La traite des femmes perdure en Europe

samedi 19 avril 2025.
 

On trouve de nombreuses femmes roumaines dans les maisons closes allemandes et entre les mains de trafiquants. Ce phénomène touche désormais de nombreux pays européens, dont la France. Mais les États semblent s’en accommoder puisqu’ils ne renforcent pas les contrôles.

https://www.mediapart.fr/journal/in...[QUOTIDIENNE]-quotidienne-20250405-170004&M_BT=1489664863989

« Viața bate filmul » (« La vie bat le film »), dit-on en roumain quand la réalité dépasse la fiction. La sienne, c’est sûr. Larisa Butnariu est rescapée d’un enfer dont elle témoigne à visage découvert dans les médias roumains. « Quand vous me trouverez morte dans un fossé avec une balle dans la tête, rappelez-vous que j’ai frappé à toutes les portes des institutions existantes en Roumanie », prévient-elle. N’a-t-elle pas peur de la mort ? « J’ai vu des choses bien pires. »

Sa colère remplit la cuisine de l’appartement de Iaşi, grande ville de l’est de la Roumanie, où Mediapart la rencontre. C’est là qu’elle vit avec Marius, « un véritable ami » devenu son compagnon. Le flot des paroles de Larisa est rapide, sa voix forte, montant dans les aigus, dominée par la rage, parfois étranglée par un sanglot. Elle s’essuie vite les yeux. On parle de « survivantes », elle fait penser à une guerrière. Mais, dit-elle : « Je suis un traumatisme total, de la tête aux pieds. »

Le récit détaillé de ses vingt-huit années de vie remplirait un gros livre. Voici un sommaire incomplet : adoptée dans des conditions troubles à 3 ans par une famille de Iaşi, elle a été régulièrement violée à partir de ses 14 ans par son père adoptif. Quand elle tente de porter plainte, le policier roumain détruit la vidéo qu’elle avait faite pour prouver son témoignage et prévient le père adoptif. À 16 ans, elle est mariée de force à un trafiquant surnommé « Banderas », dont elle n’a toujours pas réussi à divorcer.

Cet acte de mariage est en réalité un acte de propriété : Banderas vend les « services » de Larisa à des « messieurs généreux », comme il l’a écrit sur la petite annonce. La liste de ses « clients » va du travailleur manuel à celui en costume, en passant par « des gens de la politique, de la police, de la justice ». Banderas la frappe quand elle résiste, s’en prend à son bébé, menace de tuer sa grand-mère adoptive, seule membre de sa famille à lui témoigner un véritable amour.

Banderas vend ensuite Larisa à un réseau de trafiquants de la ville de Brăila, qui l’emmène trois jours après son 18e anniversaire à Nuremberg (Allemagne). Nous sommes en 2014. Larisa est exploitée entre une et deux semaines dans une maison close légale, avant d’être déplacée dans un lieu illégal, puis vendue à un autre réseau. Les détails des viols tarifés et des tortures physiques et psychologiques sont effroyables, la façon dont elle s’échappe, ingénieuse : Larisa a feint de « s’adapter » pour obtenir le privilège de sortir acheter des crayons de couleur pour dessiner.

Direction l’Allemagne, le Royaume-Uni, l’Espagne, l’Italie, la France…

Elle appelle la police et rentre en Roumanie le jour même, en bus, avec l’aide de la police allemande, qui ne l’enregistre pas pour autant comme victime de trafic d’êtres humains.

À Iaşi, Larisa se fait discrète, cherchant à travailler, jusqu’à retomber au bout de quelques mois entre les mains de son « mari légal », qui la revend à un autre réseau criminel. Elle est emmenée en Italie, exploitée dans un garage aménagé comme un appartement dans le centre de Rome, avec d’autres femmes de Roumanie et de Moldavie. Là encore, tortures et viols tarifés, jusqu’à ce qu’elle réussisse à s’échapper et à rentrer en Roumanie. En Italie non plus, elle n’est pas enregistrée comme victime.

Le calvaire de Larisa montre l’ampleur du phénomène et la faiblesse des mécanismes de détection et d’identification des victimes, pour lutter efficacement contre les trafics et briser dès que possible la chaîne des revictimisations qui nourrit ces trafics. Il manque notamment une base de données européenne.

« On récupère beaucoup de victimes qui ont été exploitées dans le système légal en Allemagne », note Iulia*, une travailleuse sociale roumaine expérimentée, qui a traité des centaines de cas de victimes du trafic d’êtres humains. Elle effectue aussi régulièrement des visites dans les principaux pays de destination : Allemagne, Royaume-Uni, Espagne, Italie, France, Suisse, Malte… « Ces femmes ne sont pas identifiées là-bas [comme victimes – ndlr]. Quand elles rentrent en Roumanie, il est trop tard [...] puisque la majorité des méfaits a eu lieu dans un autre pays. »

De quoi alimenter le sentiment d’impunité des trafiquants, qui ont bien noté que la traite sexuelle représentait un bénéfice financier élevé pour un risque pénal faible.

En Allemagne, la porosité entre l’industrie légale et illégale est chaque année constatée par la police. De 11,9 à 18,9 % des victimes d’exploitation sexuelle identifiées étaient enregistrées auprès des autorités comme prostituées, selon les rapports du BKA (Bundeskriminalamt, la police criminelle), payant donc des taxes. C’est ce qui fait dire à Ioana Săndescu Bauer, présidente de l’ONG antitrafic roumaine eLiberare, que l’Allemagne est un « État proxénète ».

L’avocate roumaine Adina Schwartz, qui travaille avec l’ONG allemande Jadwiga, spécialisée dans le conseil aux victimes de trafic d’êtres humains, est moins désabusée que Iulia et Ioana Săndescu Bauer, mais elle confirme : « Si vous renvoyez une personne sans aucune aide, elle reviendra avec plus de vulnérabilités qu’avant. C’est absurde et stupide, et cela arrive assez souvent. »

« Les autorités des pays de destination ont vite fait de renvoyer les victimes en bus en Roumanie, sans leur expliquer leurs droits et les services disponibles, explique aussi Iulia. Car si elles sont identifiées comme victimes là-bas, elles devront bénéficier de protection, d’assistance sociale, il y aura une enquête pénale, peut-être un titre de séjour à la fin, et tout cela va coûter de l’argent. »

Le renoncement des États

« La faiblesse des moyens pour lutter contre la traite au niveau des budgets étatiques et des services de police est vraiment frappante, estime aussi le sociologue Olivier Peyroux, enseignant à Sciences Po, cofondateur de l’association Trajectoires et auteur des Fantômes de l’Europe (éditions Non Lieu, 2020). On crée petit à petit deux catégories de gens, avec des citoyens de seconde zone qui viennent d’Europe de l’Est, d’Afrique ou d’ailleurs, qui deviennent corvéables à merci dans les pays de l’Ouest. »

Au début des années 2000, il y a eu une prise de conscience, vite retombée. « Aujourd’hui, il y a une forme d’acceptation. Les États ne veulent pas s’attaquer à ce phénomène de la traite, ils ont peur que cela serve de voie de régularisation pour les étrangers. Ils ont décidé de mettre les ressources ailleurs. »

Ce calcul prétend notamment répondre à la montée de l’extrême droite en Europe. Or les deux phénomènes pourraient bien s’alimenter. À l’Ouest, la cécité volontaire des États permet au crime organisé transnational de prospérer et de se renforcer, y compris dans ses autres activités (trafic de drogues, d’armes, fraudes…). L’insécurité qui en résulte est instrumentalisée par les partis d’extrême droite dans des discours stigmatisant les étrangers et étrangères et alimentant ainsi indirectement la traite…

À l’Est, comme on le voit en ce moment en Roumanie, où l’extrême droite reste favorite de la présidentielle prévue le 4 mai, c’est l’idée de « double standard », de « citoyen européen de seconde zone », du « colonialisme de Bruxelles » qui est instrumentalisée.

Les victimes comme Larisa ressentent, quant à elles, encore plus de défiance envers tous types d’autorité – police, justice, gouvernements. La récente libération des frères Andrew et Tristan Tate, à la demande du gouvernement des États-Unis, alors que ces icônes du masculinisme étaient sous le coup d’une inculpation en Roumanie pour trafic d’êtres humains, proxénétisme, viols et agressions sexuelles, a été un choc supplémentaire.

« Je suis en train de sortir de la colère, ou du moins j’essaie. C’est la déception qui est en train de prendre le dessus, témoigne Larisa. J’ai compris que ce n’est pas que les autorités ne peuvent pas, c’est qu’elles ne veulent pas s’occuper du problème. »

Des enquêtes difficiles

Combien de personnes sont-elles concernées ? Les estimations sont peu fiables. Ce que l’on sait, c’est que l’immense majorité des victimes passent inaperçues. Les enquêtes de police et de justice sont parfois difficiles, alors que la plupart des femmes concernées sont traumatisées, terrorisées et se voient elles-mêmes comme des criminelles.

« Les services de police sont peu enclins à mobiliser des ressources pour une simple victime, qui plus est une étrangère », explique Iulia. C’est d’autant plus vrai qu’il est difficile de monter un dossier pénal débouchant sur une condamnation, en raison du cadre juridique très complexe et de la créativité – alimentée par l’appât du gain – dont font preuve les groupes criminels. Dans la méthode dite du « lover boy », par exemple, le proxénète manipule les carences affectives de la victime qui tombe sous son emprise amoureuse.

Entre 2019 et 2023, la police allemande a enregistré de 406 à 428 victimes par an de trafic d’êtres humains à des fins d’exploitation sexuelle, dont 95 % étaient des femmes et 31 % avaient moins de 21 ans. On estime que seulement 1 à 2 % des victimes de la traite sont identifiées.

Là encore, le chiffre est impossible à vérifier, mais il ne semble pas aberrant lorsqu’on entend Adina Schwartz décrire l’ensemble des planètes qu’il a fallu aligner pour qu’une victime roumaine soit identifiée à Munich : l’ONG Jadwiga, la coopération bilatérale entre les autorités allemandes et roumaines, l’appui d’une ONG en Roumanie…

Aujourd’hui, en France, les mineures victimes d’exploitation sexuelle sont presque toutes des Françaises recrutées dans les foyers d’aide sociale à l’enfance.

Olivier Peyroux, sociologue

La France et les autres pays de l’UE auraient tort de croire qu’il ne s’agit que d’un problème entre la Roumanie et l’Allemagne. Ou même que cela ne touche que des étrangères.

« Il y a dix ans, on voyait apparaître une tendance en Roumanie de mineures recrutées directement dans les institutions étatiques de protection de l’enfance. Aujourd’hui, en France, les mineures victimes d’exploitation sexuelle sont presque toutes des Françaises recrutées dans les foyers d’aide sociale à l’enfance », explique Olivier Peyroux.

En ce sens, la Roumanie pourrait bien être précurseuse, si on continue à laisser la traite se développer en France. « Le crime organisé local voit que c’est lucratif et que les risques sont faibles. Il copie ce qui a été fait ailleurs en utilisant les vulnérabilités locales. » Olivier Peyroux a participé à une analyse comparative, à paraître le 11 avril, sur l’exploitation sexuelle des mineur·es dans huit pays de l’UE. « C’est la même chose en Allemagne, aux Pays-Bas, en Belgique… », a-t-il constaté. Les victimes « sont des mineures locales ».

La police fédérale d’Allemagne note dans son rapport 2023 que « le nombre d’enquêtes pour exploitation de mineurs a augmenté », ainsi qu’une « tendance au déplacement de la prostitution des lieux classiques comme les maisons closes, les bars et la rue, vers des appartements de location et des hôtels, avec des femmes déplacées tous les trois ou quatre jours d’un lieu à un autre ». Le contact se fait « le plus souvent via Internet ».

En attendant une harmonisation européenne des lois sur la traite sexuelle et les autres formes d’exploitation, Larisa Butnariu fait de la prévention sur les réseaux sociaux. De façon bénévole, faute de soutien d’une ONG ou de l’État roumain.

Florentin Cassonnet


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