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L’accusation de génocide est sans doute la plus infamante. Elle postule des bourreaux et des victimes. Ici, le présumé coupable est issu du peuple pour lequel on a créé le mot tant la violence qu’il avait subi nécessitait une nouvelle qualification. Pas étonnant dès lors que le terme déclenche les passions. Cependant, il renvoie à des critères juridiques bien précis. État des lieux.
Le terme de génocide est très fort. Il décrit la mise à mort systématique et intentionnelle de tout ou partie d’un groupe en raison de son appartenance religieuse, ethnique, nationale ou encore raciale.
Le juriste Raphaël Lemkin fut le premier à employer ce terme en 1944 pour qualifier l’horreur inqualifiable de la mise à mort systématique des juifs par les nazis dont on ne savait pas encore qu’elle avait causé 6 millions de morts. Le terme est formé à partir du grec « genos » qui renvoie à un groupe à l’ascendance commune et du latin « cide » qui signifie « tuer, détruire ». L’ONU sanctionne la notion dans le droit international par la Convention du 9 décembre 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide dont l’article 2 apporte une définition « Le génocide s’entend de l’un quelconque des actes ci-après, commis dans l’intention de détruire, ou tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel : meurtre de membres du groupe ; atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe ; soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ; mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ; transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe. »
C’est ce texte qui fait figure de référence pour le droit international et qui doit donc retenir notre attention pour caractériser un génocide. C’est le but même de cette convention, adoptée pour repérer un risque de génocide dès son origine et éviter qu’un tel événement ne vienne à se reproduire. On ne peut pas ignorer qu’employer ce terme pour décrire la politique d’Israël a quelque chose d’un retournement dérangeant puisque cet Etat a lui-même été perçu à la même époque comme un refuge pour le peuple juif après la Shoah.
Alors comment ose-t-on parler de génocide pour qualifier les actes du gouvernement de B. Netanyahu dans la bande de Gaza depuis le 7 octobre 2023 ?
D’abord, qui est ce « on » qui emploie le terme de génocide ? Peut-on les prendre au sérieux ?
Au niveau des partis politiques, il s’agit de la gauche radicale (PCF, LFI) et de l’extrême-gauche (NPA, Révolution Permanente, etc...). Démarche électoraliste qui instrumentalise la situation internationale à des fins de politique intérieure, comme l’affirment ceux qui accusent LFI de vouloir s’attirer les faveurs de l’électorat musulman ? Sémantique choisie pour servir une idéologie antisioniste voire antisémite ?
Les associations présentes sur le terrain sont plus unanimes : Human Rights Watch, Médecins sans Frontières, Amnesty International, la Fédération Internationale pour les Droits Humains (regroupant 192 associations nationales dont la Ligue des Droits de l’Homme) ont tous affirmé qu’un génocide était en cours à Gaza. Des voix fortes d’humanitaires chevronnés et respectés comme celle de Ronni Brauman, ancien directeur de Médecins Sans Frontières (MSF), Jagan Chapagain, Secrétaire général de la Fédération internationale des sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge (FICR) ou encore Raphaël Pitti, médecin humanitaire et responsable de formation à l’Union des organisations de secours et soins médicaux (UOSSM), ont employé le terme de génocide. Les institutions internationales s’engagent à peine moins : la Cour Internationale de Justice s’inquiète d’un « risque de génocide » et le dossier est en cours d’instruction ; la rapporteuse spéciale des Nations Unies sur les territoires palestiniens occupés, Francesca Albanese, est formelle sur la situation de génocide ; Craig Mokhiber, du Haut Commissariat des Droits de l’Homme avait remis sa démission dès octobre 2023 pour protester contre le « génocide » et la « complicité » des Etats occidentaux ; le Tribunal Pénal International a émis des mandats d’arrêt contre le premier ministre Nethanyahu et son ministre de la défense Yoav Gallant pour mise en place volontaire de la « famine comme arme de guerre » et « crime contre l’humanité consistant en meurtres, persécutions et actes inhumains » sans se prononcer fermement sur l’incrimination d’extermination en tant que crime contre l’humanité tout en reconnaissant qu’il existe des « motifs raisonnables de croire qu’il a été commis ».
Enfin, des historiens spécialistes du sujet emploient le terme de génocide. Pour exemple, l’historien israélien spécialiste du conflit israélo-palestinien Ilan Pappé qui parlait déjà de « nettoyage ethnique » pour la Nakba de 1948 puis de « génocide progressif » pour le blocus de Gaza en 2007, ou encore Omer Bartov, historien israëlien spécialiste de la Shoah, qui s’est résolu à employer le terme depuis quelques mois même si l’on comprend qu’il a d’abord longtemps soupesé ses mots. Ce dernier a pu observer des similitudes inquiétantes dans la vision du monde des nazis qu’il a étudiés et de ses compatriotes contemporains qu’il a cotoyés. Du côté des spécialistes de ce conflit séculaire comme de celui des spécialistes de la question des génocides, les conclusions sont souvent similaires.
Cela mérite donc qu’on prenne l’accusation au sérieux et que l’on vérifie par nous-mêmes les faits au regard de la définition juridique de la Convention de l’ONU, sans brider notre analyse de tabous qui empêchent de penser l’événement qui se déroule sous nos yeux.
« Accuser l’Etat juif de génocide, c’est franchir un seuil moral. » lançait Stéphane Séjourné à l’Assemblée le 17 janvier 2024. Point. Une affirmation péremptoire qui repose sur un tabou moral et appelle à suspendre notre jugement. Dans l’esprit du ministre des Affaires étrangères comme chez d’autres, les juifs seraient la victime ontologique du génocide et un Etat hébreu ne pourrait donc s’en rendre coupable. Un génocide, c’est quand des juifs sont tués, aurait pu préciser le ministre pour aller au bout de sa logique, à l’image du personnage de OSS 117 qui répliquait contre des accusations de dictature : « Une dictature, c’est quand les gens sont communistes, déjà. Ils ont froid, avec des chapeaux gris et des chaussures à fermeture éclair. » Le ministre pose une borne morale à la pensée, une barrière mentale à l’analyse des faits, donnant l’immunité à B. Nethanyahu sous prétexte qu’il dirige un Etat juif. Mais qu’en est-il si l’on veut réellement caractériser ce qui se déroule actuellement en Palestine au regard des catégories définies par le droit international ?
Suivant les chiffres officiels, le bilan humain s’élève à 55 000 morts pour 2 millions d’ habitants dans la bande de Gaza. Ces chiffres ont longtemps été contestés par nos éditorialistes et hommes politiques, sous prétexte qu’ils provenaient du Hamas. Le problème est que si Israël empêche les journalistes, observateurs et humanitaires de se rendre sur place, si même son armée les tue, comment avoir d’autres chiffres que ceux du gouvernement local ? C’est le serpent qui se mord la queue : Israël empêche un décompte impartial puis dénonce un décompte partial. Toutefois, l’authenticité des chiffres du Hamas ne fait plus de doute aujourd’hui et est validée par l’ONU. Le comble : les experts militaires et sanitaires pensent même qu’ils sont sous-évalués. En effet, le chiffre du Hamas ne prend pas en compte les personnes disparues, les cadavres non retrouvés parmi les décombres et les personnes décédées à cause de la famine, de l’eau insalubre ou par faute d’accès aux soins de santé. Ainsi, en juillet 2024, la revue médicale The Lancet estimait à 200 000 morts a minima le nombre de victimes indirectes du blocus, des bombardements et des attaques israéliennes.
Ces chiffres sont énormes et pourtant incomparables aux 6 millions de juifs morts pendant la Shoah (75% des juifs d’Europe), aux 800 000 Tutsis morts au Rwanda ou encore aux 1.2 millions de morts du génocide arménien (2/3 des Arméniens de l’Empire Ottoman). Le génocide des Herreros et des Namas par les colonisateurs allemands avait fait respectivement 65 000 morts (80% des herreros) et 20 000 morts (50% des Namas) en Namibie à l’aube du XXe siècle, celui des Tsiganes par les nazis au moins 200 000 morts (20% de ce peuple). Des chiffres plus proches en valeur absolue mais toujours plus élevés en part relative si l’on veut juger de la destruction de tout le peuple.
Vous l’aurez peut-être ressenti en le lisant, je l’ai ressenti en l’écrivant : ces comptes indécents pour comparer des massacres de masse n’ont pas vraiment de sens. Ils sont hors de propos et hors sujet : la définition juridique du génocide dans le droit international ne comporte pas de seuil quantitatif. Il s’agit de repérer des dynamiques génocidaires à l’œuvre pour les faire cesser, pas d’attendre la fin du massacre pour compter les cadavres. Par ailleurs, les mêmes qui minimisent le drame des Palestiniens par le nombre de survivants encore restants et s’offusquent d’employer pour eux la même qualification juridique que pour les juifs victimes de l’holocauste, ne s’étaient guère gênés pour mettre sur le même plan l’incursion armée du Hamas du 7 octobre - et ses 1200 victimes - avec la Shoah. B. Nethanyahu lui-même a qualifié ses auteurs de « nazis » commettant un « génocide ».
En outre, pour ceux qui craignent que l’on ôte leur singularité au génocide des juifs ou au génocide des tutsis en employant le même mot pour une situation qui n’a pas encore la même échelle de grandeur, il faut savoir que c’est justement en désignant le génocide en cours que l’on peut éviter qu’un bilan humain de la même ampleur ne se reproduise. A ceux-là je demande : la meilleure façon de respecter l’exceptionnalité de la Shoah, n’est-ce pas d’éviter que pareille catastrophe ne se reproduise ? C’est en repérant les signaux des intentions et de la démarche génocidaire que l’on pourra mettre en œuvre les dispositifs juridiques nécessaires à la non-application du plan. Le but est bien que ces événements singuliers le restent. Le meilleur moyen pour cela n’est pas de ne pas nommer un projet génocidaire mais de le détecter et le faire cesser.
Les massacres perpétrés par Israël sont une « réponse légitime » aux « attaques terroristes du 7 octobre », affirment les défenseurs inconditionnels de la politique d’Israël. C’est le principal argumentaire déployé pour défendre Nethanyahu : Israël ne peut pas être coupable parce qu’Israël est victime. Avec cet argumentaire, le Hamas pourrait se dédouaner de son acte en affirmant que c’était une réponse à la politique coloniale agressive de B. Nethanyahu qui engendre plusieurs dizaines de morts palestiniennes chaque année ou une réponse à l’opération Barrière protectrice et ses 2273 morts en 2014 ou à l’opération Plomb durci et ses 2000 morts en 2008-2009, etc... On pourrait ainsi remonter jusqu’à la fondation d’Israël et à la Nakba en 1948 avec ses 800 000 réfugiés palestiniens contraints de quitter leur terre sous la pression des violences israéliennes. Le cycle de la vengeance avait commencé avant le 7 octobre qui, contrairement à l’illusion médiatique, n’a pas surgi ex nihilo. Dès lors, l’argument du « c’est lui qui a commencé » ne tient pas. Il n’affranchit pas plus Israël du droit international qu’il n’en affranchit le Hamas.
Cela paraît difficile à imaginer mais même les nazis se pensaient victimes des peuples qu’ils massacraient et s’auto-convainquaient d’agir en légitime défense : c’est même cette victimisation qui a rendu possible le génocide. A. Hitler parlait d ’ « autodéfense du peuple allemand » et l’excitation des angoisses territoriales et des inquiétudes de submersion démographique permettaient aux nazis de légitimer leur programme de conquêtes et de nettoyage ethnique. C’est ce qu’explique l’historien de la Shoah Bartov qui pose des mots très justes sur ce phénomène dans une interview d’Orient XXI :
« Ils [les soldats israeliens] avaient intériorisé l’idée qu’il s’agissait là d’une réponse légitime au 7 octobre. Mais au-delà de cette perspective devenue majoritaire en Israël, j’avais aussi l’impression que leurs propos étaient l’expression d’un mode de pensée que j’avais observé il y a déjà longtemps en étudiant le comportement, la vision du monde et l’image que se faisaient d’eux-mêmes les soldats de l’armée allemande pendant la Seconde guerre mondiale. Une fois qu’ils ont intériorisé une certaine conception de l’adversaire — les bolcheviks comme des Untermenschen, des sous-hommes, le Hamas comme des animaux humains — et de la population ennemie en général comme une entité infra-humaine qui ne mérite pas d’avoir des droits, les combattants qui observent ou commettent des atrocités ont tendance à en attribuer la responsabilité non pas à leurs propres actions ou à celles de leurs troupes, mais justement à l’ennemi.
Des milliers d’enfants ont été tués ? C’est la faute de l’ennemi, tout comme l’est a fortiori la mort de nos propres enfants. Si les combattants du Hamas commettent un massacre dans un kibboutz, c’est qu’ils sont des nazis. Si nous larguons des bombes de 900 kilos sur des abris de réfugiés et que nous tuons des centaines de civils, c’est la faute du Hamas, qui a choisi de se cacher à proximité. Après ce qu’ils nous ont fait, nous n’avons pas d’autre choix que de les éliminer. Et après ce que nous leur avons fait, il n’est pas difficile d’imaginer ce qu’ils seraient capables de nous faire si nous ne les détruisons pas. Nous n’avons tout simplement pas le choix. »
Arrêtons-nous sur les deux dernières phrases : les génocidaires justifient leur action par leur propre violence puisqu’elle appelle à une potentielle vengeance qu’il faut tuer dans l’œuf en allant jusqu’au bout. Le génocide s’auto-légitime. C’est une véritable vision eschatologique qui se déploie dans les génocides : à la fin c’est eux ou nous, la cohabitation est inimaginable. Dès le 7 octobre, l’élément de langage qui a été servi est celui de « menace existentielle » qui laissait préfigurer de la suite. S’ils menacent notre existence, alors ils ne doivent plus exister.
C’est dans la démarche et dans les intentions que l’ont peut caractériser le génocide, qu’importent les causes mobilisées. A fortiori, ces motivations et discours de légitimation comportent des récurrences et des similitudes quand on les met en parallèle.
Ni la question du seuil quantitatif ni la question de la légitimité des violences ne peuvent empêcher de caractériser un génocide. Ayant débouté les deux arguments principaux de ceux qui réfutent le terme de génocide en refusant d’y réfléchir, il est temps maintenant d’observer les éléments de définition de la notion juridique de génocide et d’analyser leur correspondance ou non avec la situation. Prenons la définition de la Convention de l’ONU en reprenant point par point les critères énoncés dans l’article 2 et voyons ce qu’il en est dans la bande de Gaza en nous appuyant sur les données produites par Amnesty International et les informations vérifiées par l’ONU (sources en fin d’article).
Analyse des actes commis au regard des critères juridiques établis par le droit international
L’armée israélienne a tué directement 52 000 palestiniens. C’est surtout la composition de ces décès qu’il faut observer au-delà de la seule donnée quantitative brute. Elle témoigne d’attaques indiscriminées contre les civils. 60% des victimes sont des femmes, enfants et personnes âgées. 15 000 enfants ont été tués et plus de 34 000 autres blessés, tandis qu’environ un million d’entre eux ont été déplacés à plusieurs reprises et privés de leur droit à bénéficier de services essentiels.
De tous les conflits du XXIe siècle, l’offensive de l’État d’Israël sur Gaza est celle qui a causé le nombre le plus élevé de morts de journalistes, de personnels de santé et d’humanitaires.
232 journalistes tués, c’est plus que dans tous les conflits majeurs du XXe siècle. Il faut additionner les deux guerres mondiales, la guerre du Vietnam, la guerre de Corée, la guerre d’Afghanistan et la guerre en Ukraine pour atteindre ce chiffre. Si Israël juge moins nocif pour son image de tuer systématiquement les journalistes plutôt que de leur laisser reporter les faits, c’est dire la violence de ce qu’il y a à rapporter. Le 7 avril 2025, l’armée israélienne a ciblé un groupe de journalistes qui dormait sous une tente à Khan Younès. Bilan : les journalistes Hilmi Al-Faqaawi et Ahmed Mansour ont été brûlés vifs, huit de leurs collègues sont blessés. Alors qu’elle venait d’apprendre que son documentaire était sélectionné pour le festival de Cannes, la photojournaliste Fatima Hassouna a été assassinée le 16 avril avec 10 membres de sa famille dans le bombardement de sa maison.
408 humanitaires ont été tués depuis le 7 octobre 2023.
Au moins quinze professionnels de santé et secouristes palestiniens, qui s’étaient rendus le 21 mars à Rafah pour une opération de sauvetage, ont été tués par des tirs de l’armée israélienne. Leurs corps ont été retrouvés, après neuf jours de recherches, dans une fosse commune. Une vidéo retrouvée sur le téléphone portable de l’un des secouristes montre que les ambulances et les camions de pompiers étaient clairement identifiables, gyrophares allumés, au moment où ils ont essuyé les tirs des militaires israéliens. « Pardonne-moi maman, j’ai choisi cette voie uniquement pour aider les autres. » s’est excusé Radwan Rifaat, secouriste du Croissant-Rouge, au moment où il était tué.
Il n’existe aucun sanctuaire où la population est épargnée. L’OMS a vérifié 654 attaques contre des établissements de santé à Gaza entre octobre 2023 et janvier 2025. Depuis la reprise des hostilités décidée unilatéralement par Israël, le siège de la Croix-Rouge à Rafah a été la cible d’une frappe aérienne, plusieurs écoles abritant des personnes déplacées ont été bombardées, 3 des rares hôpitaux encore partiellement opérationnels ont été visés par des frappes israéliennes, 26 tentes de cuisine communautaire qui distribuaient des repas aux personnes déplacées et plus de 37 centres de distribution humanitaire ont été bombardés, selon un décompte de l’agence Anadolu.
Les bombardements et tirs israéliens, sans distinction entre militaires et civils, voire en ciblant intentionnellement des civils, visent manifestement à détruire le peuple palestinien. Lorsqu’un Palestinien est tué, ce n’est pas pour ses actes individuels mais bien en tant que membre du peuple palestinien. On ne peut pas voir dans l’action de l’armée israélienne de buts de guerre et d’objectifs militaires autres que de massacrer les Palestiniens et les rayer de la carte.
On compte 120 000 blessés dont 5000 amputés. Des cas de torture et de détention arbitraires se multiplient. Les médias français ne parlent que des « otages » israéliens mais ne trouvez-vous pas surprenant que l’Etat israélien a toujours des centaines de « prisonniers » palestiniens à échanger ? Ils sont manifestement très nombreux à être détenus en captivité.
« Des milliers de Palestiniens arrêtés puis détenus par Israël dans le cadre de la guerre qu’il mène à Gaza l’ont été en grande partie au secret et ont été soumis, dans certains cas, à un traitement pouvant s’apparenter à de la torture, y compris des abus sexuels sur des femmes et des hommes », indique le Bureau des droits de l’homme de l’ONU dans un rapport de juillet 2024, qui se fonde principalement sur des entretiens avec des détenus libérés, mais aussi d’autres victimes et témoins. Des milliers de palestiniens de Gaza et de Cisjordanie ont été emprisonnés au secret sans que les raisons de leur emprisonnement ne leur soient précisées. Le rapport décrit des centres militaires ressemblant à des cages, où les détenus ne portaient souvent rien d’autre que des couches. Leurs témoignages font état de bandages prolongés sur les yeux, de privation de nourriture, de sommeil et d’eau, de chocs électriques et de brûlures de cigarettes. « Les témoignages recueillis par mon bureau et d’autres entités font état d’une série d’actes épouvantables, tels que la simulation de noyade (waterboarding) et le lâcher de chiens sur des détenus, entre autres, en violation flagrante du droit international des droits de l’homme et du droit international humanitaire », a affirmé dans un communiqué Volker Turk, haut-commissaire des droits de l’homme de l’ONU. Des cas de violences sexuelles ont été signalées : électrocution des parties génitales, attouchements forcés, insertion d’objets. Au moins 53 détenus palestiniens sont morts dans des installations militaires et des prisons israéliennes depuis le 7 octobre.
Si ces prisonniers sont détenus au secret, arrêtés de manière arbitraire, maltraités, utilisés comme monnaie d’échange, quelle différence avec des otages ?
Par ailleurs, rappelons cette évidence que les meurtres affectent l’entourage des victimes, endeuillé et traumatisé. Ainsi, 500 familles ont perdu de 5 à 30 membres de leur famille. Des enfants ont perdu leurs parents. Des parents ont perdu leurs enfants. Continuer à vivre, dès lors, n’a plus la même signification.
La soumission d’un groupe de personnes à un régime alimentaire de subsistance, la réduction des services médicaux nécessaires en deçà du minimum, l’expulsion systématique des logements, et plus généralement, la création de conditions entraînant une mort lente, comme la privation de nourriture, d’eau, de logement, de vêtements adéquats ou d’installations sanitaires relèvent de l’acte II de la Convention sur le génocide.
Or, l’aide humanitaire est interdite d’accès à la bande de Gaza depuis le 2 mars, soit plus de 50 jours d’affilée. La nourriture, l’eau potable, les abris et les soins médicaux se font de plus en plus rares sur le territoire. Plus rien ne rentre. Sans ces fournitures essentielles, la malnutrition, les maladies et autres affections risquent de se multiplier et d’entraîner une augmentation des décès.
Depuis octobre 2023, les vivres passaient déjà au compte-gouttes et étaient nettement insuffisantes pour assurer la survie de tous les habitants. En 2024, 80% de la population a souffert du manque d’eau et l’intégralité de la population a été soumise à la famine. 2/3 des terres agricoles ont été endommagées, détruites, polluées rendues volontairement inutilisables pour anéantir la capacité de production alimentaire. La quasi-totalité des hôpitaux ont été détruits ou gravement endommagés, ciblés par les bombardements : sur les 36 hôpitaux, 21 sont totalement hors d’état et 15 fonctionnent partiellement. Les pénuries de médicaments essentiels et les coupures d’électricité entravent les soins. En mars 2024, l’UNICEF décomptait une douche pour 1300 personnes.
Selon un rapport du World Food Program de l’ONU de janvier 2024, 93% de la population était touchée par la malnutrition. Sur l’échelle de 5 phases pour qualifier les crises alimentaires, plus de 500 000 personnes -soit un quart de la population totale- se trouvaient au niveau le plus sévère de la phase 5, qualifié de catastrophique. Plus de 80% de toutes les personnes alors classées au niveau 5 se trouvaient à Gaza.
Amnesty International a recensé 90 ordres d’évacuation. Au total, 2 millions de palestiniens ont été déplacés au sein de la bande de Gaza, soit quasiment la totalité, et pour certains jusqu’à 10 fois, sans que les ordres de déplacement n’aient une quelconque cohérence. Après avoir été déplacés de force dans des zones souvent insalubres, des civil.es ont été bombardés par des frappes alors même que l’armée israélienne leur avait indiqué une « zone sûre ». Début 2024, l’armée israélienne a lancé des frappes aériennes sur des « zones humanitaires », sans avertir la population locale.
La destruction massive d’infrastructures vitales renvoie donc bien à une intention de destruction à long terme de la population. Il s’agit de rendre la vie des Palestiniens impossible, de rendre Gaza inhabitable.
La destruction des maternités et l’impossibilité pour les femmes enceintes de se nourrir menacent évidemment les naissances. Les conditions de vie imposées dans la bande de Gaza sont d’autant plus intenables pour les nouveaux-nés à l’image des bébés morts d’hypothermie cet hiver dans les bras de leurs parents qui n’avaient pour les abriter que des tentes en tissu.
L’intention de détruire tout ou partie du peuple palestinien est donc manifeste dans les actes. Elle est aussi clairement affichée dans les discours.
Des discours qui affichent clairement les intentions de détruire un peuple
Amnesty International a relevé 102 déclarations de dirigeants israéliens du 7 octobre 2023 à décembre 2024, des membres de la Knesset ou ministres, qui déshumanisent les Palestinien·nes, légitiment le génocide voire appellent à commettre des actes génocidaires.
« Nous imposons un siège complet à Gaza. Pas d’électricité, pas d’eau, pas de carburant, pas de nourriture. Nous combattons des animaux humains et nous agissons en conséquences » a affirmé Yoav Gallant dès le 9 octobre 2023. Cette déshumanisation est le terreau de tout génocide et elle est clairement associée à une volonté affichée d’asphyxier une population entière en rendant impossible les conditions de vie.
« Quand on dit que le Hamas doit être éliminé, cela signifie aussi que ceux qui le célèbrent, ceux qui soutiennent et ceux qui distribuent des bonbons, ce sont tous des terroristes et ils doivent être détruits ! » Itamar Ben Gvir, ministre de la Sécurité Nationale, 11 novembre 2023. En assimilant tout le peuple à des terroristes, il légitime son appel au meurtre généralisé.
« Le travail doit être achevé. » « Pas de demi-mesure […] : annihilation totale ! Tu effaceras le souvenir du peuple d’Amalek de sous les cieux. » « Nous ne nous arrêterons pas tant que le peuple d’Amalek n’est pas définitivement détruit » Bezalel Smotrich, ministre des Finances, le 16 novembre 2023. Dans une vision eschatologique appuyée sur un mythe biblique, il appelle à l’extermination de tout le peuple palestinien assimilé au « peuple d’Amalek ». Benyamin Nethanyahu a lui aussi mobilisé cette référence biblique.
« Il existe un Etat qui a construit toute une machine du mal, juste à nos portes. C’est toute une nation entière qui est responsable. Ce n’est pas vrai cette rhétorique selon laquelle les civils ne sont pas conscients et pas impliqués. C’est absolument faux. » Isaac Herzog, président de l’Etat d’Israël le 12 octobre 2023
« Nous défendons nos maisons … Nous nous battrons jusqu’à ce que nous brisions leur colonne vertébrale » idem
En présentant les Palestiniens comme une menace existentielle, en les érigeant en une figure du mal et en les englobant tous dans cet archétype, il légitime la destruction physique y compris des civils comme autodéfense.
« C’est fini. Sans carburant, même l’électricité locale sera coupée en quelques jours et les puits cesseront de fonctionner en une semaine. C’est ce qui doit être fait à une nation de meurtriers et de bouchers d’enfants. » Israël Katz, ministre de l’énergie et des infrastructures, 10 octobre 2023
En présentant les Palestiniens comme une menace existentielle, en les érigeant en une figure du mal et en les englobant tous dans cet archétype, il légitime la soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle.
« La bande de Gaza devrait être rasée. Et pour tous, il ne devrait y avoir qu’une seule sentence pour tous ceux qui s’y trouvent : la mort. Nous devons rayer la bande de Gaza de la carte. Il n’y a pas d’innocents là-bas. » Yitzhak Kroizer, membre de la Knesset
« Il faut effacer la bande de Gaza de la surface de la Terre » « Il n’y a pas de civils innocents. Nous devons aller à Gaza et tuer, tuer tuer. Nous devons les tuer avant qu’ils ne nous tuent. » Nissima Vaturi, vice-président de la Knesset
« Il faut déclencher une Nakba à Gaza » Avi Ditcher, ministre de l’Agriculture, novembre 2023
Le nouveau ministre de la Défense Israël Katz s’inscrit dans la droite ligne de ces déclarations génocidaires puisqu’il a promis la « destruction et la dévastation totale » à tous les « résidents de Gaza » en mars 2025.
A cela s’ajoutent les menaces d’employer des armes de destruction massive par des députés, la profusion de déclarations de soldats sur les réseaux qui veulent « tuer les Arabes » ou « raser Gaza »... Non seulement les propos des dirigeants témoignent d’une volonté de détruire, mais il créent aussi un climat chez les soldats de terrain qui se voient encouragés à commettre les pires violences en considérant leurs ennemis comme infra-humains.
On retrouve la même mécanique que dans les discours nazis. En octobre 1943 dans son discours de Posen, Himmler affirmait par exemple au sujet des juifs polonais : « Nous avions le droit moral, nous avions le devoir envers notre peuple, de détruire ce peuple qui voulait nous détruire. », « nous avons exterminé un bacille ».
C’est toujours la projection de la violence de l’autre qui justifie les massacres. En construisant la figure du barbare par leurs discours, les autorités génocidaires engendrent la barbarie dans les actes.
Tous ces discours déshumanisants, essentialisant tous les membres du groupe comme terroristes, appelant à leur attaque indiscriminée, témoignent de l’intention de détruire biologiquement ce groupe, soit par l’appel au meurtre direct de tous les membres du groupe, soit par la soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle. Ils relèvent des mêmes schémas de criminalisation et de déshumanisation d’un groupe entier qui ont guidé les actes des nazis, des Jeunes Turcs ou des hutus. On n’assassine pas des êtres humains : on nettoie, on purifie, on dératise. Il était clair dès octobre 2023 que les dirigeants israéliens préparaient les esprits à un génocide et ils annonçaient clairement leurs intentions.
Il ne faut pas être arabe ou musulman pour qualifier ce qui se passe en Palestine de génocide, pas plus qu’il ne faut être juif pour pleurer la Shoah ou tutsi pour déplorer ce qui s’est passé au Rwanda. S’élever contre la politique génocidaire de Netanyahu n’est pas plus antisémite que critiquer Hitler n’est germanophobe.
Tous les experts indépendants, tous ceux qui n’ont pas de tactique partisane ou de stratégie électoraliste, toutes les associations impartiales qui n’ont pas d’autre ligne de mire que le respect des droits humains, tous les observateurs avisés qui ne sont pas empêtrés dans des enjeux de pouvoir ou des intérêts personnels, emploient le terme de génocide, de situation génocidaire ou de génocide en cours.
Ce n’est pas une stratégie politicienne de parler de génocide, c’est une stratégie politicienne de ne pas en parler. Chacune en fonction de leur agenda, les organisations politiques françaises ont manifestement d’autres objectifs que de rendre le monde plus humaniste ou simplement plus intelligible. Soit par clientélisme vis à vis des pressions de lobbies soit par racisme quand il s’agit de considérer les vies de populations arabes et musulmanes, l’intelligence de la situation et l’empathie des partis politiques et médias français sont suspendus lorsqu’il s’agit de traiter du conflit israélo-palestinien. "On a du mal a entendre les leçons de morale de certains qu’on entend, bien au chaud, expliquer à la société israélienne qu’ils surréagisent." déclarait G. Attal devant le CRIF en mai 2024.
Si la déploration de la Shoah et du génocide du Rwanda font l’unanimité a posteriori, il n’y a toujours que la gauche radicale pour s’élever contre un génocide dans le présent. Clairvoyants lorsqu’il s’agit de regarder dans le rétroviseur, nos politiciens deviennent aveugles lorsqu’il s’agit de regarder en face un événement qui leur éclate au visage en plein pare-brise.
Les commémorations et les « plus jamais ça » n’y ont rien changé. Même le centre gauche se révèle toujours un allié des oppresseurs contre les opprimés, révélant une fois de plus son empathie limitée et y ajoutant sans doute aujourd’hui son indigence intellectuelle. F. Mitterrand fermait les yeux sur le génocide commis par son allié rwandais et assurait le repli des criminels hutus. François Hollande et Manuel Valls accourent aujourd’hui pour accompagner la délégation israélienne lors d’un match au stade de France (y rejoignant N. Sarkozy, V. Pécresse et E. Macron). L’indignité du parti socialiste traverse les âges. L’extrême-droite n’est pas en reste puisque Jordan Bardella et Marion Maréchal se sont rendus en Israël en grande pompe, affirmant « nous avons les mêmes ennemis ». La figure des LR Valérie Pécresse a financé avec les impôts des franciliens une ONG qui ravitaille l’armée israélienne. Quant au gouvernement de droite macroniste, non seulement il ne demande aucune sanction, non seulement il prononce son « soutien inconditionnel » à Israël mais il laisse des ressortissants franco-israéliens aller librement servir dans l’armée israélienne génocidaire. La France a continué à livrer à Israël des composants pour des armes durant le génocide, elle a annoncé qu’elle n’appliquerait pas le droit international concernant le mandat d’arrêt de Nethanyahu. Des députés macronistes se sont rendus en Israël pour parader avec l’armée israélienne dans des colonies à deux jours de la reprise des bombardements et alors que 45 000 palestiniens avaient déjà été tués en un an (Gabriel Attal, Guillaume Kasbarian, Prisca Thevenot et Caroline Yadan pour ne pas les citer). Sommet de l’indécence, les photographies de victimes palestiniennes brandies à l’Assemblée par des députés LFI ont été huées collectivement par les bancs de droite : même après leur mort, le déni de leur humanité leur survit.
Un jour viendra où ces photos et vidéos de nos dirigeants auront le même effet d’incongruité que ces archives que l’on trouve dans les pages les moins reluisantes de nos livres d’histoire. Un jour, la condamnation du génocide à Gaza fera consensus. Il sera trop tard pour agir. Il suffira d’aller parader devant les monuments aux morts et de déplorer le manque de lucidité de la génération précédente. Les gens de droite sauront jouer le jeu aussi bien que les gens de gauche. Les complices du génocide seront peut-être condamnés comme le prévoit la Convention de l’ONU, peut-être pas. En attendant, il faut encaisser leurs diatribes et continuer à lutter pour conduire l’Etat français à cesser sa collaboration avec les responsables de ces crimes. Tout doit être intenté pour obtenir un cessez-le-feu et la fin du blocus à Gaza. Les caméras ralentissent le génocide, nos regards braqués sur leurs crimes les dérange, il reste des millions de vies à sauver.
Al.Guilhem
Professeur d’histoire-géographie.
Auteur de Comment les classes dominantes ont détourné le suffrage universel
Note : Toutes les données utilisées dans cette analyse proviennent de l’ONU et de rapports d’Amnesty International. Les sources ci-dessous :
https://news.un.org/fr/story/2024/0... au sujet des violences sur les prisonniers palestiniens
https://orientxxi.info/magazine/un-... pour les réflexions d’Omer Bartov sur la vision du monde inquiète des génocidaires
https://www.amnesty.fr/actualites/r...
pour la majorité des chiffres cités ici, le rapport du 5 décembre 2025
https://www.amnesty.fr/actualites/b...
https://marsactu.fr/une-entreprise-... l’enquête de Marsactu et Disclose sur des livraisons d’armes à Israël
https://watson.brown.edu/costsofwar... sur le chiffre record de journalistes tués
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