés actuelles est liée au fait qu’à plusieurs moments au cours de ces dernières années, il y a eu la possibilité de construire une alternative de gauche unitaire sur un contenu programmatique de rupture, mais que les promesses unitaires n’ont pas été tenues. Les deux moments où la gauche a infligé une défaite à l’extrême droite sur le plan politique, c’est le premier tour des législatives en 2022 avec la Nupes [Nouvelle Union populaire écologique et sociale – ndlr], et le Nouveau Front populaire en 2024, contre toute attente puisque tous les sondages donnaient le RN gagnant.

Cela dit, l’unité électorale est une condition nécessaire mais pas suffisante. Tout d’abord, il ne faut pas simplement l’unité des forces politiques, mais un front uni qui déborde bien au-delà : vers les syndicats, les associations de défense des droits humains, les collectifs féministes, antiracistes ou de quartier, les associations écologistes, les médias indépendants. C’est ce front antifasciste qui s’est manifesté en juin-juillet 2024, et il n’y a pas de réponse et de solution hors de ce cadre-là.

Toutes les forces devraient avoir ça en tête : les forces partisanes, mais aussi les autres. La responsabilité de l’éclatement du NFP est aussi en partie du côté des organisations de la société civile. Chacun est reparti vers sa routine un peu boutiquière, comme si rien ne s’était passé. Le pari gagnant de juin-juillet n’a pas été suivi d’effets. La rentrée à l’automne aurait dû être très offensive, très unitaire, et il ne s’est quasiment rien passé là où des campagnes thématiques, militantes et unitaires auraient pu être menées sur les questions sociales, démocratiques, écologiques ou d’antiracisme, notamment dans des territoires sur lesquels on veut reprendre pied.

Les réactions à gauche vis-à-vis de la condamnation judiciaire de Marine Le Pen sont peut-être d’autant plus enthousiastes que ce travail n’a pas été fait.

Au niveau politique, c’est la décision du Parti socialiste de ne pas censurer le gouvernement Bayrou qui a fait voler en éclats le NFP. Porte-t-il une responsabilité importante aujourd’hui ?

Oui, elle est immense. Le Parti socialiste est la seule force dans le NFP présente au sein de l’Assemblée nationale qui n’a pas voté la motion de censure, pour de prétendues concessions qui n’ont même pas été tenues par Bayrou ensuite – et c’était prévisible. Le PS pense pouvoir jouer sa carte propre, présenter un candidat à l’élection présidentielle, et d’une certaine manière, il se fiche pas mal des conséquences.

Personne n’a craqué le code pour défaire l’extrême droite, mais ce qui s’est rapproché le plus d’une sorte de solution, c’est le Nouveau Front populaire.

Donc bien sûr, toutes les organisations ont leur part de responsabilité. Mais la responsabilité principale, c’est celle d’avoir brisé le front uni, de la même manière que le front de la Nupes avait été brisé par la décision de ne pas proposer une liste commune aux européennes. Il y a une responsabilité historique pour la gauche, car si elle ne se montre pas à la hauteur, c’est l’ensemble des classes populaires, en particulier les groupes les plus opprimés (les exilés, les musulmans, etc.), qui vont pâtir d’un pouvoir d’extrême droite.

Entre la parution de« La Possibilité du fascisme » en 2018, et la parution de « Comment le fascisme gagne la France » aujourd’hui, la prise de conscience du danger fasciste vous semble-t-elle avoir progressé ?

En 2017-2018, il y avait une sous-estimation de la force d’attraction idéologique et électorale de l’extrême droite, donc de sa capacité à progresser encore dans l’électorat, y compris populaire.

Dans La Possibilité du fascisme, il y avait toute une partie sur « l’illusion du déclin du RN » : il faut bien se rappeler qu’après le débat d’entre-deux-tours de la présidentielle de 2017, beaucoup de commentateurs prétendaient que Marine Le Pen s’était décrédibilisée pour l’éternité. Marion Maréchal et Florian Philippot, ses deux lieutenants, étaient partis. Le FN avait fait de mauvais scores aux élections législatives de 2017. On pensait que le danger était passé et qu’ils allaient décliner.

C’est l’exact inverse qui s’est produit, parce que les mêmes causes ne cessent de produire les mêmes effets depuis les années 1980. Si vous menez une politique brutalement néolibérale comme celle de Macron, qui intensifie les concurrences, les précarités et les incertitudes, notamment sur le marché du travail, et que dans le même temps vous faites des incursions constantes sur le terrain de l’extrême droite par des discours et des lois anti-immigrés ou islamophobes, le cocktail est explosif et ne peut que faire progresser l’extrême droite.

Par ailleurs, en 2017-2018, il y avait une forme de démonétisation de l’antifascisme. Je crois que nous en sommes heureusement revenus, même si c’est encore au moins autant par nécessité électorale que par conscience du danger fasciste que les forces de gauche se sont alliées ces dernières années. Reste que l’antifascisme a retrouvé une certaine audience. Des collectifs antifascistes se sont montés dans la plupart des villes de France, y compris des villes moyennes. Les organisations politiques, syndicales, associatives font un travail sur ces questions-là qui n’est pas négligeable. On peut faire mieux, mais il y a toute une nouvelle génération antifasciste.

Personne n’a craqué le code au niveau français, européen ou mondial pour défaire l’extrême droite, mais ce qui s’est rapproché le plus d’une sorte de solution, c’est le Nouveau Front populaire. On peut craindre que la gauche française ait réussi à enterrer le NFP, qui était une base potentielle pour briser le faux duel mais vrai duo entre extrême droite et extrême centre. Néanmoins, la question de l’unité va nécessairement se reposer à l’avenir. Peut-être qu’elle n’inclura pas le PS, nous verrons bien. Mais ce qui est sûr et inévitable, unité ou pas, c’est qu’il y a à gauche une bataille de ligne, et que si c’est la ligne d’accompagnement du néolibéralisme qui l’emporte, la ligne qui s’est imposée avec François Hollande au pouvoir, alors la gauche ne pourra pas reprendre pied dans les classes populaires.

Or c’est la mère des batailles. Une gauche qui n’est pas ancrée dans l’ensemble des classes populaires, qu’elles soient urbaines, périurbaines ou rurales, blanches ou non blanches, ne peut pas prétendre gagner les élections, et encore moins transformer la société. Rien n’oppose le fait de mener des campagnes militantes en direction des territoires populaires dans lesquels la gauche est faible, et d’avoir une ligne conséquente en matière de lutte antiraciste, féministe, ou de solidarité internationaliste. Ce travail d’implantation, d’unification politique et de mobilisation des classes populaires a toujours été un défi pour la gauche, et cette bataille n’est pas perdue d’avance.

Mathieu Dejean

• Mediapart. 2 avril 2025 à 18h02 :


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