Causes sociales, politiques et idéologiques de la victoire de Sarkozy

mardi 25 décembre 2007.
 

Pascale Le Néouannic, conseillère Régionale, Secrétaire nationale du PS en charge des Transports

Nul ne peut échapper à l’omni présence de Nicolas SARKOZY. Il court au sens propre comme au sens figuré : entre deux joggings médiatisés, il inonde l’actualité de prises de positions, de communiqués, de discours « fondateurs »... ce que chacun ressent, l’étude de l’Ina’Stat vient de le confirmer. Selon le baromètre des journaux télévisés de l’Institut national de l’audiovisuel, Nicolas Sarkozy est apparu à l’écran 224 fois de mai à août 2007, quand Jacques Chirac n’était apparu que 94 fois durant la même période en 1995 et 75 fois en 2002. Cet envahissement de l’espace médiatique résulte d’une stratégie de construction, de formatage de l’espace des mots et des symboles qui a été « le cœur de la méthode de campagne » du candidat Sarkozy. Elle lui a permis une victoire d’un genre nouveau.

Les mécanismes de la défaite

Avec plus de deux millions de voix d’avance et une participation électorale record, la « théorie de l’alternance », selon laquelle la majorité sortante devait « mécaniquement » être battue lors de l’élection suivante, a volé en éclat. Inconsciemment pourtant nombre de socialistes avaient fait leur cette thèse. Dans une des contributions du dernier congrès socialiste, l’alternance systématique était encensée : « « Sortez les sortants » est devenu un mot d’ordre. Depuis 1981, le balancier électoral est systématique. Les gouvernements en place sont toujours battus ». Ce « Sortez les sortants » qui avait permis d’expliquer en d’autres temps certaines de nos défaites, nous permettaient de partir en campagne, persuadés de gagner. Ségolène Royal dans sa déclaration de candidature s’était appropriée cette idée, se proposant : « (...) d’incarner le changement et l’ardent devoir de victoire, en donnant aux Français un désir d’avenir. »

Il faut donc comprendre comment la droite est sortie renforcée d’un cycle électoral qui lui était annoncé comme défavorable. Car la victoire de Nicolas Sarkozy n’était pas inéluctable. Elle n’est pas le résultat d’une « droitisation de la société » dont nous serions supposés devoir tenir compte dans notre orientation. Cette défaite est la conséquence d’une perte de repères qui trouve sa source dans l’incapacité pour la gauche à formuler un projet de société alternatif au modèle libéral qu’est la mondialisation. Une véritable panne de vision globale qui a facilité l’envahissement du champ culturel par celle de la droite.

La crise sociale, qui a éclaté au vu de tous, le 21 avril 2002 par la présence du Front national au second tour de cette présidentielle aurait dû alerter plus profondément la gauche sur la nature de la crise politique. D’une certaine manière la présidentielle de 2007 clôt l’un des débats ouverts en 2002 : qui est capable d’incarner l’alternative et pas seulement l’alternance ? En proclamant « qu’un autre monde est possible », les organisateurs de Porto Alégre avaient pourtant montré qu’il fallait d’urgence donner corps à cette idée pour pouvoir convaincre que Davos ne constituait pas le seul horizon pour notre époque. Les socialistes ont cru habile de se réclamer des deux... C’est-à-dire du statut quo participant ainsi à la confusion de la perception de nos concitoyens à propos du monde dans lequel ils vivent. C’est donc malheureusement le chef de file de la droite nationale-libérale, Nicolas Sarkozy qui a su capter l’aspiration au changement de ce que d’aucuns appellent la radicalité.

Sarkozy a mieux compris que d’autres que cette élection ne se gagnerait pas par l’addition de patrimoines électoraux mais que la période était celle des « cœurs à prendre ». Il existait, et il existe toujours une population disponible, en recherche, en attente de solution. Quand il était dit à gauche : « exprimez vous nous reprendrons ce que vous dites » le candidat de la droite avançait ses idées, les répétait, les laissait infuser... pour les reprendre comme des évidences que plus personne n’est en mesure de contester sauf à passer pour archaïque... Il a su comprendre la profondeur de la crise.

Faire de la politique

Sarkozy a ainsi « fait bouger les lignes ». Il a construit son discours pour gagner les voix des catégories les plus populaires. Devant le Medef il défend sa méthode pour convaincre : « qu’est-ce que la politique sinon de tout faire pour transformer une minorité en majorité. Sinon de tout mettre en œuvre pour faire partager une conviction par le plus grand nombre. Sinon, ça sert à quoi de faire de la politique ? ». Sarkozy a assimilé une idée primordiale, on ne mobilise pas l’électorat sur une ligne politique furtive. Il a construit un discours de combat pour faire bouger les lignes sur le terrain des valeurs propres à la droite : valeur travail, sécurité, ordre, identité nationale...

Les résultats électoraux ont suivi. Pour ne prendre que l’exemple de l’Ile de France, des 4 départements de Grande couronne (Seine-et-Marne, Essonne, Yvelines et Val d’Oise), 3 accueillent une population majoritairement salariée (occupant ou non un emploi) aux revenus proches ou inférieurs au revenu médian. Des ces derniers seuls 4 députés socialistes sur plus d’une quarantaine de circonscriptions (3 en Essonne, 1 dans le Val d’Oise) ont été élus... A l’opposé, se confirme l’ancrage du PS dans la capitale. Témoignage de la captation d’une partie non négligeable de l’électorat ouvrier par la droite sarkoziste. Cela sans que l’UMP ne perde son électorat choyé durant 5 ans. Si Sarkozy a pu attirer à lui cet électorat salarié c’est qu’entre ceux qui sont inquiets de la mondialisation et le PS, le pont idéologique est en partie « rompu ». Cet électorat n’a pas été convaincu par l’inaudible méthode socialiste qui préconise, comme horizon indépassable, « d’accepter les contraintes du réel, la politique des petits pas »(1) dont on ne voit que les contraintes sans discerner les petits pas qui soient un mieux disant social. Cet électorat aurait pu comme à d’autre époque se réfugier dans l’abstention ou dans le vote d’extrême droite. Il a fait, au contraire, un autre choix, celui de la participation, « adhérant » au discours d’une droite sarkoziste qui s’appropriait le thème de la « rupture ». Ce n’est pas le moindre des paradoxes que la sortie de cette phase politique -où les conflits sociaux se sont multipliés, où la gauche a remporté toutes les élections intermédiaires- se conclut sur la prise de pouvoir par le représentant des « néolibéraux ». Sarkozy a été élu en assumant une stratégie de conquête du pouvoir offensive. Il y a donc beaucoup à étudier dans les méthodes de la droite au cours de cette dernière période, non pour la copier dans ses fondements idéologiques évidemment mais pour être en mesure de s’y opposer efficacement.

Depuis son élection, nous avons matière à analyser le contenu concret des préceptes idéologiques et les méthodes du nouveau Président (textes, déclarations, gestes...). Nous en avons le devoir parce que le tourbillon médiatique du projet libéral de Sarkozy peut tout entraîner sur son passage. Il ne se propose pas seulement de remettre en cause notre modèle social, inspiré du programme du Conseil National de la Résistance. Il sait que pour asseoir son pouvoir, il doit contester les principes fondateurs de notre modèle Républicain nés de la Révolution française et de la philosophie des lumières. Ce n’est pas seulement la fiche de paie, mais aussi la laïcité, l’égalité, la liberté, la fraternité. Tout ce qui fonde notre citoyenneté qui subit les assauts de la droite. En quelque sorte, pour attaquer la fiche de paie et renforcer la prise d’avantage du capital financier sur la richesse du pays, la méthode Sarkozy consiste à bloquer la contestation en tuant les mots, la pensée et l’histoire qui légitime cette contestation et l’identifie à l’histoire même du pays.

Pour s’imposer électoralement, il faut imposer ses idées C’est ce qu’a réussi à faire Sarkozy. L’adhésion d’une majorité de l’électorat à la démarche de « rupture », s’est traduite dans la campagne électorale dès janvier 2007, lorsque les sondages l’ont donné systématiquement victorieux. Mais c’est bien avant qu’il a développé sa stratégie. Pour le candidat Sarkozy, la victoire électorale passe par un préalable : l’hégémonie culturelle. L’ancien patron de l’UMP a, à plusieurs reprises, fait référence à Antonio Gramsci : « Je ne mène pas un combat politique mais un combat idéologique. Au fond j’ai fait mienne l’analyse de Gramsci (...) le pouvoir se gagne par les idées. C’est la première fois qu’un homme de droite assume cette bataille là. » (...) « Depuis 2002, j’ai donc engagé un combat pour la maîtrise des idées. Tous les soirs je parle de l’école, en dénonçant l’héritage de 1968. Je dénonce le relativisme intellectuel, culturel, moral... »(2) . Bien sûr des théoriciens du combat des idées, il y en a de droite. Mais il a habilement préféré faire référence à un homme de gauche italien, mort dans les prisons de Mussolini, plutôt qu’au théoricien de l’ultra libéralisme, Friedrich Hayek ou aux thèses de la droite radicale, le club de l’Horloge ou le GRECE(3) . Ce sont pourtant les écrits de ces clubs de la droite extrême qui ont fourni le cadre de pensée dont s’est inspiré Sarkozy. Alain de Benoist, fondateur du GRECE, rédige dès 1977, dans un ouvrage de référence « Vu de droite », les causes du recul de la droite dans la société française et l’invitait à enfin comprendre Gramsci. De Benoist explique : « dans les sociétés développées, il n’y a pas de prise du pouvoir politique sans préalable du pouvoir culturel ». Analysant à partir des résultats des élections de 1977, par avance, les raisons de la victoire de Mitterrand en 1981 : « la gauche française a compris depuis longtemps la leçon essentielle de Gramsci, à savoir que la majorité idéologique est plus importante que la majorité parlementaire et que la première annonce toujours la seconde, tandis que la seconde, sans la première est appelée à s’effondrer ». Pour de Benoist, : "La droite ne perçoit pas l’enjeu de l’action métapolitique (sur les consciences). Elle ne cherche que le pouvoir politique, et laisse aux mains de ses adversaires ce qu’elle néglige habituellement (la presse, l’éducation, la culture populaire), autorisant la subversion de ses objectifs". Sarkozy, tout en citant à l’envi Jaurès, Blum, Guy Môquet, revendique la nécessité pour la droite de se réarmer idéologiquement pour combattre les idées de gauche issues de mai 1968. Il se présente comme le candidat combattant la « dévalorisation » de « l’autorité », signe « de la crise morale que traverse la France ». Quand la droite extrême écrit : « la gauche inspire aujourd’hui un consensus social-démocrate et mondialiste qui conduit la France à la ruine. Nous devons lui opposer, dans tous les domaines, des solutions clairement ancrées à droite, fondées sur les valeurs de liberté et d’identité. » (4) Repris par Nicolas Sarkozy, cela donne : « Si je suis élu président de la République, tout ce que la droite républicaine n’osait plus faire parce qu’elle avait honte d’être la droite, je le ferai. Tout ce que la droite républicaine et le centre ont abandonné à la gauche et à l’extrême droite, je m’en saisirai. »(5)

Force matérielle des idées : le parti politique

A droite (comme à gauche) le rassemblement est un enjeu.

Or à droite depuis les années 1980, presque à chaque présidentielle deux candidats issus de ses rangs postulent au leadership sur ce camp. Cela aurait perduré sûrement sans la crise politique d’avril 2002. Si à gauche l’élimination du candidat socialiste a provoqué la détresse, la droite a analysé en profondeur les risques de « disparition » qui la guettaient : 19% des suffrages exprimés et un taux d’abstention record, jamais un président sortant n’avait recueilli un si faible score. A droite la conscience de l’urgence politique a permis d’entamer dès les législatives de 2002 l’union, sous la forme d’un label d’abord, puis d’un parti, pour stopper son recul électoral. L’Union de la Majorité Présidentielle se transforme en parti en novembre 2002. Mais ce n’est qu’a l’arrivée de Sarkozy, comme président du mouvement -bénéficiant du retrait d’Alain Juppé- que la synthèse politique des droites s’accomplit par la constitution d’une équipe qui reflète une synthèse politique complexe mais recherchée. Fillon issu du chiraquisme social, Henri Guaino du gaullisme étatiste, Méhaignerie figure du centre, Christine Boutin représentante des catholiques traditionalistes, Devedjian et Longuet... pour la droite libérale la plus radicale. Tout au long de la campagne, Sarkozy va faire fructifier cette synthèse politique où chacun joue un rôle bien rodé sans se renier. Là encore il applique les thèses du club de l’horloge : « Seule la synthèse nationale-libérale peut faire pièce à l’idéologie dominante. C’est pourquoi l’union de la droite est nécessaire au redressement de la France ».

Sarkozy va aussi transformer l’UMP, considérant que sa personnalité seule ne suffirait à l’emporter, en une « machine de guerre militante » à sa main. Campagne d’adhésion non pour désigner un candidat mais pour changer radicalement la face du pays. Structuration d’un puissant réseau de cadres avec un conseil national de 2.500 membres (celui du PS en compte 300). Et pour la campagne un réseau de 3.000 cercles dont la double fonction affichée est de relayer la ligne politique et de répartir des tâches militantes (voire le manuel pratique des 8 tâches du supporter). A ce maillage du territoire s’ajoute un maillage corporatif avec la constitution de 24 fédérations professionnelles conçues à la fois comme « boites à idées et courroies de transmission de l’UMP » dans la société. Un peu sur le modèle des socialistes des années 70 à la grande époque des Groupes Socialistes d’Entreprises (GSE) ou du modèle social-démocrate où « le parti est adossé a un puissant syndicat ». Cette machine ne s’est pas réduite à un fan-club, aussi enthousiaste et dévoué fut-il, elle a été impliquée dans le travail d’élaboration programmatique. Pas moins de 18 conventions thématiques de la « France d’après ». Au cours des conventions, Sarkozy a fait de l’ensemble des cadres et des militants des porte-parole de son projet, avec une pensée et un vocabulaire commun. Rien à voir avec « mon programme c’est le vôtre » des forums participatifs sorte de caisse enregistreuse d’où les participants ne pouvaient ressortir que plus démunis idéologiquement faute de ligne politique structurante avancée. Nicolas Sarkozy a construit une machine de combat au service de ses idées "Ce sera notre fierté d’être le parti du mouvement. Les socialistes sont devenus des conservateurs".

Des idées en pratique

C’est donc dès le lendemain de la seconde élection de J. Chirac que la droite française prépare sa conversion. Elle le fait dans le prolongement d’une victoire et dans une période où la vieille garde « gaulliste » disparaît petit à petit. Comme l’un des symboles de cette passation de pouvoir Charles Pasqua, perclus de mises en examen cède son siège de Président du Conseil Général des Hauts-de-Seine à Nicolas Sarkozy. Aux manettes de ce département, celui-ci en a fait aussitôt son laboratoire (policiers référents dans les collèges ; suppression des bourses pour les lycéens défavorisés ; soutien aux dispositifs de crèches privées...). La liste est longue, mais elle éclaire bien la méthode et les thèmes choisis pour permettre à Sarkozy de séduire les différentes familles de droite.

Nombre d’idées dangereuses comme le Ministère de l’identité Nationale et de l’immigration ont d’abord été testées sur le terrain. La méthode est cohérente. Afficher haut et fort des valeurs dont on proclame qu’elles sont « alternatives à la pensée unique de gauche » puis les mettre en pratique avec une intention assumée d’en faire un moyen de reformatage des idées dominantes. Les digues entre les électorats de droite sont alors rompues avec ostentation. Et 69% des électeurs qui avaient voté Le Pen en 2002 ont choisi Sarkozy au 1er tour en 2007. Il s’assura ainsi un score parmi les plus élevés pour un candidat de la droite sous la Ve République.

Force des idées illustrées par les mises en pratiques emblématiques ! Prenons deux exemples. L’amendement déposé par Thierry Mariani(6), voté à l’Assemblée en septembre, propose le recours aux tests ADN « en cas de doute sérieux sur l’authenticité de l’acte d’état civil »... Au-delà de cette nouvelle restriction qui rend plus difficile encore le regroupement familial, la philosophie de cet amendement est de large portée. Lier la parentalité à la génétique c’est contester ce qui fait la filiation dans notre société : justement c’est la déclaration et non la génétique qui fonde celle-ci... Cet amendement promeut la « filiation biologique ». Le sang plutôt que le sens. Pendant la campagne présidentielle, Nicolas Sarkozy avait affiché son inclination pour la génétique. La nouvelle droite va toujours un peu plus loin dans la remise en cause des fondements mêmes de notre organisation républicaine. Elle en dit long sur la nature des "ruptures" qu’une partie de cette droite est prête à voir appliquer.

Autre sujet, l’installation comme mode d’arbitrage des conflits dans les quartiers populaires du communautarisme comme réponse aux maux de notre société. La politique mise en place par Sarkozy pendant cinq ans se présente comme le choix de l’institutionnalisation du religieux et du communautarisme. Nicolas Sarkozy n’a jamais caché que la religion est "comme une source d’apaisement utile au fonctionnement de la République"(7) ...utile au règlement des problèmes des quartiers ? Rien d’étonnant alors à ce qu’il préfère faire appel aux imams plutôt qu’aux travailleurs sociaux. Ces politiques vont à l’opposé de ce qu’il faudrait faire. Nous le savons. Pourtant combien d’élus, considérant que dans les quartiers populaires la question sociale était subordonnée à d’autres paramètres dont celui de l’immigration, ont eux-mêmes mis en place des « conseils représentatifs »... Quel recul dans la France de la République que d’avoir parfois consciemment laissé le champ libre aux communautés pour « organiser la solidarité ». Ces politiques, menées par le ministre Sarkozy, lorsqu’il était à l’Intérieur, ont contribué à nourrir le sentiment d’une sous citoyenneté, renforçant les identifications ethniques radicales, pourvoyeuses de violences. Ces deux exemples montrent comment le projet politique de Sarkozy est davantage qu’un programme conjoncturel. Il exprime et met en pratique une vision du monde et les principes qui les légitimes...

Une droite décomplexée

Depuis les premiers mois de sa victoire, la droite assume sa « décomplexion ». Sarkozy peut ainsi s’afficher avec ses amis milliardaires au lendemain de son élection... Avoir de l’argent, vouloir accumuler bien au-delà de ses besoins et de ceux des siens, c’est ce que revendique et affiche la « droite décomplexée »... Elle est parvenue à faire passer pour des martyrs les plus égoïstes, ceux qui refusent de contribuer à la solidarité nationale en installant leurs foyers fiscaux à l’étranger. Cette décomplexion, ici vis-à-vis de l’argent, est la manifestation d’une stratégie globale qui vise à déplacer les lignes de clivages de la société. L’argent ne doit plus être caché pour être banalisé. On doit pouvoir « parler d’autre chose », d’autres clivages. L’UMP a créé les conditions pour convaincre que la ligne de clivage n’était plus entre riches et pauvres, mais au sein du salariat entre « ceux qui se lèvent tôt » et les prétendus « assistés ».

Trouver des boucs émissaires... Voilà l’enjeu. Le but est de créer des catégories symboliques qui divisent le peuple entre ses composantes Ainsi quand elle parle emploi la droite parle de mérite, d’effort. Le sous-entendu est implicite. Si ceux qui font des efforts ne s’en sortent pas c’est que d’autres « profiteraient » du système... Et les coupables, la droite les désigne, ce sont « les assistés », chômeurs, allocataires du RMI, immigrés, jeunes de banlieue...

La droite a aussi martelé, fidèle à son créneau libéral que « si vraiment on veut, on peut s’en sortir », introduisant l’idée selon laquelle « le sort de chacun est entre les mains de chacun », donc que « ceux qui ne s’en sortent pas, c’est qu’ils ne le veulent pas » CQFD. Au final ce discours autorise une inversion des priorités sociales, ce ne sont pas les victimes du système qu’il faut aider, ce sont les vainqueurs qu’il faut encourager... Isoler les salariés les uns des autres, pour les faire envier/haïr celui à qui l’on verse une allocation, celui qui est au chômage, celui qui a un statut, celui qui est étranger ou tout simplement différent... Ce discours n’est pas nouveau à droite. Mais reconnaissons qu’il est d’autant plus facilement entré dans les têtes que nombreux -y compris dans nos rangs- ont développé la thèse de la « fragmentation sociale », validant l’idée selon laquelle il n’y avait pas de mot d’ordre commun possible au salariat. C’est dans un texte socialiste que l’on peut lire : "il n’y a pas deux France, une « France d’en bas » qui protesterait contre « une France d’en haut », il y a une France fragmentée, diverse, multiple"... La manœuvre pour la droite était, dés lors, plus aisée. Autre exemple : la droite préfère parler de pouvoir d’achat pour contourner le sujet de l’augmentation des salaires parce qu’elle refuse toute idée de négociation sur la répartition au sein de l’entreprise, de la richesse créée.

Exit donc la revalorisation des salaires, l’augmentation du SMIC, la productivité... autant de sujets qui devraient se traduire sur les fiches de paie ? Là encore c’est la droite qui a choisi le terrain d’affrontement avec la gauche. Elle le fait ouvertement, frontalement. Et sans recevoir une réplique de la même nature... Ainsi sur les 35 h Nicolas Sarkozy affirmait sans relâche : « Je veux d’abord vous convaincre que partager le travail n’a jamais été une solution contre le chômage. Les 35h ont-elles permis de créer des emplois ? Nullement. (...) Notre réponse à la RTT, c’est la liberté de gagner plus, en travaillant plus »... Dans cet extrait tout est dit. Son objectif n’est pas d’être objectif mais de convaincre, qu’importent les fumisteries selon lesquelles les 35 h n’auraient créé aucun emploi. Mais où sont passés les argumentaires de gauche défendu à la tribune des deux assemblées pendant plus de 15 ans. Silence radio. La vague a déferlé librement. C’était le but recherché, faire passer ses partis pris pour des évidences. En la matière le Président excelle : " je veux dire la vérité aux français", "je ne suis pas un idéologue", "Je dis juste ce que chacun sait..." Toutes ces formules ont pour but de faire comme si était évident ce qui hier semblait provocant. Et de cette façon, si la droite décomplexée devient évidente à proportion, la gauche devient embarrassée et son silence ressemble à un aveu de mauvaise foi. La déclaration selon laquelle les « 35 h n’étaient pas crédibles » venue de nos rangs devient alors une reddition pure et simple.

Sarkozy a déclaré à plusieurs reprises vouloir : « rendre à la droite la fierté de ses valeurs et de ses convictions »...

Cette formule contient en elle la volonté affichée de « se démarquer de son prédécesseur ». Beaucoup auront compris qu’il ne voulait pas assumer le bilan des années Chirac, même s’il est l’un des principaux inspirateurs des politiques « sécuritaires » et « fiscales » du dernier quinquennat. Mais au-delà Sarkozy s’adresse, avec cette formule, aux tenants de la nouvelle droite, à la classe dominante pour leur dire qu’avec lui la droite osera « des ruptures » avec les principes d’égalité et de solidarité. Dominique Strauss Khan lors de l’Université d’été du MJS en 2006 expliquait que : "Sarkozy a préempté ce « joli mot » qui aurait pu être le mot de la gauche et qui est celui de la rupture. Un joli mot car pour la gauche la rupture cela veut dire quelque chose, ça veut dire rompre avec le monde ancien, créer le monde nouveau, c’est un peu la mission de gauche, celle qu’elle a occupé depuis deux siècles". Mais combien de responsables socialistes ont dit le contraire pour justifier de leurs désaccords avec la gauche du parti qui en faisait son thème central en réponse à la déroute de 2002... au congrès de Dijon.

Déclin et faillite

On le sait, pour la droite il s’agit d’étendre le principe de la compétition à tous les domaines ou prévalait celui de la solidarité : le contrat plutôt que la loi, le client plutôt que l’usager, la marchandisation plutôt que le bien public. C’est le programme de la contre révolution conservatrice qui déferle sur le monde. En France, ce projet percute l’identité même d’un pays qui s’est construit sur les principes républicains qui contredisent la construction intellectuelle du libéralisme. C’est pourquoi le projet Sarkozyste a besoin d’une telle « énergie culturelle » pour submerger des réflexes sociaux et politiques ancrés dans l’histoire profonde du pays et largement diffusés sur les deux ailes du champ politique. Sarkozy doit vaincre la gauche, mais aussi la droite colbertiste. C’est pourquoi on doit pointer la mise en scène qui vise à légitimer l’urgence. Sarkozy ne peut pas en rester à la seule affirmation idéologique. Il faut qu’une « raison objective » soit à l’œuvre. C’est le rôle du discours des « déclinistes » . Il sert de toile de fond. Tout va mal, la France est à la traîne. « Le retard de la France » c’est le refrain, toujours présenté comme le symptôme évident du mal profond qui ronge le pays. On notera, pour mieux comprendre cette manœuvre, que la démonstration inverse n’est jamais faite. Or, ne serait-ce pas à la gauche de s’appuyer sur les succès et les positions de tête du pays pour étayer la valeur des choix qui les ont rendus possibles et qui sont tous, sans pratiquement d’exception, attribuable au modèle républicain de développement de la France ?

La thèse catastrophiste des partisans du « déclin » diffuse sans contre-pied. Le moment venu elle vient toujours en renfort d’une seconde arme de dissuasion : la menace de la faillite. C’est la mise en scène du trou de la sécu, trou du budget, sans cesse extrapolés dans des proportions alarmistes. Chaque fois qu’on y regarde de plus près, on y découvre des montages de véritable joueur de bonneteau : budget de l’Etat comparé à un budget familial, niveau de la dette annualisée, ainsi de suite... On comprend mieux alors pourquoi la faillite est non seulement un épouvantail de propagande mais aussi une méthode pour rendre la réforme conservatrice incontournable.

C’est un renversement de situation. La gauche remplit les caisses, (souvenons-nous des polémiques sur la « cagnotte » du gouvernement Jospin), la droite les vide (le paquet fiscal). La dette publique a été multipliée par quatre sous Balladur et par deux sous Juppé et Raffarin. Les « allègements de cotisations sociales » qui représente plus de 25 milliards d’€ annuels effondre les bases du financement social. La faillite évoquée par Fillon n’est pas un constat des faits, c’est un aveu de méthode. Il veut liquider les points d’appui restant de la forme républicaine de notre société héritée du programme de la résistance d’après guerre. Haro donc sur les fonctionnaires, la sécu... Mais aussi sur les libertés, le système judiciaire, l’école, mai 68...

Un ordre global

Certains prétendent que Sarkozy n’est pas libéral parce qu’il serait partisan d’un Etat interventionniste qui irait à l’encontre du « laisser faire, laisser agir » si cher aux partisans du marché. Mais aux USA comme en Angleterre, les libéraux au pouvoir n’ont jamais cessé d’utiliser l’Etat et la Loi pour servir les intérêts des chefs d’entreprises et des actionnaires. Sarkozy ne fait rien d’autre lorsqu’il affirme devant le Medef : "Je veux aller beaucoup plus loin dans l’allègement de la taxation du travail (...). Je veux aller plus loin dans la remise à plat de nos prélèvements fiscaux, dans la réforme fiscale. Il faut dire la vérité aux Français : si l’on taxe trop le travail, il disparaît, si l’on taxe trop le capital, il s’en va." Comme Reagan avec les contrôleurs aériens ou Thatcher contre les mineurs, Sarkozy veut interdire à la contestation sociale sont droit d’expression en écrasant ses symboles et les catégories qui les incarnent (cheminots, électriciens, enseignants...). Il sera alors mieux à même de s’attaquer au mur infranchissable qu’est la répartition dont l’impôt et la cotisation sont les outils. Restera alors la seule loi du marché « libre et non faussée ». La boucle sera bouclée.

La méthode idéologique de Sarkozy est celle de la contre révolution conservatrice dont le modèle est venu des pays anglo-saxons. Elle se distingue de tout ce que nous avons connu de la droite dans le passé en ceci qu’elle articule un projet économique et social global avec un projet culturel et civilisationnel assumé également global en contradiction non seulement avec l’intérêt de la classe sociale la plus nombreuse du pays mais avec les fondamentaux de l’identité de celui-ci. Il ne s’agit donc pas seulement d’un programme quinquennal. Il s’agit d’un projet de long terme qui veut obtenir l’implication et l’adhésion des milieux qui vont en être les principales victimes. En cela il s’agit d’un projet politiquement global au sens le plus traditionnel du terme.

Il ne faut pas s’étonner qu’en cohérence avec, il soit exigé de la gauche de renoncer à ses valeurs et à ses objectifs historiques. Cette exigence ouvertement formulée participe de la campagne visant à rendre « évidentes », « naturelles » les prémices idéologiques du nouveau pouvoir. Mais pourquoi y céder ? Pourquoi s’excuser d’être des défenseurs des conquêtes mises en causes ? Pourquoi accepter de se placer en défensive ? Pourquoi ne pas vouloir à notre tour d’assumer le caractère global de notre vision de la personne humaine et de la société ? Nous ne reconstruirons jamais la gauche et une majorité culturelle sans cela.

(1) Pour un réformisme radical, 12 juillet 2005, contribution au congrès du Mans

(2) Le Figaro, le 17 avril 2007

(3) Groupement de Recherches et d’Etudes pour la Civilisation européenne

(4) in "Stratégie et langage" site Club de l’Horloge

(5) Discours à Toulouse, 12 avril 2007

(6) Député UMP, il est membre du GRECE, club de pensée de la droite extrême. "Enquête sur un homme de pouvoir" de Frédéric Charpier aux Presses de la Cité

(7) "La République, la Religion et l’Espérance" de Nicolas Sarkozy

Article paru dans la "Revue Socialiste" n° 26 - octobre/novembre 2007


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