« J’en suis pourtant une preuve vivante » : en dépit de ses 78 ans, Lee Yong-soo bouillonne d’énergie et elle a ressenti comme un ultime outrage les déclarations du premier ministre, Shinzo Abe, qui a affirmé une nouvelle fois, lundi 5 mars, que les femmes contraintes à se prostituer pour l’armée impériale au cours de la seconde guerre mondiale « n’avaient pas été victimes de coercition ».
Mme Lee est l’un des trois « femmes de réconfort » - euphémisme désignant les 200 000 Asiatiques et quelques Européennes victimes de la soldatesque nippone, de la fin des années 1930 à la défaite de 1945 - qui viennent de témoigner devant la sous-commission pour les affaires étrangères du Congrès américain dans le cadre du débat sur une résolution exigeant des excuses du Japon. Lundi, M. Abe a déclaré au Parlement qu’« il n’y avait pas de raison de s’excuser ». « Le projet de résolution (américain) n’est pas fondé sur des faits. Rien ne prouve qu’il y a eu coercition », a-t-il ajouté. A Séoul, le gouvernement et la presse ont dénoncé avec véhémence le manque de repentance du Japon.
Dans ce petit restaurant coréen de Tokyo, Mme Lee en robe traditionnelle a l’air d’une douce grand-mère. Elle raconte en japonais (langue imposée pendant la colonisation de la péninsule de 1910 à 1945) ce que l’adolescente qu’elle était vécut au cours de l’année qui précéda la défaite du Japon. « Les rides ont envahi mon visage, dit-elle, mais au fond de moi la blessure demeure. » Elle se sent habitée par le han, ce mélange de ressentiment et d’amertume qui sourd de sacrifices, d’attentes déçues et de révolte contre l’impuissance qui caractérise l’âme coréenne. « Ce que je demande, c’est que l’Etat japonais reconnaisse qu’il a volé ma vie quand je n’étais qu’une enfant », poursuit-elle.
Née à Taegu, au sud-est de l’actuelle Corée du Sud, Mme Lee avait 14 ans « lorsqu’un matin de l’automne 1944, alors que je dormais, une voix de femme m’a appelée ; je suis sortie ; un soldat japonais m’a prise par le bras et emmenée de force ». Un train l’emporta jusqu’à Pyongyang puis Dalian, en Chine, où elle fut embarquée vers Taïwan et affectée au bordel militaire d’une base de pilotes suicide (kamikaze).
« VIOLÉE ET LAISSÉE POUR MORTE »
« Sur le bateau, nous étions cinq filles pour trois cents soldats. Mes aînées m’ont cachée. A la base, je fus battue, violée et laissée pour morte, les mains attachées par un fil de fer. Un pilote m’a soignée. »Je dois mourir mais, toi, tu dois vivre« , me répétait-il. C’est le seul homme qui m’a jamais aimée. Des mois passèrent. Chaque jour, une douzaine de soldats se présentait dans la petite cabine qui m’était affectée. Il y avait une couche, de l’ouate et du désinfectant. Ceux qui partaient pour leur dernière mission s’attardaient : eux aussi étaient des victimes. Puis, un matin, les soldats avaient disparu. De la rue montaient des cris en chinois, »La guerre est finie !« . »
Rentrée en Corée, Mme Lee chercha, comme toutes celles qui avaient subi un sort analogue, à cacher sa flétrissure pour que l’opprobre ne tombe pas sur toute sa famille. « Longtemps, mon frère m’a dissuadée de parler », dit-elle. Puis au début des années 1990, elle et plusieurs autres se décidèrent à sortir de l’ombre de l’Histoire.
Ce que l’on racontait jusqu’alors des « femmes de réconfort » était nié par Tokyo. Cette fois, les témoignages furent étayés par des recherches d’historiens japonais comme Yoshiaki Yoshimi qui, en 1992, révéla, à partir de documents militaires, l’implication de l’état-major dans la gestion des bordels militaires. L’année suivante, au nom du gouvernement, Yohei Kono, alors chef du secrétariat du premier ministre Miyazawa, reconnut que « les forces armées étaient directement et indirectement impliquées dans la création et la gestion de ces établissements ainsi que le transport (de leurs pensionnaires) ».
Avec le retour à la tête du Parti gouvernemental libéral-démocrate (PLD) du courant le plus droitier, la « déclaration Kono » est critiquée pour avoir été trop loin et les propos de M. Abe sont une expression de ce retrait. S’il y a bien eu implication de l’état-major, il n’y a pas de preuves que l’armée se chargeait elle-même du « recrutement » des filles. Le plus souvent, les militaires sous-traitaient cette besogne aux « marchands de femmes » dans la mouvance de l’armée, qui fournissaient ses bordels en femmes dupées ou tout bonnement enlevées.
Article paru dans le Monde, édition du 07.03.07.
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