16 mai 1956 Création du Club de Paris : de riches créanciers discrets, unis et tout-puissants

jeudi 19 mai 2022.
 

- A) Qu’est-ce que le Club de Paris ? (par CADTM)
- B) Déclaration de la société civile sur le cinquantenaire du Club de Paris : ni légitime, ni soutenable
- C) But du Club de Paris : la soutenabilité financière de court terme du remboursement de la dette publique

A) Qu’est-ce que le Club de Paris ? (par CADTM)

En 1955, après le renversement du président argentin Juan Domingo Perón par un coup d’État militaire, le nouveau régime a été soucieux de rentrer dans le rang au niveau international. Il a alors très vite cherché à intégrer le FMI et la Banque mondiale. Dans ce but, il a eu besoin de régler le problème de sa dette et de rencontrer les principaux pays créanciers. Le 16 mai 1956, la réunion a eu lieu à Paris, sur proposition du ministre français de l’Économie. Le Club de Paris était né.

Soixante ans plus tard, le Club de Paris est devenu, aux côtés du FMI et de la Banque mondiale, un instrument central dans la stratégie développée par les pays créanciers pour conserver une emprise totale sur l’économie mondiale. Le but du Club, qui se réunit toujours au sein du ministère français des Finances, à Bercy, où se trouve son secrétariat, est de renégocier la dette publique bilatérale des pays du Sud ayant des difficultés de paiement. Initialement composé de onze pays, il en comprend désormais vingt : Allemagne, Australie, Autriche, Belgique, Canada, Danemark, Espagne, États-Unis, Finlande, France, Irlande, Israël, Italie, Japon, Norvège, Pays-Bas, Royaume-Uni, Russie, Suède, Suisse. D’autres pays créanciers peuvent occasionnellement se joindre à eux.

PNG - 56.4 ko Les 20 pays du Club de Paris

Entre 1956 et fin 1980, trente accords seulement sont signés par le Club. Avant 1976, le Club rechigne même à se réunir pour des pays dont la dette est jugée trop faible : seuls l’Argentine, le Brésil, le Chili, l’Indonésie, le Pérou, le Cambodge, le Pakistan et le Zaïre sont reçus. Après la crise de la dette au début des années 1980, une accélération importante se produit. Entre début 1981 et septembre 2008, 373 accords sont conclus, avec des représentants de 83 pays débiteurs différents. Le triste record est détenu par le Sénégal (passé 14 fois depuis 1981) devant Madagascar (12 fois), le Niger et la République démocratique du Congo (11 fois). Le montant total des dettes traitées (rééchelonnées ou annulées) dépasse 500 milliards de dollars.

Le déroulement des réunions plénières, mensuelles en général, frise le rituel |1|. Les délégations du pays surendetté et de ses créanciers siègent par ordre alphabétique autour de la grande table de conférence. Des institutions multilatérales (FMI, Banque mondiale, Cnuced, banques régionales de développement, etc.) sont aussi présentes. Le président du Club – souvent le directeur du Trésor français – ou un proche collaborateur ouvre la séance. Le chef de la délégation du pays endetté, en général le ministre des Finances ou le gouverneur de la Banque centrale, expose de façon formelle les raisons de sa présence. Depuis plusieurs mois déjà, les autorités de son pays sont en contact avec le Club et ont dû se plier à deux conditions très strictes : soumettre une demande de passage devant le Club s’appuyant sur l’impossibilité de poursuivre les remboursements en l’état et conclure un accord économique avec le FMI assurant que tout est mis en œuvre pour éviter que cela ne se répète. Avant son passage devant le Club de Paris, le pays surendetté a donc déjà dû se plier aux exigences de ses créanciers, ce qui réduit à néant sa marge de manœuvre ce jour-là.

Ensuite, le représentant du FMI détaille les réformes envisagées pour tirer le pays de ce mauvais pas, avant que ceux de la Banque mondiale et de la Cnuced ne complètent le tableau. La séance des questions-réponses peut commencer. A l’issue, cette session dite « de négociation » révèle la toute-puissance des créanciers : la délégation du pays endetté est invitée à se retirer pour que les membres du Club négocient entre eux. Une fois un terrain d’entente trouvé, le Président en informe la délégation du Sud qui a dû patienter à l’écart pendant que son sort était scellé. Si elle n’est pas satisfaite, les discussions peuvent reprendre, mais son pouvoir de persuasion est infime : son pays est demandeur d’un geste du Club et sa présence autour de la table indique clairement qu’il a renoncé à la fronde. Après signature du procès-verbal, elle n’a plus qu’à se réjouir devant les médias de son pays de l’accord obtenu et à remercier les pays créanciers.

Lors du premier passage d’un pays, le Club de Paris détermine une date butoir. Officiellement, seuls les crédits accordés avant la date butoir sont concernés par le rééchelonnement. Les dettes contractées après cette date ne sont en principe pas susceptibles d’être restructurées, ceci afin de rassurer les marchés financiers et les bailleurs de fonds quant au remboursement des nouveaux prêts qu’ils accorderont. En ce qui concerne Madagascar, le Niger ou la Côte d’Ivoire, la date butoir est le 1er juillet 1983, ce qui réduit sensiblement le volume de la dette concerné par une réduction éventuelle.

Le Club de Paris distingue deux types de créances : les crédits APD (aide publique au développement) accordés à des taux inférieurs à ceux du marché et en principe destinés à favoriser le développement |2|, et les crédits non-APD (ou encore crédits commerciaux), qui sont les seuls à être concernés par un éventuel allégement. En général, un allégement de dette par le Club de Paris est réservé aux pays les plus pauvres et les plus endettés. Pour la grande majorité des PED en difficultés de paiement, le Club de Paris ne répond que par des rééchelonnements de dettes, les problèmes étant alors simplement repoussés dans le temps.

Les conditions de vie des populations les plus démunies n’entrent pas en considération car le Club se veut une simple agence de recouvrement de fonds. Il est d’ailleurs géré par le ministère des Finances, et non par celui des Affaires étrangères ou de la Coopération. Son but est de faire payer au maximum les pays endettés : « Les créanciers du Club de Paris souhaitent recouvrer au maximum leurs créances. Ainsi, ils demandent le paiement immédiat d’un montant aussi élevé que possible. Les montants qui ne peuvent pas être payés sont rééchelonnés dans des conditions qui équilibrent les paiements futurs et dans l’objectif de minimiser la chance que le débiteur doive retourner dans le futur devant les créanciers du Club de Paris avec une requête additionnelle |3|. » Est-ce alors un hasard si les passerelles entre le Club et les grandes banques sont souvent empruntées ? Jean-Pierre Jouyet a quitté la présidence du Club en juillet 2005 pour le poste de président non exécutif de la filiale française de la banque Barclays |4|. Emmanuel Moulin, secrétaire général du Club, a pris en janvier 2006 ses nouvelles fonctions à la Citibank, premier groupe bancaire mondial…

Le Club de Paris se présente lui-même comme un groupe informel, une « non-institution ». Il n’a ni existence légale ni statuts. En théorie, les conclusions de ses discussions sont de simples recommandations qui ne deviennent effectives que lorsque les États créanciers, de façon indépendante, décident de les mettre en œuvre via des accords bilatéraux, qui seuls ont une valeur juridique. Pourtant, les États membres du Club suivent systématiquement ses recommandations ; ils s’y engagent d’après le principe de solidarité retenu par le Club de Paris. Une manière habile de diluer les responsabilités : le Club de Paris n’est responsable de rien puisqu’il ne contraint en rien les États, mais parallèlement, les États appliquent scrupuleusement les recommandations décidées au Club de Paris. De plus, celui-ci joue un rôle fondamental puisqu’il permet de présenter un front uni pour le recouvrement des créances bilatérales. Au contraire, chaque État du Sud est isolé |5|. Sa situation est étudiée au cas par cas en fonction de données fournies par le FMI, qui s’est d’ailleurs souvent illustré par ses prévisions exagérément optimistes |6|.

Prompt à prôner la « bonne gouvernance » chez les autres, le Club ne se sent pas obligé d’en faire preuve lui-même. L’agenda des sessions n’est jamais rendu public à l’avance ; la teneur des discussions en interne et le positionnement des différents pays ne sont jamais connus ; les réunions se font à huis clos, sans le moindre observateur des mouvements sociaux du Nord ou du Sud. Alors que le Club joue le double rôle de juge et partie, les pays débiteurs sont isolés face au front des pays créanciers, impliquant une prise en compte exclusive des intérêts financiers des pays riches.

Il est intéressant de noter que le Club de Paris pratique la capitalisation des intérêts, à savoir que les intérêts échus des prêts du Club de Paris sont capitalisables. Ils s’ajoutent donc à la dette initiale et génèrent donc eux-mêmes des intérêts |7| ! Or la majorité des Constitutions d’Amérique latine, et même certaines Constitutions européennes comme la Constitution italienne, interdisent un tel mécanisme. Le Club de Paris pousse donc les représentants de pays présents autour de la table à violer leur propre Constitution !

En outre, le chantage pour dissuader la constitution d’un « front du refus » des pays endettés est très clair : « La qualité d’une signature financière se construit dans le long terme dans la mesure où les prêteurs tendent à évaluer dans la durée la capacité du débiteur à rembourser sa dette avant d’accorder des financements plus importants. En revanche, la signature financière d’un pays est susceptible de se dégrader rapidement en cas de non-respect des obligations contractuelles. Dans le cas où la restructuration de la dette ne peut être évitée, les pays qui n’accumulent pas d’arriérés et adoptent une démarche préventive pour trouver une solution de manière coordonnée avec leurs créanciers, notamment au sein du Club de Paris, peuvent restaurer plus facilement par la suite leur capacité d’emprunt. En revanche, ceux qui déclarent un moratoire unilatéral tendent à perdre la possibilité d’accéder à de nouveaux financements pour un certain temps », peut-on lire sur le site web du Club de Paris.

Enfin, après le passage au Club de Paris, l’État endetté peut alors se tourner vers ses banques privées créancières pour entreprendre des négociations du même type, mais encore plus opaques et encore plus marquées par la détestable odeur du profit à tout prix... « Aujourd’hui, les marchés émergents ne sont pas ouverts de force par la menace ou l’usage des armes mais par la puissance économique, la menace de sanctions ou la rétention d’une aide nécessaire en temps de crise. »

Joseph Stiglitz, La grande désillusion, 2002

En somme, le Club de Paris est une grave anomalie institutionnelle, où se rencontrent en catimini des créanciers discrets, unis et tout-puissants |8|… Pour toutes ces raisons, il doit purement et simplement disparaître.

http://clubdeparis.fr/?Qu-est-ce-qu...

Notes :

|1| Voir David Lawson, Le Club de Paris. Sortir de l’engrenage de la dette, L’Harmattan, 2004.

|2| En principe, car de plus en plus souvent, ces crédits APD sont destinés à soutenir des politiques d’ajustement structurel qui empêchent tout véritable développement. Au contraire, globalement, ils entretiennent la misère, quand ils ne la créent pas.

|3| Voir www.clubdeparis.org/fr/prese...

|4| Il n’y est resté que quelques mois pour prendre fin 2005 la direction de l’Inspection générale des finances, avant d’intégrer le gouvernement français, après l’élection de Nicolas Sarkozy à la présidence, en tant que secrétaire d’État chargé des Affaires européennes.

|5| C’est pourquoi Thomas Sankara avait souhaité, lors de son discours à Addis Abeba, le 29 juillet 1987, la mise au point d’un Front uni d’Addis-Abeba contre la dette

|6| Par exemple, en août 1997, un rapport du FMI et de la Banque mondiale sur le Burkina Faso prend comme base d’analyse, pour la période 2000-2019, une croissance du montant total des exportations de 8% par an. En juin 2000, après la mauvaise récolte de coton de 1999, les prévisions du FMI changent : la croissance des exportations est révisée à 7,6% par an de 2000 à 2007, puis 5% de 2008 à 2018. Après la chute de 35% du cours du coton en 2001, le rapport du FMI publié en 2003 permet d’affirmer que le montant des exportations a en fait baissé de 14% entre 1998 et 2002. Voir Damien Millet, L’Afrique sans dette, CADTM/Syllepse, p. 175.

|7| Le terme technique correspondant est « anatocisme ».

|8| Ce texte est basé sur l’article « Des créanciers discrets, unis et tout-puissants » signé par les auteurs et paru dans Le Monde diplomatique de juin 2006.

B) Déclaration de la société civile sur le cinquantenaire du Club de Paris : ni légitime, ni soutenable

Depuis 30 ans au moins, une grande partie du monde en développement croule sous une masse de dettes extérieures qui - parmi tant d’autres pressions et injustices - étouffe toute opportunité de croissance et de réduction de la pauvreté. Contrairement à ce qu’ils clament haut et fort, les gouvernements créditeurs ne se sont jamais systématiquement occupés de cette crise continuelle. Les Etats les plus riches ont au contraire imposé - par le biais du FMI, de la Banque Mondiale et du Club de Paris - un état d’urgence et d’insoutenabilité prolongé.

Toute sortie définitive du cercle vicieux de l’endettement s’en est par conséquent trouvée constamment et délibérément entravée, au détriment des pays débiteurs, maintenus sous domination dans un véritable état de dépendance. Le nombre de négociations que de nombreux pays ont dû endurer tout au long de ces années parle de lui-même : on compte jusqu’à 14 visites pour le Sénégal, 11 pour la République Démocratique du Congo, 9 pour la Côte d’Ivoire et 8 pour le Gabon. De plus, la kyrielle de restructurations effectuées pose le problème majeur de la traçabilité des crédits. En effet, des prêts qui ont souvent été odieux ou illégitimes sont consolidés et ré-étiquetés, à la suite de quoi il devient extrêmement difficile de localiser leur véritable origine.

Le Club de Paris est un cartel de créanciers officiels dont le rôle consiste à maximiser d’un bout à l’autre les rendements de leurs prêts. Depuis ses 5 décennies d’existence, le Club s’est révélé être un instrument extrêmement efficace de restructurations et reprises habiles des crédits accordés par les agences d’aide et - plus important - par les agences de crédit export.

En privilégiant les intérêts des créanciers, le Club n’a rien fait pour garantir un environnement juste et transparent ou assurer des résultats durables permettant une sortie définitive de la crise de la dette.

Cette « non-institution », comme elle aime à se faire appeler, est un exemple flagrant de méthodes et de règles non démocratiques. Elle n’est composée que de créanciers, et prend ses décisions à l’unanimité, ce qui permet à n’importe lequel de ses membres de conserver ses conditions les moins favorables en exerçant son droit de veto. Elle concentre toute son attention sur la capacité de paiement des débiteurs, déterminée selon des calculs internes (et hautement secrets). Tout cela prouve l’absence absolue de méthodes réellement responsables, ouvertes et transparentes. De plus, la nature arbitraire évidente de ses pratiques, qui dissimulent des décisions d’ordre géopolitique derrière de soi-disant méthodes « techniques » adaptées à chaque pays, est totalement inacceptable, et souligne une fois encore le manque de crédibilité qui caractérise cette entité. Les différences de traitement envers des pays comme le Nigeria (annulation de 60 %), la Serbie Monténégro (67 %), la Pologne (50 %) et l’Irak (80 %) - et ce au cours des seules dernières années - révèlent un niveau de parti pris politique défiant tout sens commun de la justice et de l’équité.

Au sein du Club de Paris, les créanciers sont seuls juges de leurs actions : l’essentiel des négociations se fait entre créanciers uniquement, qui prennent seuls les décisions. La délégation du pays débiteur n’a qu’un rôle passif dans le processus, qui consiste à accepter ou refuser les offres des créanciers. De par ses méthodes, et si l’on compare celles-ci aux règles et procédures nationales de chacun de ses pays membres en matière de gestion de la dette, le Club de Paris fait figure d’institution médiévale. A l’instar des systèmes régis par un droit constitutionnel, les négociations internationales sur la gestion de la dette doivent compter sur une entité impartiale qui puisse contrôler le processus, assurer que les deux parties puissent s’exprimer, et émettre des avis obligeant les deux parties.

Les représentants du Club de Paris argumentent qu’ils ne sont pas une agence de développement et ne peuvent donc pas gérer plus que de simples recouvrements de dettes. Pourtant, c’était bien les représentants officiels de ces mêmes gouvernements qui se sont solennellement engagés à apporter leur contribution aux Objectifs de Développement du Millénaire d’ici 2015 que l’on pouvait observer autour de la table à Bercy. Encore faudrait-il, lorsqu’ils prennent des décisions en matière de gestion de la dette, qu’ils évaluent de manière approfondie les conséquences de leurs actes, et qu’ils agissent en conséquence.

Dans l’état actuel des choses, le Club de Paris n’a aucune légitimité. Les organisations de la société civile du Nord et du Sud exigent un changement radical des méthodes actuelles de gestion internationale de la dette. Les gouvernements - et en particulier ceux des Etats créanciers - doivent prévoir des mécanismes exhaustifs, justes et impartiaux, pour traiter les cas de dettes insoutenables. A cette fin, nous demandons aux créanciers de reconnaître qu’ils doivent abandonner leur rôle de juge et partie, et d’accepter qu’une instance neutre évalue leurs exigences en fonction de la situation et des besoins de chaque débiteur. Les gouvernements représentés au sein du Club de Paris doivent saisir l’occasion de l’anniversaire célébré cette année pour mettre fin aux pratiques actuelles et en instaurer de nouvelles.

Signataires : CADTM - RNDD (Niger) - GRAPR (RDC) - NAD (RDC) - Solidaires (Congo) - EURODAD - Christian Aid - Jubilee UK Debt Campaign - CRBM/Mani Tese - Jubilee USA - Observatorio de la Deuda en la Globalización (Espagne) - erlassjahr.de (Allemagne) - Diakonia (Suède) - Jubilee Netherland - Both ENDS (Pays-Bas) - SLUG (Norvège) - Plate-forme Dette et Développement (France) - CNCD - 11.11.11 (Belgique) - KOO (Autriche) - Debt and Development Coalition (Irlande) - The Freedom from Debt Coalition (Philippines) - LOKOJ Institute (Bangladesh) - ANEEJ (Nigeria) - ECONDAD (Nigeria) - TANGO (Tanzanie) - Jubilee Kyushu on World Debt and Poverty (Japon) - The Public Services Labor Independent Confederation (Philippines) - ATTAC Japon - US Network for Global Economic Justice (Etats-Unis) - CDL (Bangladesh) - AIDC (South Africa) - AGEZ (Autriche) - AFRODAD (Zimbabwe) - WEED (Allemagne) - Halifax Initiative Coalition (Canada), etc.

C) But du Club de Paris : la soutenabilité financière de court terme du remboursement de la dette publique

Intervention de Francesco Oddone, représentant le réseau Eurodad à la tribune de la rencontre pour le 50ème anniversaire du Club de Paris

Monsieur le Président, mesdames, messieurs,

Je voudrais tout d’abord vous remercier sincèrement pour cette invitation, en particulier parce que, comme vous le soupçonnez certainement, la perspective des ONG sur l’activité du Club de Paris n’est pas en ligne avec la vision somme toute très flatteuse présentée jusqu’ici, comme il est clairement exprimé dans la déclaration de la société civile rendue publique aujourd’hui. D’autre part, je pense que ceci est bien ce qui est attendu de moi, et je ne veux certainement décevoir personne ! Donc voici quelques idées et suggestions qui contrastent avec les propos tenus jusqu’à présent...

Je pense que l’heure est à une réflexion sans tabous, plutôt qu’à une célébration du passé qui ne serait pas appropriée si on considère la performance concrète de ce cartel de créanciers sur le long terme. Bien évidemment, ce n’est pas lié aux qualités ou à l’engagement des personnes qui représentent ici les 19 membres - je l’étais moi-même il n’y a pas très longtemps ! - ou encore aux formidables capacités professionnelles du Secrétariat, mais à quelque chose de bien plus systémique et qui concerne de façon immédiate la volonté et la cohérence politique des pays ici représentés.

Quel est donc le track record des créanciers au cours des dernières décennies ? Quand on regarde le nombre de négociations effectuées par un nombre très important de débiteurs (14 pour le Sénégal, 11 pour la RDC, 8 pour Bolivie et Indonésie, et bien d’autres), on voit que ce qui a été atteint était, au mieux, une soutenabilité financière de court terme - le rétablissement de la fameuse capacité de paiement, purement et simplement. Mais il ne pouvait en être autrement, le but déclaré et immuable étant la sauvegarde de tout capital prêté et surtout le maintien de l’ouverture des marchés du Sud pour les exportations à crédit, en fonction des intérêts géostratégiques du moment.

Que cela ait représenté un cercle vicieux est bien illustré par les « doses » d’allègement de plus en plus puissantes - les termes successifs d’ici ou là - mais tout indique que cette situation était en fait recherchée. Hélas il ne s’agit pas d’un simple retard analytique comme semble l’indiquer M. Camdessus, mais d’une volonté délibérée de ne pas consentir une sortie définitive du joug de la dette pour garder contrôle et influence - et par conséquent, empêcher une réelle autonomisation économique et politique des pays du Sud.

Cet état de fait était déjà inacceptable avant le milieu des années 90, mais il l’est d’autant plus depuis que tous les pays membres du Club se sont engagés formellement à faire leur part pour permettre d’atteindre les Objectifs du Millénaire. M. Camdessus a dit que l’initiative d’allègement de la dette multilatérale s’opérait en dehors de tout concept de soutenabilité. De fait, par cette initiative les pays du G8 confirment l’insuffisance de l’initiative PPTE : ils admettent que la dette pouvait être soutenable selon le concept classique, tout en étant insupportable au regard des ODM. Il ne s’agit pas d’un « dérapage » des créanciers. L’IADM (initiative d’allégement de la dette multilatérale) doit donc être la prémisse d’une redéfinition du concept de soutenabilité de la dette qui tienne compte et mette au centre les ressources nécessaires pour atteindre les ODM. Selon une récente étude d’universitaires britannique une telle redéfinition appelle une réduction de 400 à 600 milliards de dollars pour l’ensemble des pays du Sud. L’IADM n’a donc fait que 10% du chemin... Mais il faudrait éviter de caricaturer la position des ONG : nous savons très bien que toute annulation à elle seule est insuffisante pour financer les OdM. C’est pourquoi nous militons pour le respect immédiat des engagements formels des pays riches à consacrer 0,7% du PIB à l’APD.

En vérité, au lieu de se lamenter un peu rhétoriquement sur le problème naissant du free riding qui résulte surtout des financements insuffisants disponibles, comme l’a fait également remarquer le Financial Times la semaine dernière, il serait opportun que « les pays riches mettent leur argent où est leur langue », comme disent les anglo-saxons, et fournissent donc eux-mêmes aux pays en ayant besoin les ressources nécessaires pour entrer dans la trajectoire des ODM. En forme de dons ? Nous ne demanderions pas mieux !

Un bon début dans ce sens serait certainement la prise de conscience d’un phénomène bien embarrassant pour nos pays. Comme l’ont si bien été décrit les auteurs du rapport de la Commission pour l’Afrique, dont M. Camdessus, « la dette a, pour l’essentiel, été contractée par des dictateurs qui se sont enrichis grâce au pétrole, aux diamants et aux autres ressources de leur pays et qui, pendant la guerre froide, ont bénéficié du soutien des pays qui aujourd’hui touchent le remboursement de la dette. Nombre de ces dirigeants ont pillé des milliards de dollars en se servant des systèmes financiers des pays développés. » Fin de citation. Je n’aurais pu mieux l’exprimer : il est grand temps que les créanciers assument leurs responsabilités, reconnaissent l’existence de dettes illégitimes et les annulent inconditionnellement. La majeure partie des dettes odieuses ayant déjà été remboursées, les créanciers publics et privés devront restituer ces montants aux pays spoliés. Ce sera un premier pas - utile mais pas suffisant - pour reconstruire une soutenabilité réelle vers les ODM... Et pour ne pas donner l’impression que nous n’applaudissons jamais les gouvernements qui font des choses positives, laissez-moi souligner le fait que la Norvège a formellement commencé à approfondir la question de la dette odieuse, avec un sens de la responsabilité qui lui fait honneur : nous disons donc bravo et invitons les autres créanciers à se joindre à l’effort !

Et encore : comment justifier le fait qu’une jeune démocratie comme le Nigeria, qui a besoin de tout le soutien du Nord pour se sortir de ses difficultés, ne reçoive une annulation que de 60% - contre les 80% de l’Iraq, pays martyrisé mais avec un PIB par habitant bien plus élevé ? Comment justifier que pour cela le Nigeria doive verser dans les coffres de nos agences de crédit à l’exportation 12,5 milliards de dollars dans l’espace de 6 mois, plus de ce que le IADM représente pour l’ensemble de l’Afrique en 10 ans ! Chère Madame la Ministre, laissez-moi vous dire qu’après ce paiement énorme ce n’est pas très étonnant que vos anciens créanciers vous embrassent et reçoivent à bras ouverts à chaque occasion !

Cette incohérence, cette schizophrénie institutionnelle entre ce que le Club continue à faire - il n’est pas une agence au développement, nous a-t-on répété récemment... - et ce que les gouvernements qui y siègent affirment en d’autres lieux, est fort malheureusement structurelle : elle est même due à la forme de ce groupement, où les créanciers décident quant aux règles et aux mesures à imposer aux débiteurs individuels qui se présentent ici, dans l’arbitraire le plus complet - ce que Professeur Fisher appelle, avec un choix de vocabulaire symboliquement marquant, « flexibilité »... Et en effet on est tous conscients, étant tous adultes, que c’est bel et bien une question tout à fait politique, et non pas technique. C’est en effet à mille lieux d’un véritable procès multilatéral équitable et transparent, tout comme d’un cadre juridique garant des droits du débiteur tel qu’il est reconnu dans les systèmes nationaux des 19 membres ici présents, où un juge impartial - et non pas une partie en cause - décide de l’application et de la validité des contrats. Aujourd’hui c’est la loi des plus forts, les créanciers, qui préside à la gestion internationale de la dette : comme si, pour utiliser une métaphore footballistique, on était en présence d’une équipe de 19 joueurs sur le terrain, avec l’autre composée d’un seul élément. Et de plus, avec des règles du jeu écrites par les premiers, qui peuvent aussi les changer en cours de match, et sans arbitre ! Pour sortir donc de l’arbitraire et pour garantir une solution équitable pour tous les acteurs, qu’ils soient débiteurs ou créanciers, publics ou privés, il est donc urgent de poser des règles du jeu claires, équitables et contraignantes à l’endettement international, donnant légitimité aux lieux où celui-ci est traité.

Comme le disait déjà au 19ème siècle le juriste français Lacordaire, « entre le riche et le pauvre, entre le fort et le faible, c’est la liberté qui opprime et c’est la loi qui libère ». L’absence de règles en matière de dettes se fait aux dépens des plus faibles de la planète. Avec les débiteurs, les créanciers doivent prévoir des mécanismes exhaustifs, justes et impartiaux, pour traiter les dettes insoutenables dans le sens des ODM. Personne ne parle ici de succomber à la loi de la jungle : ce qui est demandé est simplement, mais fondamentalement, un cadre de règles justes et équitables.

Les gouvernements membres du Club de Paris devraient donc saisir l’occasion de cet anniversaire pour mettre fin aux pratiques actuelles et en instaurer des nouvelles. Sinon, en faisant recours à une autre métaphore footballistique, ce sera l’histoire qui montrera au Club de Paris, haut et fort, un carton rouge sans appel...


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