Grèce antique : révolutions, tyrannie et progrès de civilisation

vendredi 13 janvier 2023.
 

Ce petit article a seulement pour objectif de signaler l’importance des luttes de classe, du combat politique, des révolutions sociales et des progrès civilisationnels ainsi générés durant les 7ème et 6ème siècles dans l’évolution de la Grèce antique qui mène à la période florissante du 5ème siècle.

La forme politique généralement adoptée au cours de cette mutation était nommée "tyrannie" par les Grecs anciens. Comme ces "tyrans" luttaient contre l’aristocratie en s’appuyant sur les couches populaires, l’histoire au service des puissants a ultérieurement donné un sens très péjoratif à ce mot, n’ayant rien à voir avec son origine historique.

Les historiens spécialisés dénombrent environ quatre cents tyrans en Grèce antique. Je n’ai ni la compétence, ni l’objectif de travailler à une synthèse d’ensemble. Il s’agit ici seulement de pointer quelques caractéristiques des luttes de classes, révolutions sociales et pouvoirs politiques ainsi générés.

A) La mutation économique des cités génère des révolutions sociales et politiques

a1) La mutation économique

Du 10ème au début du 7ème siècle, les cités grecques sont gouvernées par des royautés puis des Conseils aristocratiques peu nombreux s’appuyant sur les familles nobles disposant de grandes propriétés foncières et organisant la population dans des structures claniques.

Cette société connaît de grands bouleversements liés au développement :

- de l’industrie du fer qui permet plusieurs progrès techniques dans l’agriculture, la métallurgie, la céramique, la guerre...

- de la vie économique

- du nombre d’habitants et de l’urbanisation (environ 1500 villes grecques vers -550)

- du commerce et de la colonisation sur les rives de la Méditerranée orientale,

- du début de la monnaie et de l’échange marchand ainsi permis

A2) Mutation sociale

Le principal déséquilibre social est lié à la misère grandissante de la petite paysannerie sans cesse menacée par l’esclavage pour dette. Les causes sont diverses (marginalisation de la production autarcique par les progrès de l’économie marchande, fin des redistributions périodiques de terres, accroissement démographique aboutissant à la division des propriétés). La réalité est partout la même : un accaparement de nombreuses et meilleures terres par l’aristocratie et les riches, un accroissement de l’esclavage.

Dans le même temps, artisans et marchands représentent une part de plus en plus importante de la population urbaine. Pour l’exploitation minière comme dans le travail agricole et artisanal, l’emploi d’esclaves pris en Thrace ou en Asie mineure se développe.

a3) Explosion de révolutions populaires

A partir du milieu du 7ème siècle, de nombreux mouvements sociaux, de fréquentes révolutions éclatent dans les villes grecques, particulièrement les plus prospères grâce au développement d’une économie marchande. Ceci dit, la base sociale générale de ces luttes, c’est la petite paysannerie libre.

Or, cette paysannerie constitue le coeur de la mutation militaire en cours. La guerre de l’époque archaïque valorisait le noble combattant à cheval ou sur son char. A présent, le soldat type est un hoplite armé d’un bouclier et d’une lance, portant une cuirasse, intégré dans une cohorte. Les nombreux petits paysans armés en hoplite deviennent le facteur décisif des batailles.

Des écrits nous apprennent que fréquemment, des chefs militaires de ces cohortes, avancent des programmes égalitaires pour résoudre la crise agraire puis se font porter au pouvoir à la tête du peuple.

B) La "tyrannie" : Corinthe et Sycione

La tyrannie est un pouvoir politique porté par la nouvelle force des milieux populaires et des couches sociales liées au grand artisanat et au commerce maritime

Les mots de tyrannie et tyrans ont pris leur sens négatif actuel parce que ce sont les puissants qui font écrire l’histoire.

b1) Corinthe

- En 658, à Corinthe, la plus riche des polis archaïque, Kypsélos chasse le roi Patrocleidès (membre de l’aristocratie des Bacchiades). Il bénéficie pour cela d’un large soutien populaire parmi les paysans pauvres endettés mais aussi de petits artisans et commerçants.

Il prend le titre de roi mais gouverne en faveur des couches populaires, met en place un embryon d’Etat avec une sorte d’impôt sur le revenu d’environ 10%, crée une monnaie corinthienne et fonde des colonies comptoirs commerciaux dans l’Adriatique (Leucate, Anactorion et Ambracie). Les auteurs anciens tiennent Kypsélos pour des meilleurs et des plus sages dirigeants politiques de la Grèce.

Périandre, son fils qui lui succède en 627, a laissé un souvenir plus contrasté ; s’appuyant sur la plèbe, il casse toute velléité nobiliaire de reprendre le pouvoir et accentue la politique anti-aristocratique ; ses décisions comme l’interdiction d’acquérir un esclave et des mesures contre la prostitution laissent place à bien des supputations. De 658 à 585, Corinthe connaît une période florissante marquée en particulier par le développement de son commerce et de ses colonies.

b2) Sycione

- Sicyone (près de Corinthe, dans une riche vallée) connaît également son apogée durant la période des "tyrans" s’appuyant sur le peuple.

Le premier d’entre eux se nomme Orthagoras, un chef militaire d’origine humble d’après les textes.

Le plus connu de ses dirigeants fut Clisthène de Sycione (au pouvoir de 601 à 570) qui résolut la crise agraire en partageant les terres entre les paysans et adopta une orientation plus favorable au peuple qu’Orthagoras qu’il renversa. Les écrivains grecs nous ont fourni d’autant plus d’informations sur ce Clysthène de Sycione qu’il est le grand-père de Clisthène l’Athénien (initiateur du régime démocratique de cette grande cité) et l’arrière grand père de Périclès, encore plus connu. Il s’est peut-être appuyé sur des populations d’origine locale opprimées par les conquérants doriens. Sa révolution politique s’accompagna d’une révolution culturelle rejetant l’ancienne religion et lui substituant celle d’un dieu maudit : Dyonisos. Il mena par ailleurs une guerre politique, psychologique et parfois militaire contre la ville d’Argos qui avait des prétentions hégémoniques dans ce secteur de la Grèce. Nous savons par Hérodote que les jeunes nobles de toutes les cités "fiers d’eux-mêmes et de leur patrie se présentèrent comme prétendants".

b3) Une première synthèse concernant les tyrans du Péloponèse

« L’exemple d’Argos, de Corinthe, de Sycione, de Mégare, confirme, s’il en était besoin encore, le lien entre l’apparition de la tyrannie et les transformations sociales et économiques, qui affectent une partie du monde grec vers le milieu du VIIème siècle. Elle est un moment de l’évolution de ces cités, elle contribue à accélérer la destruction de la vieille société aristocratique, partout où craquent les bases économiques de sa puissance (crise agraire, développement de l’industrie et du commerce)... » (Claude Mossé, historienne française, spécialiste de l’histoire de la Grèce antique, proche de Jean-Pierre Vernant, Pierre Vidal-Naquet...)

C) Les tyrans ioniens

A Milet, Thrasyboulos, mène une politique égalitaire comme nous le rapporte une anecdote d’Hérodote.

A Mytilène, "la tyrannie s’inscrit dans un contexte de bouleversement social ; elle s’attaque aux privilèges de l’aristocratie ; elle s’efforce de faire prévaloir un régime fondé sur l’égalité" (Claude Mossé). Le tyran le plus connu se nomme Pittacos, célébré par diverses anecdotes rapportées par Diodore et figure des "Sept sages de la Grèce".

Dans l’île de Samos, le tyran Polycratès arrive au pouvoir (probablement en 544) suite à une révolution démocratique générant un gouvernement instable. Il est "le premier des Grecs, à notre connaissance, qui songea à l’empire des mers (Hérodote), l’âme de la résistance grecque face aux Perses qui le tuent (en 522), un mécène de la culture (protection du poète Anacréon par exemple). Il semble avoir dû résister sans cesse aux membres de l’aristocratie foncière et marchande réfugiés à Sparte. Nous savons par ailleurs qu’au décès de Polycratès, un nouveau tyran d’origine populaire, nommé Maiandros convoqua une assemblée de tous les citoyens et appela à « mettre le pouvoir en commun et à proclamer l’égalité » (Hérodote).

Dans l’île de Naxos, Lygdamis (ami de l’Athénien Pisistrate et du Samien Polycratès) s’affronte également aux "gras" (terme donné par Hérodote) soutenus par la ligue du Péloponèse formée autour de Sparte.

Pour l’île de Lesbos (toujours en Ionie), nous connaissons par le poète Alcée, l’antagonisme de toute cette période entre l’ancienne aristocratie et les nouvelles couches sociales générées par le développement de l’économie et du commerce maritime.

Dans l’ensemble, il ne fait pas de doute qu’en Asie mineure, l’épisode des tyrans d’une part naît des transformations économiques et sociales, d’autre part a permis au peuple de s’imposer sur le terrain politique ouvrant ainsi la voie à la démocratie de l’époque classique.

D) Athènes : Pisistrate

Cette cité connaît, comme les autres, de graves problèmes sociaux durant la seconde moitié du VIIème siècle et début du VIème. Ils prennent particulièrement la forme d’une crise agraire car la grande majorité des paysans a un statut de demi-serf, symbolisé par des bornes territoriales et doit remettre une partie importante de la récolte aux mains des puissants de la cité, grands propriétaires. L’esclavage pour dette les guette en permanence.

Les réformes importantes surviennent généralement durant les périodes révolutionnaires car les classes dominantes essaient ainsi d’éviter une confrontation plus dure. Ce sera par exemple le cas durant la grande période révolutionnaire de 1772 à 1803 avec le phénomène du despotisme éclairé, entre autres. Ce sera encore le cas en 1945 avec d’importants et nombreux progrès sociaux accordés en Europe occidentale pour imposer une vitrine présentable face à l’URSS. Tel est déjà le cas dans l’Athènes antique.

D1) Solon

Solon, archonte de la ville et premier dirigeant politique athénien à s’être attaqué aux inégalités du monde agricole, est passé à la postérité. Il supprima l’esclavage pour dettes et fit disparaître toutes les bornes qui concrétisaient l’état de dépendance des agriculteurs vis à vis de leurs maîtres. Ceci dit, il ne peut être classé parmi les tyrans car il ne procéda à aucun partage de terre, ne toucha pas au vote censitaire qui maintenait la propriété du pouvoir politique au sein des classes riches, n’ouvrit même pas les magistratures aux nouvelles classes sociales issues du développement économique (artisans, commerçants...). Il ne fait pas de doute que Solon essaya de trouver un compromis viable mais mécontenta ainsi les riches furieux de perdre des privilèges et les pauvres qui restaient pauvres et marginalisés politiquement.

D’ailleurs, de -582 à -580, Athènes connut une période caractérisée dans les textes contemporains d’anarchiai, période si troublée, si tendue, qu’aucune élection ne put être organisée. Pour l’année -580 à -579, un compromis fut trouvé par une représentation sociale parmi les dix archontes :

- cinq représentants des riches eupatrides qui monopolisaient le pouvoir jusqu’alors

- trois agroikoi, représentants populaires de milieu rural

- deux demiourgoi, représentants du milieu populaire, particulièrement urbain

Les historiens spécialistes de la Grèce antique considèrent que les théories politiques démocratiques élaborées dans les cités grecques d’Ionie (voir partie C de cet article) ont certainement pesé dans cette solution institutionnelle athénienne. Le rapport de forces social est alors tellement fragile que les eupatrides acceptent le maintien de ce compromis durant les dix-neuf années suivantes. C’est certainement à cette époque que le cens électoral passe de mesures agraires à une valeur monétaire.

D2) Pisistrate et ses fils

Nous disposons de nombreuses informations sur ce tyran d’Athènes nommé Pisistrate (-600 à -527).

L’article de Wikipedia le concernant résume bien le contexte de son arrivée au pouvoir. « À Corinthe, Milet, Sicyone, Samos, Mytilène, dans les colonies d’Asie Mineure, des tyrans et des dynasties de tyrans prestigieux liquident la domination oligarchique, enrichissent et renforcent leurs cités, mais aussi développent le commerce et son corollaire, les conquêtes. Après les grandes réformes des VIIe et VIe siècles av. J.-C., dues à Dracon et à Solon, la domination de l’aristocratie terrienne et son système politique, l’oligarchie, sont menacés à la fois par les nouveaux riches, aristocrates ou non, dont la fortune est mobilière, et par les petits propriétaires paysans, dont le mécontentement va croissant. La crise agraire est particulièrement sensible à Athènes. Trois factions de partisans se constituent, avec un chef à leur tête... Les Diacriens représentent la paysannerie pauvre et particulièrement celle des montagnes du nord-est de l’Attique. Pisistrate à leur tête obtient la tyrannie. »

Gustave Glotz, historien français spécialiste de la Grèce antique, précise « Pisistrate commença par recruter dans sa Diacrie natale, parmi les mineurs (argent du Laurion), les chevriers et les cultivateurs pauvres, une troupe de partisans dévoués puis il sut gagner à sa cause tous ceux que la "libération des dettes" (Solon) avait affranchi mais laissés sans ressources, toute la nouvelle génération des métayers obérés de dettes et d’hypothèques. Ainsi grandit une faction franchement révolutionnaire qui demandait des terres, des avances d’argent et une constitution démocratique. » Tous les historiens s’accordent sur le fait que Pisistrate s’appuie sur les mécontents, une base sociale essentiellement composée des petits paysans des dèmes et des petits métiers urbains, c’est à dire le milieu populaire athénien (démos).

Comme Kypsélos et bien d’autres tyrans, le jeune Pisistrate est devenu célèbre par ses exploits militaires, en particulier la prise de Nisaia lors de la campagne contre les Mégariens.

Il prend la tête du pouvoir politique à Athènes par une sorte de révolution armée à propos de laquelle les informations données par les auteurs grecs manquent de clarté. Il va diriger la cité pendant globalement une trentaine d’années entrecoupées par deux exils. A l’issue de son second exil, il revient au pouvoir en débarquant dans la plaine de Marathon où il sait disposer d’un soutien sûr dans le milieu populaire puis en marchant militairement sur Athènes avec l’aide de tyrans d’autres cités.

Son rôle politique a été jugé bénéfique pour Athènes, tant par les auteurs Grecs anciens eux-mêmes que par les historiens. « Pisistrate ayant pris le pouvoir, gouverna avec modération, plutôt en bon citoyen qu’en tyran... » (Aristote). Les tyrans « contribuèrent avec éclat à embellir la ville, soutinrent le poids des guerres et dans les sanctuaires, s’acquittèrent des sacrifices » (Thucydide). « Ces grands travaux firent d’Athènes une ville et non la bourgade qu’elle était jusqu’alors... la période de la tyrannie a été une période de paix pour la cité » (Claude Mossé).

- Pisistrate entretint d’excellentes relations politiques avec les autres cités (Argos, Corinthe, Mégare, Sparte..., avec les îles et établissements de la Mer Egée et de la Mer noire), particulièrement avec d’autres tyrans comme Périandre (Corinthe) et Lygdamis (Naxos).

- il établit une forme d’impôt sur le revenu qui lui permit de commencer à construire l’Etat athénien.

- il émit de la bonne monnaie et fit frapper les premières fameuses "chouettes".

- il fit réaliser de grands travaux d’adduction pour l’alimentation régulière en eau de la ville.

- "il avançait de l’argent aux pauvres pour leurs travaux" (Aristote)

- il conforta la puissance de l’état grec face aux grandes familles.

- Pisistrate et ses fils favorisèrent l’éclat artistique d’Athènes (sculpture, céramique, poésie, architecture...

Résumons enfin le rôle des Pisistratides en quelques points : développement de l’économie et partant du milieu populaire urbain, net progrès de l’état athénien, résolution importante de la crise agraire qui solidifie et intègre dans la cité la base sociale principale de la démocratie athénienne pour les deux siècles à venir à savoir celle des hoplites, accroissement des liens avec l’ensemble des cités grecques, maturation culturelle de la cité-nation athénienne par la culture et les cultes...

CONCLUSION

Notre lecteur a pu noter que chaque partie de ce petit texte sur les tyrans :

- d’une part lie leur existence aux luttes de classes de la Grèce antique aux 7ème et 6ème siècles avant notre ère,

- d’autre part constate les progrès civilisationnels que les révolutions sociales et politiques contre les oligarchies ont alors permis

- postule que leur rôle positif doit également s’analyser par la période historique ainsi ouverte, en matière de démocratie comme pouvoir du peuple comme sur le plan culturel et artistique (philosophie, histoire, théâtre, sculpture, architecture, poésie, littérature...).

La tyrannie grecque, mère de la démocratie ?

Retour sur les origines de la démocratie, Athènes (par Pierre Khalfa)

La large participation populaire à un évènement historique sur la base de ses propres besoins et aspirations de même que l’ouverture du champ des possibles par cet évènement, constituent deux marqueurs importants permettant de définir une révolution.

Aussi, je n’hésite pas à intégrer ces mouvements dans le cadre des révolutions antiques.

Liens vers des articles de notre site concernant les révolutions de l’Antiquité :

Egypte antique : Révolution sociale au 3ème millénaire avant notre ère

Sparte : un communisme, de Lycurgue à Agis ?

République romaine archaïque : une révolution permanente institutionnalisée

Jacques Serieys

Bibliographie :

- LA CITÉ TYRANNIQUE. HISTOIRE POLITIQUE DE LA GRÈCE ARCHAÏQUE de Claudia de Oliveira Gomes. PUR

- La tyrannie dans la Grèce antique (Claude Mossé)

- Les tyrans dans le monde grec antique ( http://demo.persee.fr/doc/reg_0035-...)

Eléments de sitographie :

http://www.larecherche.fr/savoirs/h...

http://www.matierevolution.fr/spip....


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